Erion a écrit :Lem a écrit :
Dans tous les cas (historiques ou fictionnels, métaphoriques ou réifiés), le concept conserve ses caractéristiques (action des morts sur le monde, procédures de concliation ou d'évacuation. Il n'est pas "radicalement modifié" comme tu l'écris ; c'est le monde qui l'est en fonction du statut que l'on attribue au concept.
Mais, justement, les modifications du statut ne sont pas neutres, vis-à-vis du concept. Dire qu'un esprit, c'est magique ou rationnel, les tenants et les aboutissants ne sont plus du tout les mêmes.
Bien sûr. Aucun problème avec ça.
Le lecteur a des attentes, liées à ses conceptions archaïques, et l'auteur lui offre une nouvelle interprétation, il en fait quelque chose d'autre. C'est ce "autre" qui est intéressant, bien plus que le "même"
Bien sûr aussi. Mais pour que les différences soient sensibles et présentent un intérêt, créent éventuellement une surprise, il faut un fond d'identique sur lequel elles puissent se détacher. En tant que forme concrète, les vampires de Watts n'ont presque rien à voir avec ceux de Stoker. Mais le concept est le même.
Ted Chiang ne modifie pas le concept, et, à mon sens, ceci explique pourquoi son texte est du fantastique ou de la fantasy. La SF implique cette modification : les dieux ne sont pas des dieux, les anges ne sont pas des anges, l'au-delà n'est pas l'au-delà. Il y a une métamorphose, une transformation.
Si tu as eu un doute sur Chiang, c'est parce qu'il est fondamentalement un auteur de SF, et qu'il pratique naturellement ce genre de modification. Il a un "esprit SF" en tant qu'auteur, et cet esprit marque chacun de ses textes, qu'ils soient SF ou pas.
En fait, j'avais expliqué ce que je pensais précisément de cette question à MF il y a quelques temps. Il est clair que la réification du concept sur tel ou tel mode impacte la nature du monde dans lequel il s'insère – donc définit le "genre" du texte (réification via la science = SF ; via la magie = fantasy ; via le surnaturel = fantastique – pour faire très simple et être compris). Je ne nie pas du tout ces impacts.
Mais ce que je ressens très profondément, c'est qu'en amont de ces systèmes de réification, il y en a une, élémentaire, qui réifie sans expliquer. Qui se contente de prendre le concept et d'en faire une chose concrète. Bibliothèque infinie. L'Enfer quand Dieu n'est pas présent, etc.
Une sorte de réification "nue", "blanche", ou "zéro".
Ce sont précisément les textes qui s'appuient sur cette opération qui peuvent être annexés indifféremment par tous les genres. Il n'y a pas de réfutation simple au fait de dire : Borgès, c'est de la fantasy. Ou : Chiang, c'est de la SF. (On avait aussi parlé du
Géant noyé de Ballard) Tout est licite. Mais la réification zéro, parce qu'elle se concentre uniquement sur la matérialité du concept et ses conséquences logiques, me semble être l'opération primordiale de la science-fiction (ou de la fiction spéculative, si on y tient). C'est une intuition très profonde en ce qui me concerne. Je la
vois presque.
Sans doute faut-il entrer un peu dans mon jeu pour la partager ; mais je ne peux évidemment l'exiger de quiconque.