silramil a écrit :ironie mise à part, j'aimerais comprendre en quoi la métaphysique "basse" des hétéroclites se distinguerait de la métaphysique "haute" de la SF.
Pourquoi reprendre la distinction bas/haut alors que je ne l'emploie plus moi-même depuis que je l'ai trouvée mieux formulée chez Schopenhauer il y a quelques semaines ?
je ne vois pas la différence entre ce qu'on peut appeler "métaphysique" dans la SF et chez les hétéroclites.
Il s'agit apparemment de la même chose, puisque dans les deux cas la confirmation de ce qui est "métaphysique" est cherchée en dehors des êtres.
ce n'est pas par le raisonnement que les êtres "métaphysiques" sont amenés dans la SF, mais par leur présence concrète.
Mais qui a prétendu que la SF
était de la métaphysique,
proposait de la métaphysique ? Qui a prétendu que les Kant et les Leibniz du XXème siècle avaient choisi la SF pour faire leurs recherches ?
Pas moi, je t'assure.
J'essaie patiemment de répondre aux objections qu'on m'adresse sur le sens de
tel mot dans
telle phrase et ça peut prendre des pages, des jours… Si bien qu'à la fin, on se retrouve à ne plus re-préciser pour la énième fois l'usage du vocabulaire. A ce moment-là, il y a toujours quelqu'un pour dire :" ahah ! Donc, tu prétends…" et il faut tout reprendre depuis le début.
L'hypothèse M part d'un fait d'histoire culturelle : la métaphysique a été déchue de son statut séculaire de "science des sciences", "reine des sciences" à la fin du XIXème siècle (Nietzsche, Freud, tournant linguistique, etc.). Par métaphysique, on peut entendre la définition générale qu'en donne Schopenhauer : "tout ce qui a la prétention d'être une connaissance dépassant l'expérience, c'est-à-dire les phénomènes donnés, et qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée dans un sens ou dans l'autre, ou, pour parler vulgairement, à montrer ce qu'il y a derrière la nature et qui la rend possible." La distinction savant/populaire n'intervient pas à ce stade. "La métaphysique", c'est l'idée que le monde a un sens (une "raison", un "principe") qui peut être découvert par l'homme.
Une fois cette relation au monde établie (il y a quelque chose qui gouverne les phénomènes et ce quelque chose peut être trouvé), la distinction intervient.
La métaphysique savante cherche uniquement en elle-même, par un effort de la pensée sur elle-même, le sens, le principe, la raison. (C'est pourquoi le tournant linguistique lui est fatal : car "chercher en soi-même", c'est chercher "dans le langage". Ce qui implique que la quête de ramènera "que du langage". D'où Wittgenstein et la linguistique, etc.)
La métaphysique populaire – la religion, par exemple, mais aussi la tradition ésotérique, l'occultisme, etc – cherche en dehors d'elle-même le sens, le principe, la raison : il y a un Grand Etre, un Principe Premier qui gouverne le monde par des voies difficiles à comprendre. (C'est pourquoi la démarche scientifique lui est fatale : car ce qui gouverne le monde, c'est la causalité, tout s'explique sans recours à un Grand Etre qu'on ne voit nulle part : rasoir d'Occam, etc.)
La SF naît à peu près au moment où la métaphysique (comme rapport au monde, comme savante et populaire, comme tradition où se sont accumulés des concepts, images, idées, etc.) est déchue de son ancien statut.
La représentation traditionnelle du genre, c'est qu'il est "entièrement du côté de la science". Qu'il est foncièrement rationnel, matérialiste, anti-métaphysique (même si les auteurs peuvent jouer, délirer, se tromper, ignorer délibérément toute prudence dans l'extrapolation – peu importe). Globalement, il est vécu comme tel par ses propres acteurs. C'est l'image que Roland défend en préambule dans son papier : pas de métaphysique dans la SF, rien que de la physique. L'ontologie est celle de la science. C'est l'image qu'Oncle, Erion et d'autres défendent avec tant de vigueur. Bon.
Je crois de mon côté que cette représentation est incomplète. Qu'elle détourne pudiquement le regard de ce qui ne lui plaît pas. Et que ce faisant, elle s'empêche de se comprendre elle-même. Certes, la SF est du côté de la science. Mais qui peut ignorer qu'elle est au moins autant du côté de la métaphysique (entendue au sens le plus large : quelque chose qui n'est pas strictement physique, gouverne le monde et qu'on essaie de découvrir) ? Qui peut ignorer qu'elle est aussi la littérature des "démons de la science" – la seule littérature à avoir engendré une hallucination collective qui affecte des millions de personnes depuis soixante ans, la seule à être associée – d'une manière complexe et difficile à comprendre – à une multitude de mythes modernes et à quelque chose qui se présente comme une "vraie" religion ? Le genre ne peut se glorifier de l'influence qu'il a sur le travail scientifique (et il en a une, il suffit de connaître l'histoire de l'astronautique pour le voir) mais considérer que son influence sur la sphère du métaphysique et du religieux n'a aucune importance et ne dit rien de lui. Cet aveuglement n'est tout simplement
pas rationnel.
Quant au déni, dès lors qu'on admet cet aspect de la science-fiction, il me paraît évident qu'il y a contribué. Simplement, il n'a jamais été étudié, ni même repéré jusqu'ici parce que le milieu prend grand soin de n'avoir "rien à faire avec ça". "Ça" – les trucs barjos – est au mieux présenté comme une déviation, une aberration… Et ici se noue un raisonnement en trompe-l'œil qui est régulièrement utilisé : puisque "ça" n'est pas de la SF, "ça" n'a pu jouer aucun rôle dans le déni. La forme la plus spectaculaire – populaire – du "ça", ce sont les hétéroclites. Mais les formes plus raffinées sont également soumises au raisonnement : si un dieu ou Dieu figurent dans un roman de SF, ce sont forcément des êtres matériels – donc, il n'est plus question de métaphysique. Donc, le discrédit de la métaphysique n'a pas pu jouer contre la SF puisqu'il n'y en a pas dedans. C'est le raisonnement avunculaire, très souvent. Mais il me paraît surtout inspiré par la crainte d'être associé à "ça" !
Ceci étant dit – et j'annonce à l'avance que, si je suis d'accord et heureux de continuer à discuter, je ne reviendrai pas sur "mais dans quel sens emploies-tu métaphysique ?" ou "l'influence des soucoupes volantes sur la réception de la SF n'est pas établies" ou "un dieu SF étant un être matériel, il n'est plus un dieu" ou "le mainstream aime la métaphysique"), je recite le passage de la préface où l'hypothèse est exprimée. Je pense que les termes en ont été assez discutés pour que sa réception soit désormais possible sans malentendu :
« A bien y regarder, c’était là une rencontre inévitable. La science-fiction n’a jamais hésité à s’emparer des concepts de la métaphysique : ses bornes ordinaires qu’elle transgresse joyeusement sont celles du cosmos, et le début et la fin des temps ; son ressort dramatique est toujours plus ou moins la théorie, et son ambition première l’explication finale. La SF confine volontiers au délire d’interprétation, et n’était son caractère affirmé de fiction, elle y sombrerait tout à fait. Or, quel domaine offre plus que la théologie un champ vaste et définitif à l’interrogation, à la spéculation et à l’interprétation ? (…) Il peut être fait une place dans bien des romans classiques à la religion, au mysticisme ou même (rarement) à la métaphysique. Mais le personnage de Dieu, ou d’un dieu, n’y apparaît jamais. » (Gérard Klein).
Cette observation fera sans doute sourire beaucoup de lecteurs. Le personnage de Dieu ? D’un dieu ? La théologie ? Que viennent faire ces objets dans un texte sur l’état de la science-fiction en France ? Mais il suffit de se reporter aux sources pour saisir la portée de cette remarque. Ici même, bien avant la rupture de 1914, les premiers classiques ont pour titres L’Eve future, Le cataclysme, La fin du monde, L’horloge des siècles, L’éternel Adam. Le roman qui lance Maurice Renard sur la scène littéraire en 1908 s’intitule Le docteur Lerne, sous-dieu. De l’autre côté de la Manche, le très rationnel H. G. Wells écrit (sans même mentionner les « Elois » de Time machine) L’homme qui pouvait accomplir des miracles, Un rêve d’Armageddon, M. Barnstaple chez les hommes-dieux. Vingt ans plus tard, son successeur Olaf Stapledon publie Créateurs d’étoiles et Les premiers et les derniers tandis qu’aux Etats-Unis, H.-P. Lovecraft achève une carrière littéraire presque entièrement dévolue à l’invocation des Grands Anciens dans le Mythe de Cthulhu.
Cette inscription métaphysique et religieuse traverse le siècle. Elle n’est pas systématique mais on la retrouve dans beaucoup d’œuvres de science-fiction importantes : le cycle du Non-A, celui de Dune, la Trilogie chronolytique, les Cantos d’Hypérion. Elle donne leur profondeur à des titres aussi divers que Demain les chiens et Solaris. Elle est le sujet même – le seul sujet – de Philip K. Dick. Si on écarte un instant la littérature pour scruter les objets connus du très grand public, elle devient aveuglante : King Kong, Superman, le monolithe noir de 2001, la Matrice, sont les figures d’un mythocosme peuplé de surhommes et de dieux. Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’une déviation américaine. L’œil du purgatoire (Spitz), La mort vivante (Wul), Les yeux géants (Jeury), Portrait du diable en chapeau melon (Brussolo) trahissent la même emprise en France, comme le prouvent aujourd’hui Pierre Bordage et Maurice G. Dantec.
Explorer en détail un tel sujet m’entraînerait hors des limites de cette préface. Je devrais au minimum poser le problème des fausses sciences et des phénomènes para-religieux dans lesquels la SF joue un rôle. J’aborderais une question d’esthétique, l’opposition du Beau et du Sublime, qui me ramènerait au XVIIème siècle, me pousserait à parler de philosophie et finalement à considérer mon objet moins comme une sensibilité née avec la révolution industrielle que comme un fait cognitif de grande envergure, remontant à l’antiquité et relevant pour partie du sacré. Pour ne pas sombrer à mon tour dans le délire d’interprétation, je serais contraint de renoncer à la critique et d’écrire de la science-fiction sur la science-fiction.
Ces subtilités n’ayant pas leur place ici, je me contente de formuler une hypothèse sur le déni, et les raisons pour lesquelles il s’achève. Au siècle de Nietzsche et de Freud, la métaphysique et les dieux ont déserté le champ culturel, pour la première fois depuis Homère. Qu’on puisse leur consacrer une œuvre, littéraire ou picturale, est devenu non seulement incongru, mais impossible : la catégorie qui permettait de les penser comme tels a tout simplement disparu au profit de la linguistique et de la psychologie. C’est pourquoi la science-fiction, avec son obsession pour le ciel, son intérêt pour les choses premières et dernières, ses spéculations sur la nature de l’espace et du temps et son panthéon d’entités géantes a été rejetée hors de la littérature, comme de la science. On aurait pu lui pardonner ses néologismes et son goût pour la technique ; pas ses ambitions métaphysiques qui sont apparues comme une régression, l’arrière-garde de cette « éternelle adolescence de l’esprit humain » dont parle George Steiner.
Les ados en question, auteurs et lecteurs, ont exprimé ce que leur inspirait ce jugement en se projetant dans leurs textes sous une forme transparente : celle du mutant, médiateur entre le monde des hommes et celui des forces, rejeté mais tout-puissant. Car eux n’ont jamais cru à la fin de la métaphysique. Il leur a toujours paru évident que les questions ultimes finiraient par être reposées en termes concrets : par la technique. Et c’est exactement ce qui est en train d’arriver. Que l’univers ait commencé et doive finir, que d’autres formes de vies soient possibles ailleurs, que l’homme ait les moyens de s’autodépasser génétiquement ou de créer des mondes artificiels – ces perspectives ne pouvaient pas ne pas réactiver un jour les problèmes classiques de la destination, du propre de l’homme, de l’immortalité et de la nature du réel. La science-fiction a trouvé ces problèmes là où la haute culture les avait laissés : au carrefour désert de la science, de la philosophie, de la religion et de l’art. Elle les a maintenus en vie clandestinement tout au long du XXème siècle derrière l’écran de son panthéon baroque et graduellement réaménagés avant de les transmettre dans les termes où le monde les affronte aujourd’hui : Singularité, aliens, posthumains, cybermonde.
Le philosophe Guy Lardreau a été l’un des premiers à saisir cette histoire secrète dans son essai Fictions philosophiques et science-fiction. Pour la déplorer, et appeler ses confrères à reprendre « des mains défaillantes de l’imagination la tâche d’imaginer. » Verdict sévère, comme d’habitude, mais qui sonnait quand même la fin du déni : trouver abusif le monopole des humanoïdes sur les questions métaphysiques, c’était admettre que ces questions se posaient à nouveau. Huit ans plus tard, Michel Houellebecq écrivait Les particules élémentaires, une apocalypse lente où l’homme cède volontairement la place à son successeur. Les spéculations sur la mécanique quantique et la génétique qui soutiennent le livre le rattachent techniquement à la SF mais du point de vue formel, elles sont moins significatives que le lyrisme de son prologue :
« Maintenant que la lumière autour de nos corps est devenue palpable,
Maintenant que nous sommes parvenus à destination
Et que nous avons laissé derrière nous l’univers de la séparation,
L’univers mental de la séparation,
Pour baigner dans la joie immobile et féconde
D’une nouvelle loi
Aujourd’hui,
Pour la première fois,
Nous pouvons retracer la fin de l’ancien règne. »