Christian
- le 31/10/2017
Le Panthéon des savants fous
Calmann-Lévy publie dans la collection Interstices un ouvrage surprenant et a priori intéressant sur ces savants fous qui hantent l'histoire des sciences et notre imaginaire ("The mad scientist hall of fame"). L'auteur, Daniel H. Wilson, expert en robotique et en intelligence artificielle, est un habitué du New York Times et du magazine Wired. Il a publié plusieurs essais sur la culture populaire scientifique et notamment « Comment survivre à un soulèvement de robots ? » ou « Où est mon réacteur dorsal ? ». Pour ce panthéon baroque, il s'est associé à Anna C. Long, chercheuse à l’université de Portland et diplômée du programme de psychologie clinique infantile de l’université de Washington.
Cette collaboration permet de dresser un tableau clinique (plus entomologique qu'ethnographique) des savants en s'appuyant sur la bible des pathologies mentales de l'American Psychiatric Association : le DSM IV-TR. Chaque fiche est précédée d'un portrait illustré par Daniel Heard, qui souligne le ton ironique et détaché de ces petites effigies médicales. La couverture, plus déjantée et moins réaliste, accentue cette impression.
Une galerie de cinglés
Après une très brève introduction et une plaisante décharge de responsabilité pour ses hypothèses cliniques audacieuses, l’ouvrage présente dix-neuf fiches de savants fous réels ou imaginaires répartis en six grandes catégories :
1. Dominer le monde avec le Docteur Denfer (Austin Powers), Trofim Lyssenko et le Docteur Julius No (James Bond).
2. Intrépides explorateurs des abysses avec Auguste Piccard, Tryphon Tournesol (Tintin) et le capitaine Nemo (Jules Verne).
3. Communiquer avec les extraterrestres avec Nikola Tesla et Lex Luthor (Superman).
4. Expérimentations humaines avec le docteur Moreau (Wells), Stanley Milgram, Victor Frankenstein (Mary Shelley) et Sidney Gottlieb.
5. Morts pour la science avec le Docteur Seth Brundle (La mouche), Marie Curie, le Docteur Henry Jekyll (Robert Stevenson) et Jack Whiteside Parsons.
6. Pas fous, juste fâchés avec Oliver Heaviside, Philo Farnsworth et Hubert J. Farnsworth Futurama).
Chaque fiche rappelle dans un tableau liminaire la nationalité, les objectifs, les caractéristiques physiques, les goûts, les phobies, les récompenses, le niveau de génie et le niveau de folie (sur une échelle de 1 à 5). S'ensuivent un portrait du scientifique, l' inventaire de ses inventions et son bilan psychopathologique.
Amusant, rapide et approximatif
L'idée d'un panthéon des savants fous est amusante. On y retrouve des personnalités excentriques, attachantes et, pour certaines, familières. L'idée d'en dresser un tableau pathologique est originale, mais elle trouve vite ses limites, tant elle oscille entre distance comique et vraisemblance scientifique. Elle devient vite répétitive et ce qui fait sourire aux deux premières fiches finit par lasser. La contribution d'Anna Long aurait mérité d'être plus légère et plus drôle. La grille clinique est un peu trop rigide et trop réaliste pour être cocasse.
Le parti pris de Daniel Wilson est assez étrange : regroupant les savants fous en six figures directement tirées de la littérature ou de la bande dessinée populaires (dominer, explorer le monde, ...), il mêle le vrai et le faux. Il convoque dans son panthéon imaginaire des scientifiques de renom : Marie Curie, Auguste Piccard, Nikola Tesla, Stanley Milgram, etc. Si certaines de ces sommités bénéficiaient d'un QI élevé et souffraient de pathologies certaines, on se demande ce que certains personnages historiques viennent faire dans ce mausolée : Stanley Milgram (études sur la manipulation), Marie Curie (radioactivité), Philo Farnsworth (télévision électronique) ou d'autres. Leur présence dans la liste témoigne d'un manque de maîtrise du sujet et dessert réellement le propos. Même en puisant dans l'histoire, il eut été plus judicieux de retenir d'autres personnages autrement plus fous. Pourquoi retenir, sur le seul critère de la folie, Sidney Gottlieb (qui expérimentait des drogues sur des prisonniers) plutôt que le Dr Josef Mengele ? Pourquoi retenir Marie Curie plutôt qu'un Evariste Gallois ou un Paul Erdös ("le mathématicien errant") ? Ses choix semblent trahir un manque de vision panoramique du sujet.
Dans un tel panthéon, on s'attendrait à trouver la plupart des figures imaginaires de la science folle. Le Dr Jekyll, le Dr Moreau, Le Dr No, Frankenstein sont présents. On a même le droit au Professeur Tournesol (surprenant pour un auteur américain). Mais où sont les autres savants fous de la SF (il y en a tellement : plusieurs rien que chez Jules Verne), de la littérature fantastique (le Dr Mabuse, le Dr Ox, Fantomas, ...), policière (le professeur Moriarty, le Dr Cornélius, Valdemar, ...), de la BD (le colonel Olrik, Champignac, Zorglub, le professeur Dieuleveult, Zborowksy, Dr Satanas, ...), du cinéma (le Dr Caligari, Rotwang, Julius Kelp, le Dr Finkelstein, le Dr Totenkopf, le professeur Emmett Brown, le Dr Fu Manchu, Dr Cyclops, ...) , des jeux vidéo (le Dr Lugae, le professeur Hojo, le professeur Stolos,...) ? Pour faire œuvre didactique, il ne faudrait pas une vingtaine, mais une centaine de personnages. Et si l'on se contente d'un panel si étroit, il faudrait au moins justifier le choix...
Il est entendu que le livre s'adresse à un public large et pas très exigeant, qu'il n'a pas de vocation encyclopédique, que la sélection est très américaine (avec quelques concessions francophones avec Tournesol, Piccard, Marie Curie), mais alors pourquoi des fiches si précises et si rébarbatives sur la psychopathologie ? Pourquoi certaines fiches sont-elles très fouillées (celle du Professeur Tournesol, par exemple) et d'autres gonflées et orientées (celles de Marie Curie ou de Stanley Milgram) ?
Au total, la lecture reste plaisante. certaines anecdotes sont édifiantes et la démarche vaut le détour. Un livre à picorer, qui aurait gagné à être plus argumenté, plus drôle, plus complet, moins clinique et centré sur les personnages de fiction.