Lensman a écrit :Seulement, si c'est une chose concrète, c'est au prix de modification, qui peuvent être radicale, du concept dont la chose est censée être la réification.
On a l'impression que tu parles juste de deux états: le concept sous forme de concept en soi, et le concept sous forme réifiée. Ce que je prétends, c'est qu'il est parfaitement abusif de dire que ce sont deux formes du même concept.
Prenons un exemple : le concept "d'esprit" (au sens de "d'ancêtre" ou de "fantôme").
Il naît dans les sociétés traditionnelles où il désigne une classe d'êtres surnaturels, invisibles, actifs dans le monde, capables de communiquer avec les vivants, de prendre possession d'eux, etc. Dans ces sociétés, nul ne doute de leur réalité et il y a toutes sortes de procédures compliquées pour se concilier leurs bonnes grâces, les calmer, les invoquer, s'en débarrasser, etc.
Quand le principe pan-explicatif de la société change – si le christianisme s'impose, par exemple –, le concept ne disparaît pas mais il est requalifé en fonction de la nouvelle distribution des valeurs. Les esprits deviennent des démons, voire les différents aspects d'un super-être très mauvais (le Diable). Il y a toujours des procédures compliquées pour se concilier leurs bonnes grâces, les invoquer (mais les esprits étant jugés mauvais, ces actes le sont aussi : sorcellerie), s'en débarrasser (exorcisme), etc.
Quand la société devient scientifique et qu'elle réfute l'idée de surnature, le concept ne disparaît toujours pas : il est transféré du surnaturel au psychologique. Les esprits deviennent des refoulements, des traumatismes non-résolus et on retrouve à nouveau des procédures compliquées pour se les concilier, s'en débarrasser… (cure). A noter d'ailleurs des systèmes comme l'ethnopsychiâtrie qui se tiennent à cheval sur les deux lexiques et les deux modèles (Tobie Nathan a écrit des choses intéressantes sur ses patients et leurs hantises, sans aucune distance ou ironie).
Un peu avant ce stade, la société est passé par une étape intermédiaire où elle a tenté d'élargir le monde naturel pour conserver la possibilité d'esprits non-réduits à leur dimension psychologique : c'est l'étape parapsychique. Les esprits existent, ils sont quelque part, on peut constater leur action physique sur nous. Et il y a aussi, dans cette phase, des procédures compliquées pour les contacter, se les concilier… (spiritisme, médiums, etc.) Il existe encore des traces de cette étape (et de toutes les autres, d'ailleurs), dans le monde contemporain, par exemple ces histoires de morts qu'on détecte dans le fond d'écran de la télé ou qu'on enregistre (mal) sur magnétophone.
Si demain, je décide d'écrire un roman de SF où les esprits ont une réalité objective, je peux utiliser toutes sortes de stratégies. Je peux avoir recours à une explication parapsychique et ce sera sans doute un truc steampunk. Je peux aller chercher dans la mécanique quantique un discours de justification quelconque et créer une civlisation futuriste où les morts agissent dans le monde. Je peux ne rien justifier et obtenir un texte à la Chiang (les esprits des morts sont là – point). Ce texte pourra sans doute être classé dans la fantasy ou le fantastique sans qu'on puisse faire d'objection forte. Je peux aussi décider d'écrire un roman de littérature générale naturaliste où les esprits sont de pures métaphores des souvenirs dont on n'a pas fait le deuil et qui, par conséquent, nous hantent et où les gens accomplissent de façon transposées les procédures (regarder une photo, la cacher, la brûler…)
Dans tous les cas (historiques ou fictionnels, métaphoriques ou réifiés), le concept conserve ses caractéristiques (action des morts sur le monde, procédures de concliation ou d'évacuation. Il n'est pas "radicalement modifié" comme tu l'écris ; c'est le
monde qui l'est en fonction du statut que l'on attribue au concept.
Par ailleurs, le choix de conserver le nom du concept n'est pas sans incidence sur l'effet cognitif produit. Si je garde le concept et ses caractéristiques mais que je le rebaptise ("Ce matin, j'ai été visité par un Eclair…" ; "par un Trauma" ; "par un Mauvais Rêve" ; "par un Démon" ; "par un Insubstantiel" ; "par un Aérien"), la réception ne sera pas la même. Si j'utilise par exemple "Insubstantiel" dans le cadre d'un roman naturaliste (où le narrateur parle dans ces termes de ses mauvais souvenirs qui le hantent), il y aura un effet SF typique, bien qu'il n'y ait aucune spéculation. Si je décide a contrario d'écrire un texte de pure SF où les esprits agissent concrètement dans le monde (spéculation) mais que je les baptise Traumatismes ou Névroses, il y aura une incertitude ; on se demandera s'il ne s'agit pas d'une fable ou d'une allégorie.
Dans tous les cas, ton jugement me paraît trop hâtif.