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— Grand-père, comment sait-on qu’on est vraiment amoureuse ? — Quand on n’a pas besoin de poser la question. Askell laisse l’enfant méditer un instant la réponse, avant de l’interroger à son tour : — À qui songes-tu ? Un Væz ou un Barth ? — Non, à personne en particulier ! proteste-t-elle un peu trop vite. Sa peau est encore assez claire pour qu’il la voie rougir. — Et… Je connais ce personne en particulier ? la taquine-t-il. Il n’insistera cependant pas. Pas question pour lui de l’embarrasser. Pour rien au monde il ne risquera de compromettre cette complicité qui les unit, lui le déjà vieillard, elle la promesse du lendemain. Une telle intimité se rencontre fréquemment, entre les Barzhir et leurs descendants métis, au temps de leur enfance. Tout le long de l’année, les jeunes mènent la vie d’un colon. Néanmoins, ils aiment venir quelquefois partager l’existence plus rude des indigènes, s’habiller comme eux, participer à leurs rituels... Trop souvent, hélas, ce n’est qu’un jeu passager et l’intimité cesse à l’adolescence, comme si les sangs-mêlés devenaient honteux de leurs ascendants barth. Aussi Askell vit-il comme un privilège le lien qui l’unit encore à sa petite-fille. Un privilège, et peut-être le début de cette ère nouvelle annoncée par les Ancêtres. — Écoute, dit-il pour changer la conversation, on les entend déjà. Pourtant la falaise est encore éloignée. Mais le vent de la mer porte le cri des oiseaux jusqu’aux voyageurs qui cheminent vers elle. Débonnaire, il réchauffe leur peau de sa tiédeur. Il charrie également tous les parfums de la lande, si suaves au printemps qu’ils peuvent, dit-on, égarer la mémoire. — Regarde ! s’écrie soudain Ewith. Une farfadelle ! Ils se penchent sur la fleurette. Askell ne sait pas s’il doit se réjouir de l’attention portée par sa petite-fille à la végétation ou s’attrister de ne pas avoir le premier aperçu les pétales diaphanes de la fleur discrète. D’année en année, sa vue faiblit, malgré les décoctions dont il baigne ses yeux. Viendra le temps où il ne distinguera plus rien, où les choses se mêleront dans un brouillard coloré. À moins que les Væzir puissent l’aider. Ce ne serait pas la première fois : jamais Kéfélegh n’a rechigné à le soigner quand les remèdes traditionnels se révélaient insuffisants. Si réticence il y avait, elle était surtout de son fait à lui, Askell : sa fierté lui interdisait de requérir autant que possible l’aide d’un homme sans lignée, quand bien même il s’agissait du père de sa petite-fille. — Tu n’as pas faim ? s’inquiète-t-il. — Non, je n’ai pas cessé de grignoter sur le chemin. Il est vrai qu’elle a grappillé toutes les baies et les fruits sauvages qu’elle a rencontrés, se conformant à l’usage barth. À mesure qu’ils approchent du but, les oiseaux sont plus nombreux à les survoler, inquiets pour leur couvée ou simplement curieux. D’abord les bardots-plats-becs, dont le cri ressemble à un aboiement. Puis les gracieuses queuesbleues. Et enfin les stridules grégaires qui, pour intimider les rapaces, se déplacent par volées compactes regroupant des centaines d’individus. Ils arrivent enfin au bord de la falaise. |