Le_navire a écrit :oui c'est fort bien, et tu racontes ça de manière agréable, les copains dont ce n'est pas le fort t'en seront reconnaissants, je n'en doute pas une seconde (c'est sincère, là, pas ironique).
Mais tu ne réponds pas à ma question :
En quoi la légende spécifique du Graal est-elle, je te cite : "consécutive au progrès du culte marial" ?
Épisode 1 : la Vierge Marie se trouve une famille
L'attention spécifique au culte de la Vierge fut dès les premiers siècles un casse-tête pour les théologiens d'Orient comme d'Occident. Comment intégrer cette figure à l'ordre si difficilement construit de la christologie post-nicéenne ?
La figure de Marie n'a pas de base scripturaire. Le Nouveau Testament en parle peu ou de manière très symbolique (Apocalypse). Les Pères de l'Église se sont parfois disputé à son sujet, les uns (Tertullien) insistant sur sa nature "femelle"et pécheresse, et donc secondaire, les autres (Origène) mettant en avant la sainteté de sa participation au mystère de l'Incarnation. C'est ainsi que peu à peu naquit l'idée d'un rôle particulier de la bientôt "Mère de Dieu" dans le drame de la Passion et le salut des hommes.
Cette petite disgression théologique m'amène au point suivant : à mesure que le personnage de la Vierge prend de l'importance et de la profondeur au sein du corpus théologique, les questions sur sa nature, son existence historique, sa parenté vont aller croissant.
Vierge et Sainte, à l'image de l'Église, Marie va peu à peu échapper au sort de la gente féminine et se libérer de la malédiction attachée aux filles d'Ève. La volonté de la soustraire aux faiblesses de son sexe entraîne la question de sa propre conception : comment échapperait-elle au péché originel si elle est comme nous tous le fruit de la consommation charnelle ? On invente alors l'idée de l'Immaculée conception, inspirée des écrits de St Augustin ( idée définitivement installée au 13° et érigée en dogme au 20° siècle seulement). La Vierge y est désormais décrite comme le fruit "immaculé" du chaste baiser qu'échangèrent ses parents, Anne et Joachim, devant la porte Dorée de Jérusalem.
Épisode 2 : la longue migration des reliques de Palestine vers l'Occident
Que savait-on des parents de la Vierge ? Presque rien, si ce n'est quelques passages dans des apocryphes rejetés par l'Église primitive. On se chargea donc de lui fabriquer un copieux arbre généalogique, d'autant plus volumineux que chaque abbaye de France, d'Italie ou d'Angleterre prétendait détenir une relique ramenée des Croisades. C'est ainsi que l'on assista au pullulement de reliquaires abritant les phalanges de Ste Marie-Salomée, l'annulaire de Maria-Cleophas ou la rotule de ste Élisabeth...
Mais dans cette course à l'échalotte animée par l'appât du gain (les immenses retombées des pélerinages et dons de toute sorte), certaines communautés ecclésiastiques, inspirées par des Vies de Saints (Legenda Aurea) rédigées fort à propos, se réclamèrent d'une filiation -spirituelle- directe avec les figures réelles ou fictives de l'Histoire Sainte.
Rome ayant donné le La en se prévalant du double patronage de Pierre et Paul, on assista à une guerre des Vies de Saints, chaque archidiocèse revendiquant une antiquité supérieure à son voisin pour réclamer la primatie, chaque évêque bavant d'envie devant la perspective d'être élevé au rang d'archevêque...
On se souvint donc du récit de la vie de Sainte Marthe directement arrivée de Palestine avec sa soeur Marie, l'ermite de la grotte de la Baume, qu'on ne tarda pas à assimiler à la pécheresse de l'Évangile oignant le Christ, à la soeur de Lazare reprochant au Christ son retard, aux femmes éplorées se tenant devant le crucifié et à celle qui entrevit le Christ au Jardin des Oliviers...Ni une, ni deux : voilà Marie-Madeleine inventée et avec elle tout le mystère de l'Orient ramené en Provence .La formule ayant eu du succès, quelques années plus tard le miracle bienvenu de la translation de la Maison de la Vierge d'Éphèse à Lorette ouvra de nouvelles perspectives au marché du pélerinage (réduit depuis que les Turcs avaient remplacé les Arabes en Terre Sainte).
Cette migration des lieux sacrés en Occident ne pouvait s'arrêter aux frontières de la Provence. À Dieu ne plaise, Saint-Jacques de Compostelle pouvait bien accueillir les derniers jours (ré-écrits) de l'apôtre des "Mata-moros", tandis que Venise récupérait St Marc peu enthousiaste à l'idée de mourir à Alexandrie, cité d'infidèles enturbannés et de schismatiques endurcis...
Épisode 3 : comment Avalon est-elle devenue la préfiguration de la Jérusalem céleste ?
Et Avalon dans tout ça ? Le petit périple provencal avait donné des idées aux moines de Glastonbury qui avaient retrouvé -par pur hasard- les dépouilles d'Arthur et de sa Guenièvre. Mais comment intégrer toute ces païenneries à une respectable Vie de Saint (et ses retombées) ? Fort heureusement, le pouvoir politique n'étant pas tout à fait étranger à cette mode pour la Matière de Bretagne, on eut l'idée d'opérer un savant syncrétisme entre ces traditions disparates.
Ainsi, sur la base de l'
Historia politique rédigée par Monmouth, on broda un canevas sur la sainte parenté de la Vierge et le rôle sacré de son cousin Joseph d'Arimathie porteur d'un saint Calice qu'il eut l'heureuse idée de transporter en Provence puis en Bretagne. Le Graal, qui n'était initialement qu'un objet magique parmi d'autres chez Chrétien de Troyes, se voyait dans le même temps assimilé à ce saint Calice, et dès lors modifiait l'essence même de la Matière de Bretagne, transformée en épopée chrétienne. Les parents du Christ en fixant en Bretagne le siège de son Saint-Sang, donnaient sans le vouloir une légitimité particulière à leurs descendants, Arthur... et les Plantagenêts. Les terres barbares de l'extrême-Occident étaient ainsi promues comme le siège de la Parousie (le "Réveil" d'Arthur imitant celui du fameux Empereur des Derniers Jours sensé terrasser l'Antéchrist dans les légendes allemandes). Avalon préfigurant en quelque sorte la Jérusalem céleste rêvée et espérée ...
Cette confusion du profane et du sacré, qui était en germe dans le pseudo-Évangile de Nicodème, trouva très vite dans le récit du franc-comtois Robert de Boron (début 13°) sa version ultime : à la fois Vie de Saint encensant Glastonbury et ses reliques, oeuvre littéraire de divertissement et panégyrique politique à la solde du pouvoir.
Chose qu'exploiteront à merveille les souverains anglais qui se prévaleront souvent devant leurs rivaux français de cette divine ascendance. À Westminster, ainsi qu'en diverses églises anglaises, il n'est pas rare de trouver les motifs entremêlés de la rose mariale et de la rose Plantagenêt. C'est que entre temps, le culte marial s'était à ce point imposé que les théologiens avaient réussi le tour de passe passe de remplacer dans l'arbre généalogique royal du Christ, Joseph le charpentier par Marie elle-même. Cela contrevenait aux Évangiles qui fixaient par le détail les générations séparant Adam de Joseph...mais au prix d'une habile manoeuvre l'arbre de Jessé avait fini par accueillir la Madone et son bambino. N'était-elle pas la "rose des roses", la tige des "fleurs de lys" , la Femme de l'Apocalypse, cette lumière dans les ténèbres qui affermit les rois et permet de recycler les fêtes païennes de la lumière ?
Étrange rencontre que la propagande d'une monarchie, la convoitise et l'orgueil de quelques moines, la matière informe d'une mythologie païenne et le génie syncrétique de la littérature ? La littérature a parfois des pouvoirs mystérieux ....