Seigneur Dieu ! Adamski avait raison !!!Lem a écrit :Sur l'acuité de l'observation, l'époque, et la raison d'être de ce style "plat" et "niveau quatrième", une dernière citation. Il s'agit d'un extrait d'un article de 1992 intitulé Approches du désarroi (dernière partie : "la poésie du mouvement arrêté"), essentiellement consacré à la publicité, à l'urbanisme et aux nouvelles normes de la vie sociale, telles que MH les discernait il y a donc près de vingt ans maintenant. Il y a beaucoup de bonnes choses dans ce papier (dont l'impeccable : "En mai 68, j'avais dix ans. Je jouais aux billes et je lisais Pif le chien ; la belle vie.") ; je pense qu'il restera et qu'on peut le lire avec profit, encore aujourd'hui : son catalogue de visions est loin d'être épuisé. On le trouve dans le recueil Interventions 2 :
(…) On peut observer le phénomène chaque fois qu'un système de réservation informatique tombe en panne (c'est assez courant) : une fois donc l'inconvénient admis, et surtout dès que les employés se décident à utiliser leur téléphone, c'est plutôt une joie secrète qui se manifeste chez les usagers ; comme si le destin leur donnait l'occasion de prendre une revanche sournoise sur la technologie. De la même manière, pour réaliser ce que le public pense au fond de l'architecture dans laquelle on le fait vivre, il suffit d'observer ses réactions lorsqu'on se décide à faire sauter une de ces barres d'habitation construites en banlieue dans les années 1960 : c'est un moment de joie très pure et très violente, analogue à l'ivresse d'une libération inespérée. L'esprit qui habite ces lieux est mauvais, inhumain, hostile ; c'est celui d'un engrenage épuisant, cruel, constamment accéléré ; chacun au fond le sent, et souhaite sa destruction.
La littérature s'arrange de tout, s'accomode de tout, fouille parmi les ordures, lèche les plaies du malheur. Une poésie paradoxale, de l'angoisse et de l'oppression, a donc pu naître au milieu des hypermarchés et des immeubles de bureaux. Cette poésie n'est pas gaie ; elle ne peut pas l'être. La poésie moderne n'a pas plus vocation à bâtir une hypothétique "maison de l'Etre" que l'architecture moderne n'a vocation à bâtir des lieux habitables ; ce serait une tâche bien différente de celle qui consiste à multiplier les infrastructures de circulation et de traitement de l'information. Produit résiduel de l'impermanence, l'information s'oppose à la signification comme le plasma au cristal ; une société ayant atteint un palier de surchauffe n'implose pas nécessairement mais elle s'avère incapable de produire une signification, toute son énergie étant monopolisée par la description informative de ses variations aléatoires. Chaque individu est cependant en mesure de produire en lui-même une sorte de révolution froide, en se plaçant pour un instant en dehors du flux informatif-publicitaire. C'est très facile à faire ; il n'a même jamais été aussi simple qu'aujourd'hui de se placer, par rapport au monde, dans une position esthétique : il suffit de faire un pas de côté. Et ce pas lui-même, en dernière instance, est inutile. Il suffit de marquer un temps d'arrêt ; d'éteindre la radio, de débrancher la télévision ; de ne plus rien acheter, de ne plus rien désirer acheter. Il suffit de ne plus participer, de ne plus savoir ; de suspendre temporairement toute activité mentale. Il suffit, littéralement, de s'immobiliser pendant quelques secondes.
Oncle Joe