Vélum
Vélum est le premier roman de Hal Duncan. Initialement parue en anglais en 2005, cette œuvre inclassable – et qui risque de ringardiser durablement les sempiternels questionnements d’étiquetage des livres par genres – arrive en France dans une traduction de qualité, signée Florence Dolisi, et ornée d’une belle couverture de Daylon, cette dernière, au graphisme à la fois sobre et chargé de sens, marquant une volonté bienvenue de déniaiser le genre, trop souvent baroque, de la couverture de livre relevant de l’imaginaire. Il fallait bien cette conjugaison d’effort et de talent pour attirer l’attention sur une œuvre qui, à l’évidence, ne laissera pas le lecteur indifférent.
Epiderme cosmique et grosse baston entre archanges
Posons le décor : celui-ci est une peau immense, infinie, le Vélum, à la surface duquel notre monde pourrait bien n’être qu’un minuscule grain de beauté. Dans ce théâtre où temps et espace n’ont plus aucune limite – ce qui donne lieu à des traversées de mondes déserts tout à fait stupéfiantes, dans le fil du récit -, s’affrontent depuis quelques milliers d’années les grands anges, Dieu ayant plus ou moins disparu, laissant la place du pouvoir vide. A la tête des anges de l’Alliance : Métatron, le plus puissant de tous, connu dans la tradition pseudépigraphique juive comme le Prince de la Face , le seul être qui supporte de regarder Dieu frontalement sans en mourir sur-le-champ. Face à lui, le mystérieux Malik. Au centre de cet affrontement entre archanges, dont on comprend bien vite qu’ils sont présents dans tous les grands mythes primordiaux comme dans les religions les plus « jeunes », quelques personnages rejouent sans cesse, à différentes époques de l’histoire, les mêmes destins : celui de la catabase, ou descente aux enfers, du mythe sumérien d’Inanna, celui du titan Prométhée, voleur de feu et annonciateur de la rébellion des fils contre leurs pères créateurs… Le tout sur fond de chaos grandissant et de quêtes désespérées de liberté…
Quand trop de talent tue (presque) le talent…
Dans ce théâtre d’opérations complexe, à peu près infini, Duncan déploie un récit démesuré, démultipliant les courtes séquences fragmentées, souvent alertes, rythmées, et très suggestives. L’apparition d’un Métatron rasta, entre autres, les explorations du Vélum lors d’ « Errata » souvent superbes placés en fin de chapitre, sont des images qui restent durablement à l’esprit, et ne manquent pas de saveur. A l’évidence, le genre des littératures de l’imaginaire tient avec Hal Duncan une voix incroyablement douée, parfois clairement inspirée, au point sans doute qu’on pourra regretter qu’une telle aisance d’écriture n’ait pas été parfois mieux jugulée. Le livre, quoique traversé de fulgurances, présente en effet trop de longs passages, narrant la répétition ad nauseam des scènes fondatrices à différentes époques de l’Histoire, bien trop téléphonés, et parfois lassants. On y flaire le simple procédé, on croit détecter le défaut des premiers romans – celui qui consiste à vouloir tout dire d’emblée, et faire de chaque page un morceau de bravoure littéraire - et l’envie de sauter quelques pages guette.
Cette désagréable impression, persistante surtout dans la première partie (et largement dissipée dans une seconde partie bien plus pertinente), se trouve renforcée par un relatif scepticisme quant à la validité du jeu des idées qui est ici proposé. Duncan retrace à grands traits une sorte de concordance entre les mythes, les époques et les civilisations, qui témoigne d’une érudition réelle, mais aussi d’un goût pour l’acrobatie intellectuelle qui peut laisser dubitatif. S’agit-il d’ailleurs, seulement, d’un pur jeu intertextuel basé sur les grands textes du passé, des mythes sumériens aux textes ésotériques judéo-chrétiens, en passant par la poésie de Virgile ? Le propos est-il gratuit, les textes ne sont-ils qu’un grand jeu de legos prêts à être réassemblés pour former de nouvelles œuvres ? C’est l’inquiétude majeure qui ressort de la lecture de la première partie du roman : « Le dieu perdu de Sumer ».
Chaos et langage charnel
Et pourtant, on ne parvient pas à lâcher le livre, on y revient toujours, parce que trop de pistes ont été dessinées pour qu’on ne veuille pas voir les mondes où elles doivent mener.
Et ce, d’autant plus que ce qui apparaît au début comme de simples « gadgets » narratifs – les tatouages sur la peau permettant aux Archanges d’asservir les Amortels, les « bitmites », petits objets nanotechnologiques censés aider Métatron à réaliser son plan de maintien de l’ordre global dans le Vélum – prend peu à peu de l’ampleur, et trouve, dans le grand champ fragmenté du roman, une dimension toute métaphysique. Le langage y est souvent décrit comme une entité liquide, concrète, efficace, voire comme une chair, un corps animé et personnel. La montée progressive du chaos dans le fil du récit, vient compliquer l’opposition duale entre archanges déchus, rebellés, et archanges demeurés fidèles à leur chef Métatron en l’absence de Dieu, jusqu’au Crépuscule de l’épilogue dont on ne sait que penser. Une poignée de personnages souvent attachants, quoique éphémères parce que protéiformes, évolue dans ce réel en voie d’entropisation, et tente de gagner une impossible liberté : jeune fille-mère, petit couple homo d’étudiants, ancien soldat des tranchées de la Grande Guerre , soldat des forces internationales de la guerre d’Espagne, tous tourbillonnent, résistent à la mort et au désordre métaphysique qui menace de déchirer le Vélum. De cette débauche de saynètes, de destins déchus ou avortés, de pures émotions incarnées, jaillit alors un sentiment de tragique, quoique tempéré par quelques percées lumineuses et euphorisantes.
Un « monstre » littéraire
Nous parlerons donc de Vélum comme d’une œuvre monstre, c’est-à-dire, tout d’abord, une œuvre manquant quelque peu de maîtrise, allant trop loin dans la fragmentation et les effets de dissémination de sens ou, au contraire, n’assumant pas jusqu’au bout son projet de mise en chaos de l’existence et du langage. En l’état, Duncan était trop audacieux, ou ne l’a pas été assez.
Et pourtant, saluons l’ampleur de l’entreprise, le souffle, l’inspiration, la fluidité des scènes, et l’avènement d’une voix authentiquement originale dans un genre qui n’en finit plus de s’interroger sur les possibilités éventuelles de son renouvellement. Duncan est entré en littérature par la grande porte, celle qui consiste avant toute chose à regarder qui l’a franchie auparavant, et à ne pas prétendre parler de nulle part. Ainsi, avec une virtuosité qui va jusqu’à frôler la désinvolture, Duncan revisite les grands textes du passé pour le plaisir de bâtir des mondes, et celui de les voir, peut-être, s’effondrer… En ce sens, la fin ouverte de Vélum appelle un indispensable pendant, Encre, que le lecteur, tantôt enthousiasmé, tantôt agacé par ce premier opus, découvrira avec une vive curiosité.