Du sense of wonder à la SF métaphysique

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Lensman
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Message par Lensman » mer. mars 03, 2010 8:46 am

Lem a écrit :
Pour parler clair, je pense que beaucoup ici sont accrochés à deux images précieuses de la SF. Celle d'un genre qui prend la science et l'avenir au sérieux – et est donc rejeté pour ces raisons même par une littérature réputée hostile à ces sujets(c'est valorisant). Celle d'un genre populaire, contre-culturel, ludique – et est donc rejeté pour ça aussi, par la même littérature réputée sinistre, élitiste et compassée (c'est si cool).

Par contre, ceux qui cultivent ces deux images n'aiment pas beaucoup, voire pas du tout, que la SF soit aussi un genre où les images MR abondent, sans parler des trucs hétéroclites. D'où, à mon avis, la quasi-impossibilité d'accepter que le déni ait pu se nourrir de ça aussi. Le premier réflexe a plutôt été de faire une contre-proposition : "la SF est un genre rationaliste et anti-religieux (c'est valorisant) – et parce qu'elle refusait les explications métaphysiques du monde, elle a été déniée". Ce qui est évidemment en contradiction totale avec l'époque où le déni s'est produit (sauf cas très particulier de censure catholique).
Pour ma part, je ne doute pas que le "phénomène" des soucoupes volantes et l'image qu'il a offert (et offre toujours) contribue à donner une image de littérature pour cinglés à la science-fiction. Par contre, je ne vois toujours pas ce que vient faire la métaphysique la dedans…
Ce que cela montre surtout, c'est le rejet qui nourrit le rejet: il n'est pas question de vraiment regarder et estimer ce qu'est la SF pour ceux qui la rejettent. Tout est bon pour mépriser, que cela soit très pertinent, moyennement pertinent ou pas pertinent du tout : les contradictions ne dérangent pas à ce niveau, du genre, "la SF , c'est trop scientifique, ce n'est pas de la vraie littérature" ou "la SF, ce n'est pas sérieux scientifiquement, ça ne peut pas être de la littérature sérieuse". Littérature "populaire", "trop scientifique", "pas assez scientifique", "pour cinglés", "mal écrite", "commerciale", "américaine"…
Mais la métaphysique, je ne vois pas où elle occupe une place particulière. Ce concept de métaphysique "basse", que tu as lancé à moment donné, mérite pour le moins d'être précisé, et il faudrait que je comprenne pourquoi tel ou tel sujet - les soucoupes volantes, les cosmonautes de la préhistoire, etc - devrait être vu comme "métaphysique", et en plus, tout de même, compris comme tel par le public et les autres acteurs culturels.

Je rappelle aussi, anecdotiquement, ma remarque sur OZMA et SETI, soutenus par des vrais scientifiques, avec du vrai financement, concernant l'écoute d'éventuels messages spatiaux des civilisations extraterrestres hypothétiques. L'idée de vie extraterrestre, y compris très évoluée (c'est le moins que l'on puisse dire), n'est donc pas perçue comme exclusivement fantaisiste dans le monde scientifique. Et elle rencontre un écho très sérieux en Union soviétique, à l'époque.
La soucoupe, par contre, c'est disqualifié.

Oncle Joe

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silramil
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Message par silramil » mer. mars 03, 2010 9:06 am

Je veux bien croire qu'il y ait un malentendu, mais il me semble que tu ne retiens que quelques bouts dans ce que je dis, et seulement ceux qui servent ton propre raisonnement, sans répondre au fond de mes contradictions.
Les conditions de la conversation sur ce fil ont tendance à produire des avis tranchés, mais mes contradictions ne sont pas provocatrices, et je n'essaie pas de déformer tes propos (je ne parle pas de ton dernier message - je plaide en général pour ma bonne volonté).

Maintenant, pour en revenir à mes propres contradictions internes...

Tu me dis que c'est pour me suivre que tu te mets à parler exclusivement des OVNI comme cause du rejet.

J'ai bien indiqué que les extraterrestres, d'après ce que je connais de la période, font partie des images qui circulent hors de la SF.
Problème n° 1 : j'ai aussi fait une liste extensive des thèmes présents pendant les années 50 dans la SF publiée. Le paradigme dominant, c'est l'aventure spatiale, c'est-à-dire dans l'ensemble des histoires se plaçant dans le futur, dans l'espace, et qui impliquent des extraterrestres, des robots et des vaisseaux spatiaux (de conception humaine).
Problème n° 2 : dans mon résumé sur les avis général/lettré, j'ai mentionné les extraterrestres, mais aussi la confusion avec le fantastique, et la présence de lézards géants.
=> Puisque tu n'as retenu de ce message que la référence aux extraterrestres, je reformule pour expliciter ma pensée :
- La majorité des gens ignore à peu près tout de la science-fiction, et pour le peu qu'elle en connaît, entretient une image cnfuse, où se mêlent extraterrestres, créatures mutantes, vaisseaux spatiaux et créatures fantastiques. Parmi les lettrés, il y a un désir de distinguer soigneusement entre les aventures spatiales, identifiées pour les dénigrer aux soucoupes volantes, et la SF qui est un fantastique moderne, ou une poésie de la science. Les auteurs antiques tels Verne et Wells sont particulièrement à l'honneur dans les numéros spéciaux de ces années, si je me souviens bien.

Par ailleurs, je n'avais pas identifié que tu partais de ces morceaux de mon raisonnement, puisque tu es parti vers la question des OVNI en citant un autre passage de mon raisonnement, dans lequel ni le mot, ni la notion d'ET n'apparaît.

Bilan de ces clarifications,
Lem a écrit :1) les préjugés qui circulent sur la SF chez les gens qui ne l'ont pas lues sont une cause de déni décisive.
2) la forme canonique de ce déni, c'est les petits hommes verts.
D'accord sur le 1).
Pour le 2) ce serait plutôt : ces images forment un ensemble confus où figurent en bonnes places les extraterrestres, les vaisseaux spatiaux, le fantastique et la bombe atomique (avec son cortège d'apocalypses et de mutations). Je rajoute la bombe, parce que je précisais dans le passage dont tu es parti pour les OVNI "romans de l'âge atomique".

Ces précisions faites, j'en reviens au coeur de ma contradiction.

Rien n'indique que la confusion entre les ET et les soucoupes ait été massive dans le grand public. Au contraire, tout indique que les quelques sources lettrées ont récusé ce lien, quand ils l'ont mentionné. (il faudrait reprendre les numéros de l'époque, je n'ai que des notes sous la main). Les défenseurs de la SF ont fortement distingué les ET des soucoupes volantes, mais de manière interne : ils critiquaient pour leurs lecteurs fans de SF l'usage du soucoupisme comme un détournement de la SF ; ils ne s'adressaient pas à l'extérieur.
Rien n'indique que la perception du soucoupisme à l'époque ait été si importante dans la population française, et associée à un tel opprobre, que cette perception ait joué un rôle décisif dans le déni de la science-fiction.
Et rien n'indique que dans les thèmes soucoupistes, le lien à des questions métaphysiques soit ce qui, parmi tous les thèmes soucoupistes, soit la source du rejet frappant le soucoupisme.

Je dirais même plus : ceux qui se préoccupent un tant soi peu de métaphysique, ce sont les lettrés, c'est-à-dire ceux qui sont les mieux placés pour distinguer entre SF et soucoupisme ; le grand public, lui, ne s'en soucie pas, ni de la métaphysique, ni des soucoupes, ni de la SF.

De plus, la désactivation de la référence soucoupiste intervient, comme je l'ai dit déjà , au début des années 60. le Matin des magiciens est un succès qui permet aux hétéroclites de tous poils de créer leur propre rayon de librairie. Il n'y a plus d'ambiguïté du tout à cette période, et pourtant, aucun effet dans l'immédiat.
ce n'est que que dans la foulée de 2001, de mai 68, de l'alunissage, de plein d'événements concrets de la fin des années 60 qu'un intérêt important pour la SF intervient. Et c'est aussi le moment où la SF devient essentiellement sociologique, mais avec encore plein d'ET dedans. (Sous les pavés, les extraterrestres, écrit quelqu'un dans Fiction...)

D'un simple point de vue logique, je trouve l'argument soucoupiste faible, aussi bien en examinant la période, qu'en regardant ce qui s'est passé après.
Et je ne vois toujours pas le rapport automatique entre OVNI et métaphysique.
Modifié en dernier par silramil le mer. mars 03, 2010 9:10 am, modifié 1 fois.

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silramil
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Message par silramil » mer. mars 03, 2010 9:09 am

Lensman a écrit :
Lem a écrit :
Pour parler clair, je pense que beaucoup ici sont accrochés à deux images précieuses de la SF. Celle d'un genre qui prend la science et l'avenir au sérieux – et est donc rejeté pour ces raisons même par une littérature réputée hostile à ces sujets(c'est valorisant). Celle d'un genre populaire, contre-culturel, ludique – et est donc rejeté pour ça aussi, par la même littérature réputée sinistre, élitiste et compassée (c'est si cool).

Par contre, ceux qui cultivent ces deux images n'aiment pas beaucoup, voire pas du tout, que la SF soit aussi un genre où les images MR abondent, sans parler des trucs hétéroclites. D'où, à mon avis, la quasi-impossibilité d'accepter que le déni ait pu se nourrir de ça aussi. Le premier réflexe a plutôt été de faire une contre-proposition : "la SF est un genre rationaliste et anti-religieux (c'est valorisant) – et parce qu'elle refusait les explications métaphysiques du monde, elle a été déniée". Ce qui est évidemment en contradiction totale avec l'époque où le déni s'est produit (sauf cas très particulier de censure catholique).
Pour ma part, je ne doute pas que le "phénomène" des soucoupes volantes et l'image qu'il a offert (et offre toujours) contribue à donner une image de littérature pour cinglés à la science-fiction. Par contre, je ne vois toujours pas ce que vient faire la métaphysique la dedans…
Ce que cela montre surtout, c'est le rejet qui nourrit le rejet: il n'est pas question de vraiment regarder et estimer ce qu'est la SF pour ceux qui la rejettent. Tout est bon pour mépriser, que cela soit très pertinent, moyennement pertinent ou pas pertinent du tout : les contradictions ne dérangent pas à ce niveau, du genre, "la SF , c'est trop scientifique, ce n'est pas de la vraie littérature" ou "la SF, ce n'est pas sérieux scientifiquement, ça ne peut pas être de la littérature sérieuse". Littérature "populaire", "trop scientifique", "pas assez scientifique", "pour cinglés", "mal écrite", "commerciale", "américaine"…
Mais la métaphysique, je ne vois pas où elle occupe une place particulière. Ce concept de métaphysique "basse", que tu as lancé à moment donné, mérite pour le moins d'être précisé, et il faudrait que je comprenne pourquoi tel ou tel sujet - les soucoupes volantes, les cosmonautes de la préhistoire, etc - devrait être vu comme "métaphysique", et en plus, tout de même, compris comme tel par le public et les autres acteurs culturels.

Je rappelle aussi, anecdotiquement, ma remarque sur OZMA et SETI, soutenus par des vrais scientifiques, avec du vrai financement, concernant l'écoute d'éventuels messages spatiaux des civilisations extraterrestres hypothétiques. L'idée de vie extraterrestre, y compris très évoluée (c'est le moins que l'on puisse dire), n'est donc pas perçue comme exclusivement fantaisiste dans le monde scientifique. Et elle rencontre un écho très sérieux en Union soviétique, à l'époque.
La soucoupe, par contre, c'est disqualifié.

Oncle Joe
Globalement d'accord, moi.

NB : "la soucoupe contribue à " ne signifie pas "la soucoupe est la source principale de".

Lem

Message par Lem » mer. mars 03, 2010 10:42 am

Lensman a écrit :Pour ma part, je ne doute pas que le "phénomène" des soucoupes volantes et l'image qu'il a offert (et offre toujours) contribue à donner une image de littérature pour cinglés à la science-fiction. Par contre, je ne vois toujours pas ce que vient faire la métaphysique la dedans. (…) Ce concept de métaphysique "basse", que tu as lancé à moment donné, mérite pour le moins d'être précisé, et il faudrait que je comprenne pourquoi tel ou tel sujet - les soucoupes volantes, les cosmonautes de la préhistoire, etc - devrait être vu comme "métaphysique", et en plus, tout de même, compris comme tel par le public et les autres acteurs culturels.
1) métaphysique "basse". Il y a quelques semaines, j'avais cité ici, je crois, un extrait de Schopenhauer pour reformuler la distinction : métaphysique savante / métaphysique populaire :
Par métaphysique, j'entends tout ce qui a la prétention d'être une connaissance dépassant l'expérience, c'est-à-dire les phénomènes donnés, et qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée dans un sens ou dans l'autre, ou, pour parler vulgairement, à montrer ce qu'il y a derrière la nature et qui la rend possible. Or, la grande diversité originelle des intelligences, à laquelle s'ajoute encore la différence des éducations, qui exigent tant de loisirs, tout cela distingue si profondément les hommes qu'aussitôt qu'un peuple est sorti de l'ignorance grossière, une même métaphysique ne saurait suffire pour tous. Aussi, chez les peuples civilisés, trouvons-nous en gros deux espèces de métaphysiques, qui se distinguent l'une de l'autre en ce que l'une porte en elle-même sa confirmation et que l'autre la cherche en dehors d'elle. La réflexion, la culture, les loisirs et le jugement, telles sont les conditions qu'exigent les systèmes métaphysiques de la première espèce, pour contrôler la confirmation qu'ils se donnent à eux-mêmes ; aussi ne sont-ils accessibles qu'à un très petit nombre d'hommes et ne peuvent-ils se produire et se conserver que dans les civilisations avancées. C'est pour la multitude au contraire, pour des gens qui ne sont pas capables de penser, mais seulement de croire, que sont faits exclusivement les systèmes de la seconde espèce. La foule ne peut que croire et s'incliner devant une autorité, le raisonnement n'ayant pas de prise sur elle. Nous appellerons ces systèmes des métaphysiques populaires, par analogie avec la poésie et la sagesse populaires.
Nonobstant les réserves d'usage sur "les gens incapables de penser" et autres trucs désagréables du XIXème siècle, je pense que cette distinction est assez claire.

2) Lien entre les soucoupes, les ET et cette métaphysique populaire.
Ce lien est historique. Si on fait la généalogie de ces thèmes jusqu'à leur matrice moderne, quelque part à la fin du XIXème siècle (Flammarion, Airship, bradytes, guerre des mondes, martiens, etc.), on les voit se présenter sous un double jour : physique et métaphysique. Chez Flammarion, en particulier. C'est la raison pour laquelle, dans l'un des premiers, sinon le premier essai sérieux sur la question de la vie extraterrestre publié en France (Les mondes du ciel, terres vivantes ou cimentières ? de Pierre Gauroy, Fayard 1960), on trouve en avant-propos cette mise au point (après rappel du rôle décisif de Flammarion dans la formation du concept) :
Jusqu'à ces dernières années, cependant, les motifs de croyance et d'incroyance [à la vie ET] étaient d'ordre plus sensible ou métaphysique qu'intellectuel, et l'adhésion à pareille éventualité n'avait guère matière à se légitimer.
Fait intéressant : dans ce livre de 1960, les planètes du système solaire sont examinées les unes après les autres comme biotopes extraterrestres potentiels. Et quand l'auteur en vient à Mars ("La planète du grand espoir"), le chapitre se conclut par une section intitulée Faut-il croire aux martiens ? où il liquide un certain nombre de représentations hétéroclites (la Toungounska, crash d'un possible vaisseau martien, destruction de Sodome et Gomorre comme acte de guerre martien, "mystérieuse terrasse de Balbeck", etc. ; bizarrement, ses sources semblent surtout russes.) Si Gauroy se livre à une telle démythification en 1960, c'est au minimum parce qu'il estime que le thème de la vie ET est déjà "mythifié".

Enfin, Stoczkowski l'écrit lui-même dans son essai (p. 300) :
La vision occultiste du monde adopté par les dänikeniens prend sa véritable signification en tant que sommet d'un triangle qui délimite l'espace où se déploie habituellement la spéculation métaphysique occidentale, et dont les deux autres sommets se nomment "science" et "religion".
On pense naturellement ce qu'on veut de Stoczkowski. Mais cette association du thème des soucoupes et de la vie ET à la métaphysique (populaire) n'est pas une lubie de sa part. Elle est massive dans l'affaire Matin+Planète où le thème est mêlé aux autres trucs hétéroclites ; sans parler de tout le reste, de tout ce qui naît à ce moment ou le suit, Rael, le conspirationnnisme, etc. Elle est déjà présente en 1960 puisque Gauroy estime nécessaire de l'écarter pour offrir un accès au thème de l'ET purement scientifique. Et d'où qu'on parte, on finit toujours par être renvoyé aux origines de cette configuration, à la fin du XIXème, à Flammarion dont les ambitions sont effectivement autant scientifiques que métaphysiques et religieuses (et pas seulement dans le domaine de la vie ET). Ce n'est donc pas un hasard si une recherche ovni + métaphysique donne autant de résultats. Cette association est originelle.

Avec pessimisme, j'imagine qu'Oncle lira ces lignes, puis dira : "je ne vois toujours pas le rapport avec la métaphysique". J'estime pourtant que ce rapport est bien établi. La SF des années 50-60 ne s'occupe certes pas que de soucoupes volantes. Mais si on cherche une image connue de tous, associée à la SF, explicitement classée "métaphysique" et susceptible de nourrir le déni, elle est bien là.

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silramil
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Message par silramil » mer. mars 03, 2010 10:56 am

Hum, sans vouloir pinailler, à la lecture de Schopenhauer, je ne vois pas la différence entre ce qu'on peut appeler "métaphysique" dans la SF et chez les hétéroclites.
Il s'agit apparemment de la même chose, puisque dans les deux cas la confirmation de ce qui est "métaphysique" est cherchée en dehors des êtres.
ce n'est pas par le raisonnement que les êtres "métaphysiques" sont amenés dans la SF, mais par leur présence concrète.
La SF proposerait donc (si elle en propose) de la métaphysique basse.
Tu suggères donc de confirmer la proposition "la SF, c'est de la métaphysique de bazar", pour faire avancer la cause de la SF ?

ironie mise à part, j'aimerais comprendre en quoi la métaphysique "basse" des hétéroclites se distinguerait de la métaphysique "haute" de la SF.

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silramil
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Message par silramil » mer. mars 03, 2010 11:03 am

Tu as déjà partiellement répondu à cette objection, mais je trouve important de rappeler que Däniken, le sujet principal de Stoczowsci si j'ai bien compris (et dont il fait la généalogie) a commencé à sévir à la fin des années 60.

Quant au Matin des Magiciens, il me semble qu'on peut l'interpréter comme une tentative d'OPA des hétéroclites sur la SF (en détournant ce pauvre Bergier...). Et vu qu'elle a raté complètement, ça tend à indiquer selon moi que le lien entre SF et soucoupes n'était pas bien fort avant.

Il ne faut pas exagérer l'importance des forces en jeu.
Les promoteurs de la Sf, c'est une quinzaine de personne, avec 10 000 lecteurs en France, bon an mal an, pendant les années 50.
Les fans de soucoupes, c'est une poignée d'illuminés, sans tribune régulière nette avant le Matin des Magiciens. (en toute honnêteté, je dois indiquer qu'on trouve des trucs grâtinés dans le premier Galaxie, sous la plume essentiellement de Jimmy Guieu... mais galaxie, c'est un navire en perdition à ce moment-là).

Et autour de ces agités, des millions de personnes qui n'y connaissent rien, mais se disent que ce n'est pas bien sérieux tout ça.

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Erion
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Message par Erion » mer. mars 03, 2010 11:07 am

Lem a écrit : Avec pessimisme, j'imagine qu'Oncle lira ces lignes, puis dira : "je ne vois toujours pas le rapport avec la métaphysique". J'estime pourtant que ce rapport est bien établi. La SF des années 50-60 ne s'occupe certes pas que de soucoupes volantes. Mais si on cherche une image connue de tous, associée à la SF, explicitement classée "métaphysique" et susceptible de nourrir le déni, elle est bien là.
Non. Quid de l'esotérisme ? Endroit vers lequel toutes ces élucubrations ont été rangées ?

Cela dit, je suis en train de lire "Technique et idéologie" de Lucien Sfez. Et je tombe sur ce passage :

"Même à prendre en compte les quelques narrations des auteurs, les textes [des techniciens] ne se posent pas comme des textes de fiction (sauf de très rares exceptions), mais comme des textes dénotatifs ; il ne s'agit nullement de transformer le sens des termes, d'user de métaphores, d'entrer dans un monde magique ou merveilleux qui sollicite et repousse en même temps notre croyance, mais au contraire de fixer les propositions d'objets dans des dispositifs précis ; aux objets décrits dans le texte correspondent ou peuvent correspondre des objets dans la réalité. Cette adéquation de la description textuelle à la réalité extérieure est même un trait revendiqué par les auteurs.
Il ne s'agit donc pas de science-fiction, car l'avenir décrit ne donne aucune possibilité d'interprétation, l'imagination ne peut s'évader hors de cette description qui semble alors contraindre le lecteur à adopter en tout et pour tout le projet de vie qui lui est présenté comme "réellement" à portée de main ; en effet, la description d'objets et d'opérations "prêts à porter" se change insidieusement en prescriptions. Le prétendument décrit est en réalité un prescrit et n'entraîne nullement ce qu'Atlan appelle joliment la "non-croyance efficace".
Dans la science-fiction, une distance est préservée entre ce qui se donne pour vraisemblable dans le récit et le degré de croyance que nous attachons à celui-ci. Nous le lisons avec intérêt et trouvons vraisemblable la fiction, mais nous n'y croyons pas en dehors de l'acte de lecture ; une fois le livre terminé, nous retournons à la réalité, nous retombons sur terre. Ces fictions suscitent à la fois séduction et non-croyance ; nous savons en lisant un récit qu'il ne s'agit pas du réel, mais d'une fiction. La non-croyance est un élément essentiel à toute réception d'une fiction, notamment à toute réception de science-fiction.
Or cette distance de non-croyance n'existe pas dans le type de textes que nous avons collectés (dans nos interviews). Bien au contraire, dans ces textes la croyance est attirée dans la réalité de ce qui est écrit et décrit.
Avec la technique, déjà (c'était le cas pour les machine sde Jules Verne, le lecteur hésitant entre croyance et non-croyance), mais surtout avec la technologie, tout est croyable, tout est réalisable, le domaine de l'"incroyable" mystérieux n'existe plus. Privés de cette dimension de la non-croyance qui entretient la fiction dans son élément et assure la réceptivité de l'oeuvre, il nous reste alors seulement le jeu des contradictions qui animent les différents morceaux d'image".

Ca marche aussi dans l'autre sens avec les barjoteries, elles ne sont PAS de la fiction. On peut donc légitimement estimer que la confusion vient plutôt de ça, que de la métaphysique. Si la SF est déligitimée à cause du Matin de magiciens et des barjoteries, c'est non pas à cause de la métaphysique, mais parce qu'elles sont assimilées à une "non-fiction". Donc, pas de la littérature.
"There's an old Earth saying, Captain. A phrase of great power and wisdom. A consolation to the soul, in times of need : Allons-y !" (The Doctor)
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Message par silramil » mer. mars 03, 2010 11:11 am

Erion : indépendamment du sujet et de l'argumentation, cette citation est magnifique. J'ajoute ce bouquin à ma pile à lire.

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Lensman
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Message par Lensman » mer. mars 03, 2010 11:41 am

Lem a écrit :Pour ma part, je ne doute pas que le "phénomène" des soucoupes

Avec pessimisme, j'imagine qu'Oncle lira ces lignes, puis dira : "je ne vois toujours pas le rapport avec la métaphysique". J'estime pourtant que ce rapport est bien établi. La SF des années 50-60 ne s'occupe certes pas que de soucoupes volantes. Mais si on cherche une image connue de tous, associée à la SF, explicitement classée "métaphysique" et susceptible de nourrir le déni, elle est bien là.
C'est surtout que l'extrait de Schopenhauer ne m'éclaire pas beaucoup sur la réception des soucoupes volantes. Pour l'écrasante majorité de ceux qui pensent que le phénomène existe, c'est qu'il s'agit d'extraterrestres qui nous rendent visitent. Je ne vois pas spécialement la métaphysique là dedans. On est dans du concret (si j'ose dire), du solide (hum…), ce que l'on appelle le "taule et boulon". Dans les années cinquante, il n'y a vraiment pas d'autres explications, à part les "armes secrètes" fabriquées par les militaires terrestres, russes ou américains.
Par ailleurs, j'insiste, la notion d'extraterrestre n'est pas absurde scientifiquement, même à l'époque. Je rappelle OZMA. Et il y a toute une histoire de l'hypothèse extraterrestre, qui passe par des gens très divers, pas seulement Flammarion, d'ailleurs.
Au passage, je signale que Flammarion, malgré sa passion pour le spiritisme et les maisons hantées, passé de mode, me semble plutôt perçu comme un personnage respecté et admiré, souvent cité pour la promotion qu'il a faite de l'astronomie.
Oncle Joe

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Message par Lensman » mer. mars 03, 2010 12:07 pm

Lem a écrit : Si Gauroy se livre à une telle démythification en 1960, c'est au minimum parce qu'il estime que le thème de la vie ET est déjà "mythifié".
Moi, je veut bien que ce thème ait été "mythifié". Ma foi, les esprtis des morts habitaient bien la lune, tout ce que l'on veut. La métempsychose ne date pas de la 2e moitié du XXe siècle, je suis bien d'accord!
Mais quand on parle de soucoupes volantes dans les années 50 (et largement après), on parle d'extraterrestres bien concrets qui viennent dans des vaisseaux spatiaux, Des extraterrestres comme toi et moi, si j'ose dire…
Oncle Joe

Lem

Message par Lem » mer. mars 03, 2010 12:11 pm

silramil a écrit :ironie mise à part, j'aimerais comprendre en quoi la métaphysique "basse" des hétéroclites se distinguerait de la métaphysique "haute" de la SF.
Pourquoi reprendre la distinction bas/haut alors que je ne l'emploie plus moi-même depuis que je l'ai trouvée mieux formulée chez Schopenhauer il y a quelques semaines ?
je ne vois pas la différence entre ce qu'on peut appeler "métaphysique" dans la SF et chez les hétéroclites.
Il s'agit apparemment de la même chose, puisque dans les deux cas la confirmation de ce qui est "métaphysique" est cherchée en dehors des êtres.
ce n'est pas par le raisonnement que les êtres "métaphysiques" sont amenés dans la SF, mais par leur présence concrète.
Mais qui a prétendu que la SF était de la métaphysique, proposait de la métaphysique ? Qui a prétendu que les Kant et les Leibniz du XXème siècle avaient choisi la SF pour faire leurs recherches ?
Pas moi, je t'assure.
J'essaie patiemment de répondre aux objections qu'on m'adresse sur le sens de tel mot dans telle phrase et ça peut prendre des pages, des jours… Si bien qu'à la fin, on se retrouve à ne plus re-préciser pour la énième fois l'usage du vocabulaire. A ce moment-là, il y a toujours quelqu'un pour dire :" ahah ! Donc, tu prétends…" et il faut tout reprendre depuis le début.

L'hypothèse M part d'un fait d'histoire culturelle : la métaphysique a été déchue de son statut séculaire de "science des sciences", "reine des sciences" à la fin du XIXème siècle (Nietzsche, Freud, tournant linguistique, etc.). Par métaphysique, on peut entendre la définition générale qu'en donne Schopenhauer : "tout ce qui a la prétention d'être une connaissance dépassant l'expérience, c'est-à-dire les phénomènes donnés, et qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée dans un sens ou dans l'autre, ou, pour parler vulgairement, à montrer ce qu'il y a derrière la nature et qui la rend possible." La distinction savant/populaire n'intervient pas à ce stade. "La métaphysique", c'est l'idée que le monde a un sens (une "raison", un "principe") qui peut être découvert par l'homme.
Une fois cette relation au monde établie (il y a quelque chose qui gouverne les phénomènes et ce quelque chose peut être trouvé), la distinction intervient.
La métaphysique savante cherche uniquement en elle-même, par un effort de la pensée sur elle-même, le sens, le principe, la raison. (C'est pourquoi le tournant linguistique lui est fatal : car "chercher en soi-même", c'est chercher "dans le langage". Ce qui implique que la quête de ramènera "que du langage". D'où Wittgenstein et la linguistique, etc.)
La métaphysique populaire – la religion, par exemple, mais aussi la tradition ésotérique, l'occultisme, etc – cherche en dehors d'elle-même le sens, le principe, la raison : il y a un Grand Etre, un Principe Premier qui gouverne le monde par des voies difficiles à comprendre. (C'est pourquoi la démarche scientifique lui est fatale : car ce qui gouverne le monde, c'est la causalité, tout s'explique sans recours à un Grand Etre qu'on ne voit nulle part : rasoir d'Occam, etc.)

La SF naît à peu près au moment où la métaphysique (comme rapport au monde, comme savante et populaire, comme tradition où se sont accumulés des concepts, images, idées, etc.) est déchue de son ancien statut.

La représentation traditionnelle du genre, c'est qu'il est "entièrement du côté de la science". Qu'il est foncièrement rationnel, matérialiste, anti-métaphysique (même si les auteurs peuvent jouer, délirer, se tromper, ignorer délibérément toute prudence dans l'extrapolation – peu importe). Globalement, il est vécu comme tel par ses propres acteurs. C'est l'image que Roland défend en préambule dans son papier : pas de métaphysique dans la SF, rien que de la physique. L'ontologie est celle de la science. C'est l'image qu'Oncle, Erion et d'autres défendent avec tant de vigueur. Bon.

Je crois de mon côté que cette représentation est incomplète. Qu'elle détourne pudiquement le regard de ce qui ne lui plaît pas. Et que ce faisant, elle s'empêche de se comprendre elle-même. Certes, la SF est du côté de la science. Mais qui peut ignorer qu'elle est au moins autant du côté de la métaphysique (entendue au sens le plus large : quelque chose qui n'est pas strictement physique, gouverne le monde et qu'on essaie de découvrir) ? Qui peut ignorer qu'elle est aussi la littérature des "démons de la science" – la seule littérature à avoir engendré une hallucination collective qui affecte des millions de personnes depuis soixante ans, la seule à être associée – d'une manière complexe et difficile à comprendre – à une multitude de mythes modernes et à quelque chose qui se présente comme une "vraie" religion ? Le genre ne peut se glorifier de l'influence qu'il a sur le travail scientifique (et il en a une, il suffit de connaître l'histoire de l'astronautique pour le voir) mais considérer que son influence sur la sphère du métaphysique et du religieux n'a aucune importance et ne dit rien de lui. Cet aveuglement n'est tout simplement pas rationnel.

Quant au déni, dès lors qu'on admet cet aspect de la science-fiction, il me paraît évident qu'il y a contribué. Simplement, il n'a jamais été étudié, ni même repéré jusqu'ici parce que le milieu prend grand soin de n'avoir "rien à faire avec ça". "Ça" – les trucs barjos – est au mieux présenté comme une déviation, une aberration… Et ici se noue un raisonnement en trompe-l'œil qui est régulièrement utilisé : puisque "ça" n'est pas de la SF, "ça" n'a pu jouer aucun rôle dans le déni. La forme la plus spectaculaire – populaire – du "ça", ce sont les hétéroclites. Mais les formes plus raffinées sont également soumises au raisonnement : si un dieu ou Dieu figurent dans un roman de SF, ce sont forcément des êtres matériels – donc, il n'est plus question de métaphysique. Donc, le discrédit de la métaphysique n'a pas pu jouer contre la SF puisqu'il n'y en a pas dedans. C'est le raisonnement avunculaire, très souvent. Mais il me paraît surtout inspiré par la crainte d'être associé à "ça" !

Ceci étant dit – et j'annonce à l'avance que, si je suis d'accord et heureux de continuer à discuter, je ne reviendrai pas sur "mais dans quel sens emploies-tu métaphysique ?" ou "l'influence des soucoupes volantes sur la réception de la SF n'est pas établies" ou "un dieu SF étant un être matériel, il n'est plus un dieu" ou "le mainstream aime la métaphysique"), je recite le passage de la préface où l'hypothèse est exprimée. Je pense que les termes en ont été assez discutés pour que sa réception soit désormais possible sans malentendu :
« A bien y regarder, c’était là une rencontre inévitable. La science-fiction n’a jamais hésité à s’emparer des concepts de la métaphysique : ses bornes ordinaires qu’elle transgresse joyeusement sont celles du cosmos, et le début et la fin des temps ; son ressort dramatique est toujours plus ou moins la théorie, et son ambition première l’explication finale. La SF confine volontiers au délire d’interprétation, et n’était son caractère affirmé de fiction, elle y sombrerait tout à fait. Or, quel domaine offre plus que la théologie un champ vaste et définitif à l’interrogation, à la spéculation et à l’interprétation ? (…) Il peut être fait une place dans bien des romans classiques à la religion, au mysticisme ou même (rarement) à la métaphysique. Mais le personnage de Dieu, ou d’un dieu, n’y apparaît jamais. » (Gérard Klein).
Cette observation fera sans doute sourire beaucoup de lecteurs. Le personnage de Dieu ? D’un dieu ? La théologie ? Que viennent faire ces objets dans un texte sur l’état de la science-fiction en France ? Mais il suffit de se reporter aux sources pour saisir la portée de cette remarque. Ici même, bien avant la rupture de 1914, les premiers classiques ont pour titres L’Eve future, Le cataclysme, La fin du monde, L’horloge des siècles, L’éternel Adam. Le roman qui lance Maurice Renard sur la scène littéraire en 1908 s’intitule Le docteur Lerne, sous-dieu. De l’autre côté de la Manche, le très rationnel H. G. Wells écrit (sans même mentionner les « Elois » de Time machine) L’homme qui pouvait accomplir des miracles, Un rêve d’Armageddon, M. Barnstaple chez les hommes-dieux. Vingt ans plus tard, son successeur Olaf Stapledon publie Créateurs d’étoiles et Les premiers et les derniers tandis qu’aux Etats-Unis, H.-P. Lovecraft achève une carrière littéraire presque entièrement dévolue à l’invocation des Grands Anciens dans le Mythe de Cthulhu.
Cette inscription métaphysique et religieuse traverse le siècle. Elle n’est pas systématique mais on la retrouve dans beaucoup d’œuvres de science-fiction importantes : le cycle du Non-A, celui de Dune, la Trilogie chronolytique, les Cantos d’Hypérion. Elle donne leur profondeur à des titres aussi divers que Demain les chiens et Solaris. Elle est le sujet même – le seul sujet – de Philip K. Dick. Si on écarte un instant la littérature pour scruter les objets connus du très grand public, elle devient aveuglante : King Kong, Superman, le monolithe noir de 2001, la Matrice, sont les figures d’un mythocosme peuplé de surhommes et de dieux. Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’une déviation américaine. L’œil du purgatoire (Spitz), La mort vivante (Wul), Les yeux géants (Jeury), Portrait du diable en chapeau melon (Brussolo) trahissent la même emprise en France, comme le prouvent aujourd’hui Pierre Bordage et Maurice G. Dantec.
Explorer en détail un tel sujet m’entraînerait hors des limites de cette préface. Je devrais au minimum poser le problème des fausses sciences et des phénomènes para-religieux dans lesquels la SF joue un rôle. J’aborderais une question d’esthétique, l’opposition du Beau et du Sublime, qui me ramènerait au XVIIème siècle, me pousserait à parler de philosophie et finalement à considérer mon objet moins comme une sensibilité née avec la révolution industrielle que comme un fait cognitif de grande envergure, remontant à l’antiquité et relevant pour partie du sacré. Pour ne pas sombrer à mon tour dans le délire d’interprétation, je serais contraint de renoncer à la critique et d’écrire de la science-fiction sur la science-fiction.
Ces subtilités n’ayant pas leur place ici, je me contente de formuler une hypothèse sur le déni, et les raisons pour lesquelles il s’achève. Au siècle de Nietzsche et de Freud, la métaphysique et les dieux ont déserté le champ culturel, pour la première fois depuis Homère. Qu’on puisse leur consacrer une œuvre, littéraire ou picturale, est devenu non seulement incongru, mais impossible : la catégorie qui permettait de les penser comme tels a tout simplement disparu au profit de la linguistique et de la psychologie. C’est pourquoi la science-fiction, avec son obsession pour le ciel, son intérêt pour les choses premières et dernières, ses spéculations sur la nature de l’espace et du temps et son panthéon d’entités géantes a été rejetée hors de la littérature, comme de la science. On aurait pu lui pardonner ses néologismes et son goût pour la technique ; pas ses ambitions métaphysiques qui sont apparues comme une régression, l’arrière-garde de cette « éternelle adolescence de l’esprit humain » dont parle George Steiner.
Les ados en question, auteurs et lecteurs, ont exprimé ce que leur inspirait ce jugement en se projetant dans leurs textes sous une forme transparente : celle du mutant, médiateur entre le monde des hommes et celui des forces, rejeté mais tout-puissant. Car eux n’ont jamais cru à la fin de la métaphysique. Il leur a toujours paru évident que les questions ultimes finiraient par être reposées en termes concrets : par la technique. Et c’est exactement ce qui est en train d’arriver. Que l’univers ait commencé et doive finir, que d’autres formes de vies soient possibles ailleurs, que l’homme ait les moyens de s’autodépasser génétiquement ou de créer des mondes artificiels – ces perspectives ne pouvaient pas ne pas réactiver un jour les problèmes classiques de la destination, du propre de l’homme, de l’immortalité et de la nature du réel. La science-fiction a trouvé ces problèmes là où la haute culture les avait laissés : au carrefour désert de la science, de la philosophie, de la religion et de l’art. Elle les a maintenus en vie clandestinement tout au long du XXème siècle derrière l’écran de son panthéon baroque et graduellement réaménagés avant de les transmettre dans les termes où le monde les affronte aujourd’hui : Singularité, aliens, posthumains, cybermonde.
Le philosophe Guy Lardreau a été l’un des premiers à saisir cette histoire secrète dans son essai Fictions philosophiques et science-fiction. Pour la déplorer, et appeler ses confrères à reprendre « des mains défaillantes de l’imagination la tâche d’imaginer. » Verdict sévère, comme d’habitude, mais qui sonnait quand même la fin du déni : trouver abusif le monopole des humanoïdes sur les questions métaphysiques, c’était admettre que ces questions se posaient à nouveau. Huit ans plus tard, Michel Houellebecq écrivait Les particules élémentaires, une apocalypse lente où l’homme cède volontairement la place à son successeur. Les spéculations sur la mécanique quantique et la génétique qui soutiennent le livre le rattachent techniquement à la SF mais du point de vue formel, elles sont moins significatives que le lyrisme de son prologue :
« Maintenant que la lumière autour de nos corps est devenue palpable,
Maintenant que nous sommes parvenus à destination
Et que nous avons laissé derrière nous l’univers de la séparation,
L’univers mental de la séparation,
Pour baigner dans la joie immobile et féconde
D’une nouvelle loi
Aujourd’hui,
Pour la première fois,
Nous pouvons retracer la fin de l’ancien règne. »

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silramil
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Message par silramil » mer. mars 03, 2010 12:22 pm

Lem a écrit :
silramil a écrit :ironie mise à part, j'aimerais comprendre en quoi la métaphysique "basse" des hétéroclites se distinguerait de la métaphysique "haute" de la SF.
Pourquoi reprendre la distinction bas/haut alors que je ne l'emploie plus moi-même depuis que je l'ai trouvée mieux formulée chez Schopenhauer il y a quelques semaines ?
je ne vois pas la différence entre ce qu'on peut appeler "métaphysique" dans la SF et chez les hétéroclites.
Il s'agit apparemment de la même chose, puisque dans les deux cas la confirmation de ce qui est "métaphysique" est cherchée en dehors des êtres.
ce n'est pas par le raisonnement que les êtres "métaphysiques" sont amenés dans la SF, mais par leur présence concrète.
Mais qui a prétendu que la SF était de la métaphysique, proposait de la métaphysique ? Qui a prétendu que les Kant et les Leibniz du XXème siècle avaient choisi la SF pour faire leurs recherches ?
Pas moi, je t'assure.
J'essaie patiemment de répondre aux objections qu'on m'adresse sur le sens de tel mot dans telle phrase et ça peut prendre des pages, des jours… Si bien qu'à la fin, on se retrouve à ne plus re-préciser pour la énième fois l'usage du vocabulaire. A ce moment-là, il y a toujours quelqu'un pour dire :" ahah ! Donc, tu prétends…" et il faut tout reprendre depuis le début.
Avant de me lancer dans une réflexion sur la reformulation de ton hypothèse, je précise que je ne saisis pas tes objections ici.

- tu n'as pas répondu à ma question, qui était "qu'est-ce qui distingue ce qu'il peut y avoir de métaphysique dans la SF de ce qu'il peut y avoir de métaphysique dans les hétéroclite?"
ce n'est pas en me renvoyant à Schopenhauer, dont je partais pour signaler que dans les deux cas il s'agit d'une forme populaire (... de bazar...), que tu peux me répondre, ou alors en me l'expliquant mieux.

Le fond de mon argument, c'est quand même : en mettant en avant ce qu'il peut y a voir de métaphysique dans la SF, tu réactives un argument de déni, puisque tu mets en valeur ce qu'il peut y avoir d'approximatif, de populaire, de potentiellement hétéroclite dans une SF perçue (à tort) non comme un divertissement, mais comme l'origine d'un message sur la réalité.

Et je ne dis pas que tu as dit que la SF était métaphysique. je ne vois pas d'où tu sors cet argument.
je dis que selon Schopenhauer, que tu viens d'invoquer, la SF a maille à partir avec les aspects populaires de ce qu'il définit comme étant la métaphysique.
Donc, que la mention de la métaphysique ne risque pas de donner de la dignité à la SF.

Je me replonge dans ton message.

Lem

Message par Lem » mer. mars 03, 2010 12:23 pm

Erion a écrit :
Lem a écrit : Avec pessimisme, j'imagine qu'Oncle lira ces lignes, puis dira : "je ne vois toujours pas le rapport avec la métaphysique". J'estime pourtant que ce rapport est bien établi. La SF des années 50-60 ne s'occupe certes pas que de soucoupes volantes. Mais si on cherche une image connue de tous, associée à la SF, explicitement classée "métaphysique" et susceptible de nourrir le déni, elle est bien là.
Non. Quid de l'esotérisme ? Endroit vers lequel toutes ces élucubrations ont été rangées ?
Voyons, Erion… Il suffit d'aller voir n'importe quel article sur l'ésotérisme :
En résumé, tout enseignement ésotérique comporte une partie exotérique (pour le profane) et une partie ésotérique (pour l'initié). En principe, la partie de l'enseignement « cachée » au profane ne contredit pas l'enseignement donné au public. Il apporte en général un « deuxième sens » aux aspects de l'enseignement exotérique. Il l'ouvre sur des états de conscience supérieurs, sur des perspectives métaphysiques.
Si la SF est déligitimée à cause du Matin de magiciens et des barjoteries, c'est non pas à cause de la métaphysique, mais parce qu'elles sont assimilées à une "non-fiction". Donc, pas de la littérature.
Tu ne peux pas raisonner comme ça. Même toi, tu ne peux pas.
En suivant ce raisonnement, en l'appliquant à d'autres domaines pour voir ce qu'il donne, on obtient ça :
Si [romancier X] est déligitimé à cause de [son essai antisémite Y], c'est non pas à cause de ses idées politiques mais parce qu'il est assimilé à une "non-fiction". Donc c'est pas de la littérature.

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Message par MF » mer. mars 03, 2010 12:28 pm

Lem a écrit :1) métaphysique "basse". Il y a quelques semaines, j'avais cité ici, je crois, un extrait de Schopenhauer pour reformuler la distinction : métaphysique savante / métaphysique populaire :
Par métaphysique, j'entends tout ce qui a la prétention d'être une connaissance dépassant l'expérience, c'est-à-dire les phénomènes donnés, et qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée dans un sens ou dans l'autre, ou, pour parler vulgairement, à montrer ce qu'il y a derrière la nature et qui la rend possible. Or, la grande diversité originelle des intelligences, à laquelle s'ajoute encore la différence des éducations, qui exigent tant de loisirs, tout cela distingue si profondément les hommes qu'aussitôt qu'un peuple est sorti de l'ignorance grossière, une même métaphysique ne saurait suffire pour tous. Aussi, chez les peuples civilisés, trouvons-nous en gros deux espèces de métaphysiques, qui se distinguent l'une de l'autre en ce que l'une porte en elle-même sa confirmation et que l'autre la cherche en dehors d'elle. La réflexion, la culture, les loisirs et le jugement, telles sont les conditions qu'exigent les systèmes métaphysiques de la première espèce, pour contrôler la confirmation qu'ils se donnent à eux-mêmes ; aussi ne sont-ils accessibles qu'à un très petit nombre d'hommes et ne peuvent-ils se produire et se conserver que dans les civilisations avancées. C'est pour la multitude au contraire, pour des gens qui ne sont pas capables de penser, mais seulement de croire, que sont faits exclusivement les systèmes de la seconde espèce. La foule ne peut que croire et s'incliner devant une autorité, le raisonnement n'ayant pas de prise sur elle. Nous appellerons ces systèmes des métaphysiques populaires, par analogie avec la poésie et la sagesse populaires.
Nonobstant les réserves d'usage sur "les gens incapables de penser" et autres trucs désagréables du XIXème siècle, je pense que cette distinction est assez claire.
Pour être claire, elle l'est.

"Métaphysique basse" est donc l'ensemble des "connaissances dépassant l'expérience", "qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée", "qui ne sont accessibles qu'à un très petit nombre d'hommes" et dans lequel "la foule ne peut que croire".

Vois tu une différence avec l'occultisme ?
Le message ci-dessus peut contenir des traces de second degré, d'ironie, voire de mauvais esprit.
Son rédacteur ne pourra être tenu pour responsable des effets indésirables de votre lecture.

Lem

Message par Lem » mer. mars 03, 2010 12:29 pm

Lem a écrit :Mais qui a prétendu que la SF était de la métaphysique, proposait de la métaphysique ? Qui a prétendu que les Kant et les Leibniz du XXème siècle avaient choisi la SF pour faire leurs recherches ?
Pas moi, je t'assure.
silramil a écrit :Et je ne dis pas que tu as dit que la SF était métaphysique. je ne vois pas d'où tu sors cet argument.
silramil a écrit :La SF proposerait donc (si elle en propose) de la métaphysique basse.
Tu suggères donc de confirmer la proposition "la SF, c'est de la métaphysique de bazar",

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