L'enlèvement de l'obélisque
Le Cherche Midi réédite Pierre Boulle en format poche sous la forme d’un recueil de nouvelles découvert en 2000 et publié en 2007. Avant d’écrire Le pont de la rivière Kwaï, La planète des singes, Le jardin de Kanashima, le jeune trentenaire a fait ses premières armes sur de courtes parodies de Conan Doyle et d’Edgar Poe. En Thaïlande à la fin des années 40, il se distrait comme il peut en pastichant la littérature anglo-saxonne qu’il connaît bien. Comme il l’écrira ultérieurement dans une dédicace à sa sœur : il s’agit de « balbutiements d’un futur écrivain qui cherchait sa voie ».
Grâce aux travaux de recherche de l’Association des amis de l’œuvre de Pierre Boulle, c’est le troisième ouvrage posthume que Le Cherche Midi publie récemment après L’archéologue et le mystère de Néfertiti (2005) et La face (2008). Dans ce recueil de sept nouvelles, « L’enlèvement de l’obélisque », l’auteur met en scène le professeur Merlec, un insupportable Sherlock Holmes (ou Charles Auguste Dupin), accompagné de « Bitard », une sorte de Watson servile et masochiste. Imbibé de pastis, Merlec va mettre son cerveau génialement malade au service d’énigmes plus loufoques les unes que les autres. Plumitif de son état, Bitard en sera le témoin oculaire et narratif. Un animal de compagnie graphomane, sans cesse humilié, mais bavant d’admiration.
Sept doses de pastiche
Dans la nouvelle éponyme, « L’enlèvement de l’Obélisque », l’Obélisque a disparu. A l’aide de pastis, d’une carotte et de son crédule Bitard, le professeur Merlec parvient à démonter la mécanique de l’enlèvement, un invraisemblable vol à la chinoise.
« Un étrange événement » fait jaser tout Paris avec l’apparition soudaine et inexplicable d’une femme nue sur la scène du Paradis. Dopé par ses verres de pastis, Merlec usera d’un stratagème brutal pour vérifier ses conjectures, mais, grâce à Dieu, il trouvera la solution.
Un mystérieux message, dans « Le message chiffré », est légué par un roi du diamant à son héritier. Comme dans la lettre volée d’Edgar Poe, le mystère crevait les yeux. Le message avait l’évidence du message.
Avec « Une mort suspecte », Pierre Boulle se paie le luxe de tuer cinq fois la danseuse Fedora Tchecoff. Elle a été, au même moment, empoisonnée, poignardée, asphyxiée, pendue et percée de deux balles. S’agit-il d’un crime odieux commis par son ami El Barone ? Ou d’un suicide ?
« Le 1er avril » est un jour de farce anarchiste. Grâce à lui, Merlec déjoue d’odieux attentats contre les banques parisiennes, menés par un groupe qui se fait appeler « L’Age nouveau ». Ces attentats ont lieu tous les lundis entre neuf heures et dix heures du matin. Le nez dans le pastis et le haschisch, Merlec trouvera la solution, non sans laisser un dernier attentat se commettre…
Le ministre de la Justice et le directeur de la Sûreté générale cherchent, dans « Le coupable », une raison à la recrudescence soudaine de meurtres facilement résolus. Du haut de sa superbe, Merlec va examiner les coupables, trancher et en trouver un à sa mesure.
La nouvelle « La croisière de l’alligator » est surprenante. C’est une sorte de huit petits nègres sur le voilier d’un richissime excentrique. La résolution de l’énigme est laissée à l’appréciation du lecteur, mais l’alligator va faire du tort à Merlec et à son sbire Bitard.
Logique mathématicomique
C’est un Pierre Boulle drôle, intelligent et d’une logique mathématique implacable qui s’essaie au genre littéraire dans ces nouvelles mi-fantastiques, mi-policières. Les ratiocinations de Merlec sont saugrenues, mais elles auraient pu servir de trame à la résolution d’un mystère chez Conan Doyle ou Agatha Christie. En parodiant à l’extrême Sherlock Holmes et le Dupin d’Edgar Poe, Pierre Boulle fait de Merlec un alcoolique invétéré (au pastis pour la touche française), un cocaïnomane, un egomaniaque paranoïde. C’est un surhomme qui revendique haut et fort son statut d’homme supérieur et son mépris pour l'humanité rampante. Comme ses illustres prédécesseurs, il prend clairement le pauvre Bitard et le lecteur pour des imbéciles. Il ne se lasse pas de les rabaisser.
Pour preuve, un flagrant délit : « Vous savez, Bitard, que j’aime toujours vous entendre formuler votre avis avant d’émettre des conclusions. D’abord, cela me divertit toujours beaucoup ; ensuite, il n’est pas impossible que parmi le fatras d’idées fausses qui en général obscurcit votre entendement ne se glisse un jour un élément sur lequel je puisse bâtir une piste sérieuse. En l’occurrence, je n’en ai pas besoin, car le cas me paraît limpide et un enfant intelligent aurait déjà trouvé la solution ». Mais pas Bitard…
Le ton volontairement ronronnant et désuet du langage (même en 1950) renforce la posture parodique. Les récits sont courts et économes de moyens. Rien n’est laissé au hasard. Tous les enchaînements sont logiques et peuvent se lire comme un vrai travail de déduction. Merlec ne pense pas, il met en marche son pouvoir d’association et de déduction. Quand la réalité, elle-même, est burlesque (« Un étrange événement », « L’enlèvement de l’obélisque »), le détective s’y adapte. Quand la réalité n’est pas drôle, ce sont les conclusions du cerveau dérangé de Merlec qui le deviennent. Mais du moment qu’elles lui paraissent plausibles. Ce n’est pas le piteux Bitard qui le contredira. Pour corser le tout, le professeur détective ne sort pratiquement pas. Il devine tout sans bouger. Noyé dans la fumée et le pastis.
La dernière nouvelle, « La croisière de l’alligator », est vraiment bluffante. A croire que le jeune Pierre Boulle a construit les personnages de Merlec et Bitard, juste pour s’offrir le luxe de les maltraiter. Pour une fois (la dernière), Merlec n’a pas élucidé le crime à temps. Et Bitard aura du mal à assumer son rôle de dernier des huit petits nègres. Excellente pirouette parodique. Cette nouvelle démontre que l’écrivain en herbe n’avait pas l’intention d’assurer une postérité littéraire à ses deux héros. Sous la chaleur torride et humide de Thaïlande, il cherchait surtout à se distraire et à divertir son lecteur. Mission réussie. On se demande, à vrai dire, pourquoi ces nouvelles n’ont pas été publiées à l’époque. Pierre Boulle préférait sans doute entrer en littérature par la grande porte autobiographique, en arpentant le pont de la rivière Kwaï.