Moriarty : Le Chien des D'Urberville
Journaliste, critique de cinéma et écrivain, Kim Newman est l’un des grands spécialistes britanniques du fantastique et de l’horreur. Né à Londres en 1959, il établit sa réputation dans le monde de la fiction grâce à sa série Anno Dracula (1998-2013), récompensée par l’International Horror Guild Award et un double prix Ozone. Mais les quatre tomes de la série ne constituent pas ses seuls hauts faits d’arme : Newman est également l’auteur de plusieurs recueils de nouvelles (Where the Bodies Are Buried, 2000, a d’ailleurs reçu le prix British Fantasy) et de nombreux autres romans, dont Moriarty : Le Chien des D’Urberville, est le dernier sorti en français.
Sept nouvelles en compagnie du Napoléon du Crime et de son fidèle lieutenant
Tout le monde connaît les évènements d’Une étude en rouge, d’Un scandale en Bohême ou encore du Dernier Problème, qui vit disparaître Sherlock Holmes dans les chutes de Reichenbach. Évidemment : le docteur Watson nous les a si bien racontés. Mais connaissons-nous vraiment la vérité ? Watson ne nous aurait-il pas laissé qu’une version subjective et partielle des faits ? À quoi s’adonnait l’infâme Moriarty lorsque Holmes n’était pas occupé à contrarier ses entreprises ? Quelles étaient réellement la teneur et l’ampleur des activités de sa « Firme du crime » ?
À cet égard, le présent ouvrage se révèle être un témoignage exceptionnel. Tiré du journal personnel du déplaisant colonel Moran – directeur général du département des Homicides (Ltd.) –, corrigé et annoté par le professeur Christina Temple, il nous livre le récit des aventures du son auteur auprès du rusé professeur. Meurtres à organiser, cambriolages à exécuter, complots à résoudre – moyennant d’onéreuses finances, bien entendu : avec la publication de ces mémoires, nous pouvons désormais pénétrer dans la plus ambitieuse œuvre criminelle de l’Histoire.
Une revisite impertinente de l’œuvre de Conan Doyle
Maître du XIXe siècle victorien et des brumes londoniennes, Kim Newman ne pouvait que s’emparer brillamment de l’univers holmésien. Dans ce roman constitué de sept épisodes distincts, il choisit de revisiter en miroir les aventures du « Grand Échalas » en les prenant à contre-pied, au travers des figures – originellement discrètes – de Moriarty et de son acolyte, le colonel Moran.
La reprise est talentueuse : l’aisance avec laquelle Newman s’approprie les personnages et joue des contradictions semées par quarante ans d’écriture témoigne à la fois de sa connaissance minutieuse et de sa grande maîtrise de l’œuvre de Conan Doyle. Personne n’est oublié : au fil des récits, le chemin des deux criminels croiseront celui de nombreux personnages tirés des mémoires de Watson, de la célèbre Irène Adler à la plus méconnue Sophie Kratidès…
Parfaitement pris en main, les doubles maléfiques d’Holmes et de Watson évoluent dans des intrigues inspirées, tortueuses et pleines d’humour qui prennent volontiers leur indépendance vis-à-vis des récits canoniques. Mené par la plume irrévérencieuse du colonel, on se régale du scénario sophistiqué de l’excellent "Chien des D’Urberville", qui donne son nom au roman ; on savoure l’art de la vengeance moriartesque dans "La Ligue de la Planète Rouge", cocasse hommage rendu à H.G Wells ; on se délecte des manigances tordues du professeur dans "L’Aventure des Six Malédictions" ; bref, de la rencontre des deux associés aux improbables dialogues entre les frères Moriarty (figurez-vous qu’il y en a trois !), on s’amuse énormément.
Newman aussi, d’ailleurs : l’écrivain profite d’une des traditions typiques du genre pour s’adonner à l’une de ses spécialités, l’intertextualité. Au fil des pages, on se promène avec allégresse dans la littérature d’aventures aux côtés de nombreuses figures notoires, telles que le docteur Mabuse, Théophraste Lupin – son fils Arsène est encore trop jeune pour participer à l’aventure… – ou encore la mystique organisation criminelle Si-Fan – pour qui travaille habituellement un certain Fu Manchu. Et comme Newman est loin d’avoir froid aux yeux en matière d’intertextualité, c’est toute la frontière entre le réel et la fiction qui se brouille : le roman est truffé de références plus ou moins truquées qui étourdira le lecteur en quête de vérité.
Évidemment, les amateurs français du célèbre détective et de son univers étendu se réjouiront de la parution de ce roman, tout comme les lecteurs férus de littérature d’aventures et de ce style élégant et plein d’humour typiquement britannique. Quant aux autres, ils ne sauraient résister longtemps face au bagou du colonel Moran et au charisme de son patron ! Malgré leur vilenie, on pourra même s’être attachés à eux quand viendra le final doux-amer…