Lensman a écrit :C'est un peu pour cela que j'essayais de pousser Lem à dire que, ce qu'il entendait par "métaphysique", c'était "spéculation" (ou "conjecture", comme disait Versins, mais peut-être est-ce même un peu restrictif). Mais apparemment, ce n'est pas ce qu'il veut dire, et là j'aimerais bien qu'il crache le morceau, si morceau il y a.
Je n'avais pas réalisé que c'était un interrogatoire.
Spéculer (v.i.) : 1. LITT. Réfléchir sur une question, en faire un objet de réflexion, d'étude. (Larousse Encyclopédique).
Métaphysique (n.f.) 1. Partie de la réflexion philosophique qui a pour objet la connaissance de l'être, la recherche des premiers principes et des causes premières (idem).
On peut spéculer sur des sujets non-métaphysiques : les mœurs, l'avenir du réseau informatique, la stratégie militaire.
On peut spéculer sur des sujets métaphysiques : la nature du temps, de l'être, du moi.
A la fin du XIXème siècle, la métaphysique a été considérée comme un sujet clos. Freud a dit : le moi n'est pas immatériel et éternel, c'est de la physiologie et de la narration. Nietsche a dit : la nature de l'être, c'est de la religion déguisée. Wittgenstein a dit : la nature du temps, c'est une mauvaise utilisation de la langue.
Ce moment, c'est celui que Systar a résumé sous l'appellation de "soupçon" ou de "tournant linguistique". Du coup, ces sujets, ces approches ont déserté les champs culturels dont ils étaient depuis les Grecs considérés comme la partie la plus noble (on appelait parfois la métaphysique "la reine des sciences"). Comment Artaud ou Michaux spéculent-ils sur l'être ou le moi, au XXème siècle : non en maniant des concepts mais en actes, en détruisant le langage pour – peut-être – apercevoir s'il reste quelque chose dessous.
Je ne peux pas cracher le morceau plus clairement, Oncle. Si tu ne comprends toujours pas de quoi je parle, mieux vaut arrêter ici cette conversation.
Hypothèse : la spéculation métaphysique, chassée de ses anciennes terres au début du XXème siècle, s'est réfugiée dans la SF dont elle est vite devenue l'un des principes actifs. Comment ? Pour aller vite : en se déguisant en spéculation scientifique (l'extrait donné plus haut de
Time machine le montre bien). Pourquoi est-ce si fascinant, quand on lit de la SF, de tomber sur une hypothèse qui remet en cause la nature de l'espace et du temps et en déduit les conséquences logiques ? Parce que ce type de spéculation a vingt-cinq siècles, que ses objets ont quelque chose à voir avec notre nature profonde et que, quand on les manipule, on éprouve un frisson particulier à l'idée d'avoir accès à la une réalité fondamentale. D'où mon hypothèse numéro 2 : la culture occidentale ayant jugé l'adoration des arrières-mondes (l'expression est de Nietzsche) comme un trait infantile de la pensée, ce jugement s'est transféré à la SF et ceci s'ajoute aux nombreuses raisons déjà bien identifiées de son rejet par la culture ambiante.
Peut-on envisager un moyen de prouver cette hypothèse ?
Peut-être. Reprenons un exemple dans la liste des spéculations "généralistes" du début : l'avenir du réseau informatique. Cet objet n'est pas métaphysique et on très bien imaginer des essais ou des fictions qui développeraient une spéculation à son sujet. En tant que lecteur de science-fiction, je suis a priori intéressé par un roman qui traite des conséquences sociales massives de l'informatisation. Mais si je m'examine avec attention, j'avoue que le texte me décevra, me paraîtra rester en-deçà de ses possibilités s'il ne débouche pas, à un moment ou à un autre, sur un événement métaphysique (émergence d'une conscience virtuelle, transformation profonde de la psyché humaine, création de "gestalts" groupant plusieurs humains reliés, etc.) Pour moi, le sense of wonder, l'éblouissement, ne naît vraiment que dans ce genre de culminations que, précisément, tout le reste de la culture juge infantiles et refuse.
Relue avec ce critère en tête, il me semble que l'histoire de la SF se révèlerait au moins partiellement structurée par la recherche, l'amplification, la maximisation de ce type de culminations. Je ne dis pas toute la SF. Dans la préface, j'ai bien précisé que "ce n'était pas systématique". Il n'y en a pas dans
Tous à Zanzibar, effectivement. Mais il y en a tellement ailleurs que refuser de considérer cette hypothèse sérieusement, l'assimiler à une lecture hétéroclite du corpus me paraît vraiment léger.