Jean-Philippe Jaworski et ses personnages 2

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oman a écrit:

Bonjour Jean-Philippe,

J'ai eu le privilège d'assister à une de tes conversations (avec Charlotte V. et Bruno P. ils se reconnaîtront) au sortir de la remise des prix samedi. Et tu disais (comme beaucoup d'auteurs) que tes personnages t'échappaient à un moment. Mais si l'on revient/compare au processus créatif du jeu de rôle, tes personnages seraient plutôt des PNJ, donc entièrement contrôlables. Or ils agissent plutôt comme des PJ, dont tu peux diriger la direction mais pas entièrement les actes ou les réactions.

Peux-tu développer, car j'ai du mal à comprendre qu'un personnage échappe à son créateur/Dieu/MJ ?


Personnage Joueur ou Personnage Non Joueur, chez moi, leur création finit par se ressembler. Il s'agit de fouiller le personnage pour qu'il ait sa singularité ; un PJ a besoin de se démarquer non seulement des autres PJ de son groupe, mais aussi des PJ des parties passées, sans quoi le jeu n'est plus que plate redite. Et c'est la même chose avec les PNJ ; c'est même plus crucial encore, pour éviter la lassitude des joueurs, qui peut déboucher sur du grand n'importe quoi en termes de jeu.

Et c'est bien sûr la même chose avec le personnage romanesque, pour éviter la lassitude des lecteurs.

Le cœur de ta question, si je te suis bien, c'est de savoir pourquoi un personnage créé et contrôlé par son auteur (comme un PNJ contrôlé par son MJ) peut se rebeller et en faire à sa propre tête. Que le PJ se rebelle, c'est compréhensible, dans la mesure où il est contrôlé par une tierce personne. Mais le PNJ ? Mais le personnage de roman ?

Cela arrive sans arrêt, et c'est un grand mystère.

Pas plus tard qu'hier soir, au cours de la dernière conférence, Lionel Davoust disait qu'il était parfois forcé de reprendre un texte parti de travers à cause d'un personnage qui avait dérivé. Greg Keyes, de son côté, disait qu'il établissait des synopsis, mais que ses personnages finissaient toujours par s'en écarter ; cependant, par paresse, il ne les corrige pas, pas plus que son texte, ce qui induit que ses romans en définitive sont toujours très éloignés de leur projet initial. Surtout quand de nouveaux personnages apparaissent…

Pour essayer de résoudre cette énigme, j'en reviens toujours à Julien Gracq, qui écrit dans En lisant en écrivant : "Un vrai sujet a une pente secrète : si vous cherchez à le préciser, et même sur quelque détail secondaire, il ne vous laisse pas plus dans l'embarras qu'un relief vigoureux ne laisse dans le doute la goutte d'eau de pluie qui tombe sur lui et qui l'interroge sur la direction à prendre." En notant ces lignes, Gracq parlait de ce que l'on appelle maintenant, de façon si horrible, "le pitch". Mais en jouant à peine sur le sens du mot sujet, je pense que cette phrase peut aussi s'appliquer au personnage de roman.

Les personnages de roman ont leur pente, et il arrive que ce soit une mauvaise pente. En d'autres termes, il arrive que la dynamique qui anime le personnage l'écarte de la dynamique du récit. On se retrouve alors avec des récits à la géométrie contrariée ; parfois, l'effet est heureux, et comme Greg Keyes, on laisse la pente du personnage complexifier le projet initial. Parfois, l'effet est malheureux, et l'on corrige le texte.

En ce qui me concerne, je m'efforce de tenir narrativement mes personnages, et j'y parviens globalement assez bien. C'est moins vrai pour l'énonciation, dont ils s'emparent plus ou moins.
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