Gérard Klein a écrit :Ça dit non. C’est du réel. Le feu en fait partie. Ça peut faire très mal, mais ça s’utilise aussi.
Tu emploies parfois les mêmes mots ("Ça dit non") pour qualifier le réel tel qu'on le postule derrière les déconcertants phénomènes de la mq si on n'est pas un instrumentaliste strict. Est-ce pour désigner la même chose ? (Si oui, quelle chance ; tu as trouvé ton principe pan-organisateur.)
Alors, cet humain, histoire de réduire l’inhumain à de l’altérité (je reviendrai sur ce terme qui n’est pas synonyme du précédent) inventa quelque chose d’extraordinaire: d’étendre sa théorie de l’esprit à de l’inhumain et de prêter de l’intention ou de l’intentionnalité (…) à cet inhumain teigneux. Dans un premier temps (enfin, c’est à voir), cela s’appelle l’animisme.
Ce paragraphe est-il métaphorique ? Le processus d'animisation (d'animation ?) tel que décrit ici semble le jaillissement ou la projection soudaine de l'intentionnalité humaine à tout ce qui est perçu. C'est parlant ; ça ressemble au Big Bang. Mais, pour ce que nous en savons, cet état psychique pourrait aussi bien être la dernière trace des origines animales de la pensée (de la pensée animale originelle), l'arrière-plan dont l'humain se détache par retraits successifs.
Puis dans un second temps, l’animisme fit place à la création des dieux (…) Et enfin au dieu monothéiste. (…) Donc, du rapport problématique entre l’humain et l’inhumain, il y a, depuis longtemps. Bien supporté, c’est une autre affaire. Vaudrait mieux s’en débarrasser. Ce que fait Protagoras, cité par Platon, dans le Protagoras: « L'homme est la mesure de toute chose : de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas.» Dans la deuxième partie de la proposition (qui dans son ensemble a fait l’objet d’innombrables interprétations dont je vous fais grâce), le germe du déni pointe son nez. L’humain décidera souverainement du sort de l’inhumain. À commencer qu’il n’existe pas.
Donc, si je comprends bien le processus que tu décris :
– il y a de l'inhumain (du réel) avec quoi on ne négocie pas.
– on lui prête de l'intentionnalité parce que ça permet au moins de faire semblant de négocier (rituels). Ça donne l'animisme, les dieux et finalement Dieu.
– mais on préfèrerait s'en débarrasser ("I won"t take no for an answer") et la logique terminale du processus, c'est précisément ça : dire que l'inhumain n'existe pas.
(Note : ce qui revient à réduire le sens du mot exister. On dit encore quotidiennement de tel ou tel humain qu'il est "un démon", "un dieu", "Dieu", "un ange", "un pur esprit", "un fantôme", "un monstre", "un dinosaure", "un mutant", "un extraterrestre"… Ces choses
sont toujours. Mais dans un régime linguistique particulier : elles
sont-comme. Elles sont des métaphores. Nous vivons toujours au milieu de l'inhumain métaphorique.)
Question : inscris-tu pleinement, comme il semble, la philosophie et sa fille, la pensée scientifique, dans ce processus de liquidation de l'inhumain ? Quand Laplace dit au début du XIXème siècle à propos de Dieu "je n'ai pas besoin de cette hypothèse", exprime-t-il cela : l'espoir d'un monde entièrement humain, c'est à dire connaissable et négociable ? Et si c'est bien le cas, comment fondes-tu la distinction, implicite à la fois dans ta prose et dans le cadre de ce fil, entre l'inhumain et le métaphysique ? (hormis le désir évident de t'appuyer sur un mot-image qui rende compte du caractère archaïque, voire immémorial de ce que tu essaies de décrire ?
Bref, l’humain n’aime pas trop l’inhumain et qu’on le lui rappelle. Or c’est ce que fait la science et son improbable sous-produit, la science-fiction. Depuis fort longtemps, la quasi-totalité des humains vivent et pensent dans ce que j’appelle l’humanière. (…) La quasi-totalité de l’humanité n'en sort jamais et ce qu’elle appelle littérature ne traite que de l’humanière. Ce qui en déborde ne mérite ni attention ni intérêt ni respect.
Mais ça n'a pas toujours été le cas. Si j'utilise le cadre que tu mets en place, le christianisme représente une phase décisive de l'humanisation : le moment où l'inhumain radical (le Dieu des Juifs, dont rabbins et kabbalistes aimeraient sans doute beaucoup ta description : "il est ce qui dit non") se donne un intercesseur humain, un visage avec lequel on peut négocier. Même au plus fort de la civlisation chrétienne, le rappel est constant qu'au-delà du Dieu Fait Homme, il y a de "l'impénétrable" (du non-négociable) et qu'en dernier ressort, c'est lui qui s'impose puisqu'il faut faire confiance et mourir sans savoir.
A contrario, la science ne traite effectivement l'inhumain que pour le réduire et avec l'ambition de le réduire totalement. Cette ambition semble sur le point de triompher au XIXème siècle et ce n'est qu'au suivant que l'inhumain réapparaît comme – au minimum et pour rester prudent – limite épistémologique. La deuxième phrase du paragraphe cité juste au-dessus, où tu inscris "la science et la science-fiction" dans le même rapport à l'inhumain me semble une simplification excessive. La science veut réduire l'inhumain ; la science-fiction le cultive comme spectacle et culmine lorsqu'elle constate son caractère irréductible, comme dans les exemples que tu cites après (
Solaris et
L'invicible). En ce sens, la science-fiction me paraît au moins autant la compensation de la puissance scientifique que sa démultiplication fantasmée.
Sur la sortie de l’humanière, je citerai un auteur avec lequel je me sens rarement en confidence, Damasio, sauf ici dans un entretien sur le Cafard Cosmique, lorsqu’il dit: ”L’humanité s’est construite et élevée dans et par le combat contre le hors-humain, par les rapports tissés avec ce hors-humain aussi - et c’est ce combat qui aujourd’hui s’efface. Dans un monde anthropisé, l’énergie n’a plus de point d’application. Elle se retourne contre elle-même. Il n’y a plus de chaos extérieur où puiser ses forces et duquel apprendre. Le dehors, les dehors, sont devenus une zone. Notre jeunesse se construit dans Second Life, dans des univers virtuels ultrariches mais autogénérés et infiniment trop humains. Il n’y a plus de dehors. Les fenêtres ouvrent toujours sur d’autres salles et d’autres fenêtres.”
La science-fiction moderne est née au tournant du XIXème siècle, à une époque où la science se déclare sur le point d'ouvrir "la dernière fenêtre sur la dernière salle" pour reprendre la métaphore d'Alain. Elle est née à l'époque où Nietszche discerne dans chaque chose qu'il contemple de "l'humain, trop humain". Anticipe-t-elle ce triomphe définitif ou travaille-t-elle déjà à réinscrire l'inhumain dans la réalité ? Et si le deuxième cas est le bon, comme je le crois, pourquoi le fait-elle ? Pourquoi l'inhumain nous est-il encore nécessaire, au moins comme spectacle fictionnel ? Pourquoi ne parvenons-nous pas à nous contenter du monde enregistré par la littérature blanche (il n'y a que de l'humain, l'altérité n'est que la figure générale de "l'autre humain" – je simplifie). S'agit-il d'une structure archaïque de la pensée que nous ne parvenons pas à liquider ? Ou bien est-il licite de faire l'hypothèse que l'inhumain est la condition de la pensée, qu'il y participe en tant qu'élément de structure (les nœuds borroméens ; "I am a strange loop" ; pour ne prendre que des formules récentes). Si la pensée peut espérer, non comprendre le réel mais lui être homothétique, doit-elle réinscrire l'inhumain en elle-même puisqu'il est "réapparu" dans le monde scientifique ? Tu te rends évidemment compte que ces questions ont des répercussions énormes sur le plan anthropologique ?