Puisque la fin d’année approche et que cette période (pour des raisons historiquement complexes), est celle pendant laquelle on fait davantage de cadeaux que d’habitude (aux autres, et à soi-même), je vais revenir un instant sur un essai que l’on a déjà signalé ici mais dont on n’a pas assez parlé (je trouve) : Jean Ray, l’alchimiste du mystère, d’Arnaud Huftier (Encrage/les Belles Lettres (c’est une coédition), n°53 de la collection « Travaux » dirigée par Alfu, Amiens/Paris, 2010).
C’est un ouvrage « cher » (60 euros) — ça tombe bien, on parle de « cadeau » — mais colossal (768 pages), dans un corps qui obligerait un aigle à froncer des sourcils pour le lire, il y en a pour de très, très nombreuses soirées de lecture… Si on fait le ratio prix/quantité, on s’aperçoit que l’on n’est pas volé, c’est le moins que l’on puisse dire… Et si, en prime, on ajoute la qualité…
L’érudition et la précision d’Arnaud Huftier sont juste prodigieuses. Elles éclatent à chaque page, et trouvent leur couronnement dans une bibliographie de l’œuvre rayenne qui va provoquer des sueurs froides chez tous les bibliographes précédents (à noter, aussi, les nombreuses illustrations en n& b — elles doivent se compter en centaines — reproduisant les couvertures d’ouvrages, de revues, de journaux, etc. contenant du Jean Ray). A ce titre, nous avons là un outil de travail indispensable.
La vie de Jean Ray y est détaillée et toute ambiguité quant à sa légende (que nous aimons tous, par ailleurs…) est définitivement levée. Arnaud Huftier s’attache à montrer comment et pourquoi elle s’est développée, parfois avec, parfois sans la complicité de Raymond De Kremer lui-même , et ses conséquences sur la réception critique de l’écrivain. C’est d’ailleurs là un des points forts de cet essai : la mise en perspective systématique, exhaustive de l’œuvre et de la manière (plutôt, des manières) dont elle a été perçue par la critique. Arnaud Huftier va jusqu’à étudier, dans un chapitre extraordinairement informatif de l’Annexe 3, la manière dont Jean Ray a été perçue en Russie. Il y montre et détaille la très curieuse annexion idéologique de Jean Ray par une critique « traditionaliste » de véritables illuminés, tel le critique Yevgeny Golovin, qui semble voir dieu, ou plutôt le diable partout. Passionnant et un poil inquiétant…
Mais l’approche d’Arnaud Huftier ne se borne pas à commenter celles des autres. Je soulignerai, comme grand moment de son analyse, le long chapitre consacré au chef-d’œuvre de Jean Ray (« Malpertuis, ou la perte d’essence du sacré »), d’une lecture ardue, certes (un inculte comme moi y apprend quelques mots nouveaux…), mais tellement fructueuse (sa lecture ferait un peu grimacer Golovin, mais on ne peut pas contenter tout le monde, c’est la vie…).
Un autre aspect passionnant de l’essai : on y apprend beaucoup de choses sur les enjeux de la littérature en Belgique. Certains ne sont pas sans savoir qu’il y a deux (principales) langues parlées et écrites (si !) en Belgique, le français et le néerlandais. Qui a entendu parler de la littérature belge de langue néerlandaise, chez nous ? Or, il se trouve que Raymond De Kremer écrivait dans les deux langues… Comment était, est et bientôt sera perçu (vu la situation actuelle) cet aspect, en Belgique ?
Une somme, vous dis-je (je ne parle pas des 60 euros…).
Donc, si vous avez un cadeau à faire à quelqu’un qui se passionne pour la littérature fantastique (au sens large : il y a un peu de SF, chez Jean Ray, une SF tout à fait particulière) et pour l’histoire de la réception littéraire (un domaine pas triste…), vous l’avez compris, je recommande Jean Ray, l’alchimiste du mystère. De toute façon, au pire, si la personne à laquelle vous allez l’offrir ne l’apprécie pas, elle n’aura vraiment aucun mal à le revendre d’occasion !
Oncle Joe