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Chutes

Eric Corbeyran (Scénariste), Richard Guérineau (Dessinateur), Raphaël Hédon (Coloriste)
Aux éditions : 
Date de parution : 31/10/08  -  BD
ISBN : 9782756011783
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Christian   - le 31/10/2017

Chutes

Fin de cycle. Le douzième album du Chant des Stryges est le sixième et dernier de la saison 2. Eric Corbeyran, l’un des grands scénaristes de la BD francophone (une cinquantaine de séries à son actif), nous livre, avec Chutes, un final inattendu et brillant. Dans Cellules, l’album précédent, il réunissait les personnages principaux dans le repaire new-yorkais du grand démiurge, Sandor G. Weltman, pour l’ultime confrontation. Debrah, Jill et Nivek, victimes des stryges, cherchent à se protéger de ces extra-terrestres ailés et à trouver des remèdes contre leur baiser mortel. Même Abeau et Cylinia, chargés de protéger le secret de la destruction des stryges depuis le Moyen-âge, se rapprochent de leur ennemi séculaire, Weltman.

On s’attendait donc au grand déballage et au grand règlement de compte avec son lot de martyrs héroïques. Ça déballe, en effet. Weltman, masqué, très peu présent jusqu’à Cellules, devient l’épicentre de l’album. Depuis le XIIIème siècle, il a des choses à raconter. Mais le règlement de compte n’est pas celui qu’on attendait. Et s’ils sortent vivants de la confrontation, nos héros, et au premier chef, Debrah, n’en sortent pas vraiment gagnants. Tout le monde tombe. De plus ou moins haut.

Chute finale, chute fatale

Sandor G. Weltman alias son double psychotique, Crandl, dialogue avec Debrah, prisonnière d’un ascenseur de verre. Elle est maintenue dans son plus simple appareil. Weltman lui confie tous les secrets des stryges. Des secrets déjà parsemés parcimonieusement au fil de la saison 2, mais aussi de nouveaux secrets qui rendent intelligibles l’ensemble de la série. De la météorite stérilisante à la création d’êtres hybrides et à l’héritage de l’immortalité.

Pendant ce temps, Reeze, le lieutenant double face de Weltman, s’échappe des griffes de Nivek, d’Abeau et de Cylinia, mais il périt d’une mort surnaturelle au moment où il s’apprêtait à les éliminer. Jill, guérie par les sbires de Weltman,  est libérée sans égards.

Du haut de son immeuble, le sorcier immortel lutte avec Debrah comme pour précipiter sa chute. Mais laquelle ?

Mais il est bien court le temps des stryges…

L’album précédent nous avait bien mis l’eau à la bouche. On y découvrait, en dernière page, que le grand alchimiste allemand S.G.W. n’était autre que l’employeur de Debrah, Crandl. Celui-là même qui l’avait chargée d’éliminer Weltman. Si le sorcier était commanditaire de son propre assassinat, c’est, apprend-on finalement, que l’immortalité finit par laisser des traces psychotiques. Devenu surpuissant, Weltman a un tel désir de mortalité refoulé (ou un tel sentiment de culpabilité quant à son immortalité) qu’il est le seul à pouvoir s’opposer à lui-même. Il s’est donc créé un anti-double mental. Cette dualité est rendue graphiquement par la double expression faciale du démiurge (assurance, profondeur et accablement contre regard lubrique et sourire de rapace).

Dans ce combat de Weltman contre lui-même, Debrah ne joue qu’un rôle mineur (corroboré par sa nudité passive en début d’album). Crandl « two meanings », comme l’indiquait un message transmis à Debrah, l’apprécie parce qu’elle s’avère être une hybride aux facultés de combat exceptionnelles (une super Tomb Raideuse). Elle n’a cessé de se faire manipuler et tout ce qu’elle a fait l’a été à l’instigation de Crandl-Weltman. Ce pourrait être un parti pris assez mysogine (la tête contre les jambes) si l’inventeur Big Brother ne lui réservait pas un destin exceptionnel.

En quête d’un remède contre sa maladie rampante, Jill, l’’ex-agent spécial homosexuelle, finit par se rallier à Cylinia et Abeau. Son opération spéciale (au bloc opératoire de Weltman) semble lui avoir donné des qualités d’hybride (Femme-Stryge). On apprend que Debrah est également une hybride. Le cercle des êtres liés aux stryges s’agrandit. Quant à Nivek, après avoir perdu Melly, son amie, suite à sa rencontre avec les stryges, il semble être celui qui n’a rien gagné à l’histoire. Le scénario semble lui prévoir des jours sombres.

L’univers strygien (quasi-stygien vu les références à l’enfer ou au Styx) de Corbeyran s’étend sur trois séries (Le Maître de Jeu, Le Clan des Chimères, Le Chant des Stryges). C’est un univers dense, sombre, où les liens entre personnages se révèlent d’album en album. Les héros sont à la recherche de la vérité cachée, toujours voilée par Weltman, Crandl, Cylinia et Abeau. L’enjeu n’est rien moins que la reconquête de la liberté de l’humanité. Les stryges forgent, en effet, le destin des humains depuis des siècles. Ceux qu’ils ont appelés à leur aide sont immunisés et s’ils se retournent contre eux, ils doivent faire appel à d’autres humains pour faire contrepoids. Sur le plan scénaristique, le point faible de la série est sans doute… les stryges, eux-mêmes. Car ces pauvres créatures surmusclées, dont on apprend qu’elles ne peuvent se reproduire et qu’elles perdent, siècle après siècle, leurs meilleurs éléments, paraissent bien passives face à l’égomaniaque Weltman. Pour des créatures qui ont façonné le destin de l’humanité, leur intervention dans les affaires humaines paraît bien maladroite. En quelques siècles, un humain rendu immortel peut les vaincre à lui seul. Avec leurs pouvoirs, elles auraient dû, en étant un peu plus actives, contrecarrer facilement ses noirs desseins. Ne serait-ce qu’en utilisant leur faculté d’influencer les humains (le chant des stryges) sur un plus grand nombre de fidèles. Dans la série, les stryges existent en tant que mythes, mais ils n’existent pas en tant qu’acteurs du récit. Ils n’existent fugacement qu’en tant que démons lorsqu’ils apparaissent à Debrah, Jill et Melly. Puis les héros prennent en main le scénario et les stryges les regardent faire. À ce compte-là, on ne donne pas cher de leur peau. Et le temps de leur domination (théorie de l’élévation par une autre espèce) paraît bien court.

Comme il y a beaucoup de choses passionnantes à dire, les scènes de Debrah et de Weltman conduisent le dessinateur Guérineau à multiplier et à rapetisser les cases, avec un peu plus d’audace dans les angles de vision. Atmosphère crépusculaire oblige, ces scènes sont à dominante rouge-orange. Les traits sont encore plus noirs que d’habitude (rides de Weltman, plis de ses vêtements). Le tout avec un art du trait et du tracé des corps humains consommé.

Bilan du cycle : une grande série qui mêle thriller, fantastique, SF, roman d’espionnage, polar. Du Michael Crichton en forme. Un dessin qui n’est pas des plus originaux, mais qui n’en est pas moins excellent.

La dernière image, grand format, installe Debrah dans le même fauteuil que la couverture de l’album précédent. Il est trop grand pour elle. Les responsabilités l’écrasent. On sait déjà que, dans la saison 3, ce n’est plus le destin des hommes qui est entre les mains des stryges, mais le destin des stryges qui est entre les mains des hommes, ou plus exactement, d’une femme. À moins qu’il ne s’agisse d’une stryge.

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