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New Byzance 3 - Réalités

Eric Corbeyran (Scénariste), Eric Chabbert (Dessinateur), Luca Malisan (Coloriste)
Aux éditions : 
Date de parution : 24/02/10  -  BD
ISBN : 9782723465052
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Christian   - le 31/10/2017

New Byzance 3 - Réalités

Au rythme de trois albums par an avec trois dessinateurs différents, Eric Corbeyran nous plonge depuis 2008 dans un univers parallèle à trois branches : New Byzance, New Harlem, New York. Le même personnage, Zack Kozinski, évolue dans ces trois villes aux destins divergents (un fondamentalisme religieux au pouvoir, une société raciste et un monde réel ouvert à la virtualité). Son don de préscience (ou de réminiscence) lui confère un statut privilégié, mais lui vaut d’être très convoité. De même que les travaux de son père sur la fusion noire, qui semble ouvrir les portes d'autres univers. Trois séries, qui semblent chacune l'illusion des autres, avec les mêmes personnages dans des rôles ou des âges différents, mais avec des préoccupations communes. Première des trois trilogies à trouver son terme, New Byzance en constitue la plus éloignée de notre présent architectural.

Réalités clôt le premier triptyque, New Byzance. Dans le premier album, Ruines, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont contribué à renverser le capitalisme et à installer au pouvoir « l’Utopie fondamentaliste ». Misogyne, liberticide, totalitaire, ce régime consolide son autorité sur une grande partie de la planète à l’aide de pouvoirs psy. C’est ainsi qu’il recourt aux talents de Zack Kozinski, qui fait passer le goût de la rébellion aux contestataires en leur évoquant par la pensée les conséquences néfastes de leurs utopies révolutionnaires. Bientôt pourchassé à son tour par le régime dont il a découvert les mensonges, Zack Kozinski s’enfuit et rencontre dans sa fuite Emily, qui vient d’abandonner le domicile conjugal pour ne pas s’y faire défigurer à l’acide. Dans le second album, Résistances, Zack et Emily font la rencontre d’un groupe de rebelles dans des ruines hors de la ville. L’ex-neurobiologiste Andy Miller leur dévoile le secret des réalités multiples et des projets délirants des fondamentalistes. Les deux fugitifs se voient confier une mission d’espionnage au cœur politique de New Byzance.

Fuir New Byzance

Le grand maître de l'utopie fondamentaliste, Tyrone, et Tom Carver, devisent sur les ruines de la première ébauche d'Utopia. L'architecte a un mauvais pressentiment. Pourtant, tout est à rebâtir et désormais Hassan, inventeur génial, travaille à la réalisation d'un nouveau polymère, qui permettra d'éviter tout effondrement. Il a accepté de travailler pour Tyrone contre la vie de son fils, Zack. Tom Carver surveille sa femme Emily, qui vient de subir un lavage de cerveau après sa trahison et sa fuite avec Zack Kosinski.

Ce dernier retrouve un groupe de rebelles dans un souterrain du New Jersey, en dehors de New Byzance. Il retrouve la confiance des ennemis de la foi et découvre que c'est Tia qui a trahi Emily. Cette même Tia parvient à rencontrer Hassan chez lui et lui donne un moyen de prendre la fuite. Si Tia a trahi Emily, c'était pour assurer la fuite de Hassan, mais pas question pour Zack de partir sans Emily.

Prouesses puissance trois

Corbeyran s'attaque à une équation à plusieurs variables : comment scénariser un album qui doit avoir du sens à lui tout seul, qui doit se situer dans une trilogie qui doit faire sens et qui doit se situer dans trois trilogies imbriquées dont le sens global, entrevu par le lecteur qui aura acheté les neuf albums, s'éclairera au final dans un album épilogue ? L'auteur s'expose à être jugé par les uns (ceux qui auront une vision microscopique) ou par les autres (ceux de la vision panoramique sur trois séries). Les références croisées entre séries risquent d'apparaître comme des digressions pour les uns, comme des filaments ténus par les autres. La reconduite des mêmes personnages doit laisser place à des intrigues différentes, cohérentes entre elles.

C'est un exercice difficile que peu de scénaristes actuels sont en mesure de réussir. Dans son élan créatif, Corbeyran ne crée plus des albums, mais des séries entières. Il a déjà eu l'occasion, comme le Didier Convard du Triangle secret ou le Frank Giroud du Décalogue, de jongler avec les séries et les dessinateurs. Celle des stryges traverse Le Chant des Stryges, Le Maître de jeu et Le Clan des chimères. Avec New Byzance, New Harlem et New York, Corbeyran déroule une palette de séries en trois couleurs, en forme de dégradé composite et progressif vers notre réalité. Il s'en sort très bien. Certes, les correspondances entre les personnages d'une série à l'autre (leur rôle, leur âge, leurs relations) n'apparaissent pas toujours clairement (les lecteurs ne prennent pas forcément le temps de relire tous les albums à chaque nouvelle parution). Au moins reconnaît-on d'un livre à l'autre les personnages, leurs caractères et leurs ambitions.

Zack, le personnage référent, autour duquel se définissent tous les autres (le père, les amies, le chef) détient un don de préscience qui lui permet d'entrevoir d'autres univers. Le père de Zack (Hassan dans New Byzance où un fondamentalisme musulman a pris le pouvoir) détient le secret du passage d'un univers à l'autre. Psychanalytiquement forte, cette métaphore constitue un habile procédé de traitement des multivers, de plus en plus présents dans la Bédésphère et la littérature de l'imaginaire. Corbeyran, qui avait déjà traité le thème de l'imbrication des niveaux de réalité dans la série Back World, renforce cette interpénétration des mondes par la métaphore de la cité, lieu de croisement par excellence. Byzance, c'est la nouvelle Constantinople, qui deviendra Istanbul, la ville-monde aux trois facettes, qui se bâtit sur la mégapole du temps (en témoignent le choix symbole des Twin Towers par les islamistes), qui se dégrade en New Harlem.

Le tour de force, c'est de faire de ce troisième tome un album haletant, en jouant avec brio de l'équilibre entre les intrigues (le sort de l'épouse Emily, le destin de l'inventeur pris au piège, le tragique sort de Zack, les manipulations de Tia, la réalisation d'Utopia) et des parallélismes convergents : tous les chemins mènent à New York, d'où Zack avait disparu pendant une dizaine d'années. C'est aussi d'assurer un équilibre efficace entre action, frustrations et manipulations, entre dialogues et silences, entre décors urbains et corps à corps, entre silhouettes et visages, entre sentiments et calculs rationnels. Corbeyran se paie le luxe de faire monter la tension crescendo, comme dans un mouvement en spirale, où les personnages, tour à tour, se précipitent vers leur point de fuite : une autre réalité.

Du grand art, assurément, servi par le dessin très abouti de Chabbert, plus rond, plus souple que beaucoup de crayonnés réalistes de la BD contemporaine. Sans doute le meilleur dessin des trois trilogies. Les portraits de femmes sont parfaits. Seul le visage de Zack semble un ton au-dessous, comme un personnage étranger ou la figure imposée d'autres séries. Quant à l'architecture, c'est Byzance, le futurisme oriental est placé sous tous les angles. Et l'on regrette que les personnages, toujours minuscules dans cette mégacité attirée par le ciel, ne soient pas davantage situés dans des lieux de vie typiques de cette ville fantasme. Les couleurs sont à dominante bleu sombre et ocre intérieur, en contraste avec de rares scènes rougeoyantes d'intimité et la majesté d'Utopia dans l'épilogue. Épilogue qui est l'occasion (dernière prouesse du scénariste) de traverser d'une traite les niveaux de profondeur de la réalité, tant la plus gigantesque des illusions s'appuie sur une (poly)chimère minuscule.

Après la sortie du dernier tome de New Harlem, le lecteur impatient pourra découvrir très prochainement le troisième tome du troisième New York uchronique, version Corbeyran : trois fois plus de  talent !
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