Beaucoup d’entre nous se souviennent du succès fulgurant rencontré il y a plus de vingt ans par le célébrissime
Hokuto no Ken (
Ken le survivant). Buronson y avait marqué une génération naissante d’amateurs de
mangas par une histoire sombre et violente dans une terre dévastée. Cinq ans plus tard, il s’associait avec Kentaro Miura, qui avait trouvé réussite et notoriété avec
Berserk, infatigable série se poursuivant depuis 1989, pour nous livrer
Japan.
One-shot initialement publié au Japon en 1992, ce titre fut leur première collaboration. Elle se poursuivra la même année avec le diptyque
Oh-roh /
Oh-roh-Den (
Le Roi loup /
La Légende du roi loup), uchronie intéressante non exempte de défauts, à l’époque du grand khan
(1). Avec de tels géniteurs, inutile de préciser que ce
manga fut attendu comme le Saint Graal par tous les fans de SF post apocalyptique. Alors qu’en est-il ?
Barcelone, 1992 Katsuji,
yakuza de son état, poursuit jusqu’en Espagne la belle Yuka de ses assiduités. Sur place, la jeune journaliste profite des Jeux Olympiques pour dénoncer l’impérialisme économique du Japon qui n’hésite pas à étrangler les autres nations. Elle craint pour son pays un même avenir que pour Carthage, victime de son expansionnisme commercial et détruite par ses rivaux. À l’énoncé de cette opinion, la conscience de l’antique cité la prend au mot et la projette aussitôt dans l’avenir avec son prétendant et quatre étudiants japonais.
Las, le petit groupe y découvre un monde en lambeaux où les plus sombres prophéties de Yuka se sont réalisées. L’amoralisme nippon a détruit la planète, et ses compatriotes ont fini en esclavage sous le joug vengeur des néo-européens. Plus que survivre, il leur faudra relever la tête. Recréer une nation fière : Japan !
Argghh… Disons-le d’emblée : l’indigence du scénario frôle la perfection ! En 192 pages, on y trouve un condensé de xénophobie insidieuse et d’évangélisme moral, où la peur de l’autre le dispute aux bons sentiments. Que dire de ces petits barcelonais typiques, habillés de haillons, et faisant la manche auprès de tous les riches japonais rencontrés ? Ou encore le cynisme primaire et cruel des néo-européens qui réduisent en esclavage les réfugiés japonais privés de leur terre, immergée ? Si la critique du libéralisme économique nippon, avec ses conséquences écologiques et sociales, pouvait être entendue, elle en ressort au final complètement désuète et caricaturale, laminée par l’ethnocentrisme aveugle et latent du scénariste. Mais ce n’est pas tout. À cela s’ajoute une romance à l’eau de rose entre Yuka et Katsuji qui, associée au manichéisme de l’histoire, donne l’impression de lire
Les Feux de l’amour chez
Mad Max.
Rhooo…
Et la narration dans tout ça ?
D’entrée de jeu, le dénuement de l’intrigue nous prépare un chemin tout tracé vers une fin plus que prévisible. L’absence de climax rend le récit d’une linéarité soporifique. Entre raccourcis et linéarité de l’histoire, ce ne sont pas des ellipses scénaristiques auxquelles nous sommes confrontés, mais de véritables coups de massicot. La pythie carthaginoise, âme incarnant le remords de la cité, apparaît exactement durant cinq cases, juste assez pour justifier le déplacement temporel. Et surtout, n’oublions pas cette magnifique cerise sur le gâteau de l’incohérence : les
boat-people japonais accostent… en Catalogne !
En ce qui concerne les protagonistes, hormis Katsuji, réel héros du récit, et Goto, chef des rebelles japonais, les personnages secondaires n’acquièrent au fil de l’histoire qu’un semblant de consistance, arrachant de ci de là un sourire ou une pointe d’intérêt. Buronson lui-même ne semble pas vraiment s’être attaché à leur description. L’exemple même des étudiants japonais oscillant entre pré-ados et jeunes adultes reflète l’aspect bâclé de leur définition.
Erf ! Heureusement, Kentaro Miura sauve ce navire en perdition. La précision graphique de son trait rend correctement la violence et la dureté de l’univers. Et le découpage nerveux et précis est au service de l’action. On retrouve là pleinement le travail de
Berserk, même si l’on n’a pas encore l’amplitude de dessin des derniers tomes (il est vrai que seize ans les séparent !). L’influence de sa série phare est si prégnante qu’on la ressent jusque dans les personnages de Yuka et Katsuji qui ressemblent étrangement à Guts et Caska.
De fait, je vous renvoie à
Berserk qui nous prouve qu’il est tout à fait possible de créer une œuvre riche et complexe, entre vengeance, cruauté et folie dans un monde en perdition. Il est quand même curieux (et dommage) de constater combien Miura peut être loin du manichéisme propre à Buronson quand il scénarise lui-même ses œuvres.
Une œuvre bâclé aux accents nauséabonds Japan est une œuvre bâclée qui aligne les poncifs du genre post apocalyptique en les saupoudrant d’une apologie doucement xénophobe particulièrement nauséabonde.
Berserk et
Hokuto no Ken étaient sortis en leur temps sous forme d’
anime. Heureusement pour nous, il n’en fut pas de même pour
Japan. Quant à cette version papier, elle aussi semble bâclée, les cases tronquées par la mise en page y étant légion.
Si vous êtes fan du genre, tournez vous plutôt vers l’excellent
Mother Sarah d’Otomo et Nagayasu, l’envoûtant
Blame ! de Tsutomu Nihei ou encore
Eden de Hiroki Endo.
(1)
Oh-Roh est sorti début novembre chez Glénat. Quant à
Oh-roh-Den, il est prévu prochainement sur vos étalages favoris.