Alain Damasio et les réseaux sociaux

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systar a écrit:

Est-ce que, après avoir réussi à communiquer à de nombreux lecteurs l'amour du "lien", de la relation vive, par La Horde du Contrevent, tu ne procèdes pas désormais à la mise en garde symétrique, ou inverse, notamment dans tout ce que tu dis sur l'usage des nouvelles technologies? Mettre en garde les gens contre l'interconnexion totale (et illusoire), la démultiplication des liens sociaux et des preuves d'existence de ceux-ci (le sms, les tchats alors qu'on s'est vu il y a 5 minutes ou qu'on va se voir dans un quart d'heure, etc.) qui devient une manière d'affirmer tous notre pouvoir sur tous (réponds-moi dans la minute par mail ou sur Facebook, etc.), les encourager à se ré-isoler, à se ménager des moments de solitude?
Comment perçois-tu l'évolution de tes propres convictions sur toutes ces questions? Tout découle logiquement des premières intuitions que tu avais à l'époque de la Zone, ou bien as-tu eu une réelle évolution, des changements dans tes convictions? si oui, à la faveur de quels événements, de quelles lectures se sont-ils produits?


Arrff, j'aurais pu essayer de ne pas lire cette question terrible mais bon, c'est Systar quand même, l'homme qui a tiré mon neveu du néant philosophique et le seul type qui vote à droite en pensant au-dessus de son cerveau reptilien ! Mad

Ce qui est précieux, c'est d'être face à un phénomène qui contredit ses certitudes. Et force à penser. Comme beaucoup de gens (penseurs ou pas), j'ai longtemps considéré comme acquis la montée de l'individualisme, l'éclatement du commun, la fragmentation des sociétés en atomes isolés, l'attaque sur les liens et comme beaucoup, j'ai lié ce phénomène à l'explosion du capitalisme consumériste, couplé aux techniques de manipulation de la psychologie humaine (marketing, pub, etc.). L'arrivée des technologies personnelles portatives (mobile, ordinateur portable, ipod, ipad, etc.) a confirmé cette intuition en dilatant la bulle individuelle et en permettant essentiellement une autogestion dynamique du soi (je gère ma musique, mes films, mes photos, mes lettres, mes relations,ma communication, mes activités, mon boulot, uniquement à partir d'interface homme-machine personnalisées et aisément manipulables, la trilogie clavier-écran-souris). Ce que j'appelle le technococon et qui est pour moi une sorte d'extension de l'utérus externe dont parle Sloterdijk, ou de la fameuse clairière de Heidegger, qui en protégeant l'homme lui ouvre le monde, un monde appropriable, mais une clairière soudain vitrée, resteinte et réaménagée comme un cocon souple et communicant.

Tout ça est très joli mais n'explique pas forcément l'explosion des réseaux sociaux et des technos de communications instantanées, qui trahissent, dans le même mouvement, une quête frénétique de l'autre, des relations à l'autre et peut-être une peur inconsciente de l'isolement définitif, bref une forme d'abréaction à l'individualisme triomphant, ou censément triomphant.
En fait, depuis quelques années, je n'ai plus cette sensation d'accroissement de l'isolement individuel dans nos sociétés, je ressens au contraire un reflux et un appel à l'autre, qui contredisent mes hypothèses confortables (car favorisant une lutte claire) de la zone du dehors.

Ce qui m'apparaît, c'est que cette connectivite aigue, cette flambée des réseaux sociaux, elle répond et conjure en partie l'individualisme, oui, mais elle génère aussi une nouvelle forme d'individualisme connecté, de lien froid, de "gestion" tactique du lien qui me semble extrêmement confortable et jouissive. Les gens ne supportent plus aujourd'hui que les liens choisis. Or le lien subi nous forge, plus encore, que le choisi, et il nous fait adulte (je pense) en nous obligeant à renoncer à la toute-puissance. Il y a aussi un autre phénomène latent : la recherche d'une fusion à froid, à distance, que permet le réseau. On fusionne sans se confronter, sans se faire face, abstraitement. On est ensemble sans y être, exactement comme en ce moment sur ce forum. On communique dans un non-lieu, avec un non-corps et une techno de reliance qui le redonne sous forme de signes.

Alors ce que tu dis sur le lien est très juste : la horde, comme la volte, sont un rêve de lien, un rêve incarné de lien et Annah à travers la Harpe, ma dernière nouvelle, tout comme So Phare away, sont une mise en garde réciproque contre le continuum absolu de communication et d'échanges qu'on cherche à nous imposer. L'injonction du joignable, si présente. Comme si cette société ne pouvait que concevoir l'individualisme, cette bulle soft du citoyen consommateur de soi qu'ARTICULÉ, comme un contrepoids, au continuum d'une communication rassurante, maternante parce qu'elle nous retient dans la sensation d'être repéré, situé, reconnu, contactable, pas largué.
Bref, je suis obligé d'essayer de penser une nouvelle forme de l'individualisme et du lien qui naît d'événements anthropotechniques majeurs (la naissance du web, l'apparition du portable, la connectivité continue permanente, le GPS). Et obligé de me dire : comment se situer dans ce monde ? Qu'offrir de libre ?
Et c'est complexe parce qu'aujourd'hui, c'est dans les trous du réseau, entre les mailles de la trame, dans cette zone libre et précaire que j'appelle l'intersticiel (un ciel logé dans un pli du logiciel qui fabrique le ciel) qu'on peut aménager une forme de respiration, hors contrôle (car être continument joignable, c'est s'offrir nu au contrôle réticulé). Ne pas être sur Facebook, ne pas avoir de portable, d'ipod, de jeu vidéo portatif, flotter, être flou, même plus en opposition : furtif.

J'espère à ce titre que j'ai évolué depuis la zone du dehors. Je ne perçois plus le contrôle comme une variante raffinée de Big Brother mais bien comme une émergence démocratique de la demande soutenue de contrôle, encore plus inquiétante, comme si Big Mother suintait des citoyens mêmes, s'appelait des citoyens mêmes, isolés, en quête de répérage, de position claire, d'écoute, d'échange filtré. Et si la Sf reste si importante, c'est en vertu des chocs technos qui ont transformé notre triple rapport à l'autre, au monde et à soi. La zone voyait encore la techno comme une arme aux mains du pouvoir alors qu'elle est devenue l'outil d'une autogestion de son rapport à soi (et aux autres) qui a des conséquences virales énormes. La société s'en modifie par la base.

Même la révolte, dans ce cadre, la recherche d'une position libre, je ne la vois plus nécessairement comme la mobilisation d'une masse résistante, mais comme l'aménagement de fentes, de trous, dans le tissu du continuum, comme un travail de taupe furtive, immatérielle, qui ne pose pas le socle d'un combat mais ouvre, en creux, les conditions d'un appel d'air, d'une fuite active hors des réseaux, hors du confort et de l'euphorie un rien factice des réseaux.

Bon, je viens d'exploser le compteur de lignes !
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