Lensman a écrit :Lem, d'après toi, des gens ne sont pas déjà usés à expliquer que la SF était de la Littérature?
A peu près tout le monde depuis 1950, je pense.
Depuis 1909 si on remonte jusqu'à Renard et au m-s.
Sur un siècle, l'effet cumulatif de ce refus de s'avouer vaincu est impressionnant.
Il y a eu des collections dédiées chez presque tous les éditeurs.
Quasiment tous les classiques étrangers ont été traduits.
Il y a une grande tradition critique qui commence dès l'avant-guerre.
Le genre fait désormais partie du background culturel normal (c'est une coïncidence peu vraisemblable mais pourtant bien réelle : Ariane vient à l'instant de me montrer sa liste de lectures conseillées – elle est en 4ème – et la section Fantastique-SF est la plus consistante de toutes).
Il y a un début de recherche universitaire.
On est donc dans la queue de comète du déni – à un cheveu de la liquidation – et on le doit à tous ceux qui nous ont précédés et qui n'ont rien lâché.
Mais si on ne s'occupe pas nous-mêmes de porter l'estocade, d'autres le feront à notre place, motivés par des intérêts conscients ou inconscients qui ne seront pas les nôtres.
On viendra par exemple justifier l'intérêt de la SF "parce que sous couvert de futur, elle parle du présent" (ce qui est une manière de neutraliser son étrangeté propre). On viendra nous expliquer qu'elle est utile "parce qu'elle éveille l'intérêt des jeunes pour la lecture" (ce qui est une manière implicite d'indiquer qu'il ne s'agit pas vraiment d'une lecture adulte). Ou "qu'elle suscite l'intérêt pour les sciences" (ce qui limitera sa portée culturelle aux seuls scientifiques).
On entend déjà ces choses. On les dit parfois nous-mêmes.
Je pense qu'on traverse une période critique. Je ne sais plus qui a dit "il faut autant de talent pour ouvrir une ère nouvelle que pour la clore" mais c'est ainsi que j'interprète le moment présent : c'est à nous qu'il revient de clore ce qui a été ouvert en 1909.
Clore ne signifie pas : renoncer aux collections dédiées, fondre le genre dans un grand tout flou, oublier son histoire, ni rien de ce genre.
Clore signifie : affirmer une fois pour toutes que la SF est un art (donc non-réductible à la catégorie de l'utile), une grande forme esthétique avec ses contradictions, ses relations problématiques à d'autres domaines, sa subculture particulière, sa façon de penser, son mystère éventuellement… et tout ce qu'on peut imaginer.