Comme je l'ai expliqué il y a quelques dizaines de pages, le choix de l'expression "variable cachée" (et non "secrète") était un hommage à Einstein et à son espoir déçu d'annuler le caractère lacunaire de la physique quantique en postulant des facteurs de causalité encore inconnus mais que l'on pourrait théoriquement découvrir. Le terme est célèbre dans la littérature scientifique, il est © Albert et il m'a plu de le recycler pour exprimer un espoir similaire dans notre propre domaine, quitte à être déçu moi aussi.
Par ailleurs, je connais assez bien le corpus critique de la science-fiction et je ne me souviens pas y avoir jamais vu autre chose que de très brèves allusions à la teneur métaphysique des problématiques du genre (il suffit de resurvoler ce fil pour constater qu'au minimum, cette idée est tout sauf familière). Quant à l'hypothèse selon laquelle ce serait l'une des sources du rejet/déni, je ne crois pas l'avoir jamais vue formulée nulle part. "Variable cachée" est donc une forme adéquate pour exprimer l'hypothèse. J'aurais pu écrire "facteur inaperçu" ou "cause non encore repérée" mais j'aurais perdu la tonalité einsteinienne.
Il n'y a vraiment pas de quoi en faire toute une histoire sauf, bien sûr, si on est soi-même mû par une variable cachée.
Roland me fait sourire avec ses truismes et ses tout-le-monde-est-d'accord. Irais-je jusqu'à y déceler une petite tendance à voler au secours de la victoire ? Ici même, il écrit que "personne ne nie plus que la science-fiction aborde des questions que l'on peut à la base qualifier de métaphysiques". Mais dans son papier de Bifrost, on chercherait en vain l'expression d'un tel consensus. En revanche, les contre-sens y abondent, tel par exemple celui-ci :
Deux erreurs en trente mots !Même chez les plus "mystiques" des écrivains de sf, la métaphysique est réductible à la physique. C'est néanmoins une hypothèse diamétralement opposée que développe SL dans sa préface. Poursuivant sa quête des raisons du déni…"
1) L'affirmation originelle est fausse. Il suffit de lire Dick.
2) L'affirmation seconde est fausse. Roland écrit (usage délibéré de "néanmoins" et de "diamétralement opposée") que mon hypothèse s'oppose au fait que la sf traite les problèmes métaphysiques de façon physique. Or j'ai écrit dans la préface (et je n'ai cessé de le répéter depuis) :
Autrement dit : la sf s'est emparés de problèmes métaphysiques classiques que la culture jugeaient disqualifiés et en a fait des objets scientifiques ou techniques qui sont la forme sous laquelle nous les percevons aujourd'hui.Car eux (les lecteurs, les auteurs) n'ont jamais cru à la fin de la métaphysique. Il leur a toujours paru évident que les questions ultimes finiraient par être reposées en termes concrets : par la technique. Que l'univers ait commencé et doive finir, que d'autres formes de vie soient possibles ailleurs, que l'homme ait les moyens de s'autodépasser génétiquement ou de créer des mondes artificiels – ces perspectives ne pouvaient pas ne pas réactiver un jour les problèmes classiques de la destination, du propre de l'homme, de l'immortalité et de la nature du réel. La sf a trouvé ces problèmes là où la haute culture les a laissés (…) et graduellement réaménagés avant de les transmettre dans les termes où le monde les affronte aujourd'hui : Singularité, aliens, posthumains, cybermonde.
Roland aurait pu commencer par recenser cette partie de mon discours clairement. Il aurait été plus crédible, ensuite, pour en discuter la portée sur le problème du déni/rejet. Au lieu de ça, il s'est précipité sur Ad majorem dei gloriam, Lovecraft, Eliade, Hutin – trop heureux de me ranger parmi les hétéroclites, même pour rire. Et c'est pour ça que ce fil a mis si longtemps à clarifier ses propres conditions d'existence : parce qu'avant de pouvoir formuler les vrais enjeux de la discussion, il a fallu dissiper les mirages créés par la lecture wagnérienne.
Ceci étant dit, on en vient enfin à l'hypothèse elle-même : la teneur métaphysique de la sf, variable cachée (cause encore non repérée) de l'arc-réflexe "sf = truc pour ado", et donc part du déni. Roland, toujours nuancé, juge que c'est n'importe quoi ; on peut espérer que dans trente ou quarante pages, il trouvera ça crédible mais ici et maintenant, ce n'est pas le cas et son argument dans Bifrost est celui-ci :
Dans une société où les élites intellectuelles et littéraires (puisque ce sont elles qui émettent les jugements de valeur et font les réputations) seraient restées massivement christianisées, à tout le moins soucieuses de questions métaphysiques, cet argument serait recevable. Mais comme on l'a déjà évoqué, il me semble qu'en 1953, date de l'introduction du vocable sf et du commencement de son identification comme genre à part entière, les cadres de perception politiques, et en particulier communistes, étaient infiniment plus prégnants. Gérard a dit quelque chose au sujet de l'intérêt que les catholiques ont porté ou pu porter à la sf et j'ai fait aussi deux ou trois expériences du même genre. Par contre, je me souviens que quand je tenais ma chronique hebdo dans l'Huma, je recevais chaque semaine ou presque des lettres de protestation et j'ai même eu droit à une pétition du groupe communiste de l'Assemblée nationale (avec George Moustaki en renfort !) demandant mon renvoi du journal.ce n'est pas la "variable cachée" qui susciterait déni et rejet, mais le fait que la science-fiction n'apporte pas de réponse métaphysique
Mais même en postulant que la contre-hypothèse de Roland soit plausible (et elle l'est, au moins à titre d'hypothèse), un paradoxe apparaît lorsqu'il en dévide le fil logique :
Comme je l'ai dit plus haut, je suis globalement d'accord avec cette analyse. Il me semble qu'elle met le doigt sur l'origine la plus basse de l'arc sf-truc-pour-ado – que c'est une reformulation de l'hypothèse métaphysique, quoi. Le problème, c'est qu'on ne peut pas à la fois la soutenir et soutenir en même temps sa version contraire : que la sf a été rejetée/déniée parce qu'elle était excessivement rationnaliste. Sauf si Roland fait un nouveau contre-sens et opposant le déni (intellectuel et culturel) au succès (éditorial et commercial) comme s'ils s'opposaient alors qu'ils sont liés. Je l'ai suggéré il y a quelques jours en réécrivant sa proposition : "Planète a sans doute fait autant pour faire connaître la SF au grand public que Fiction et Galaxie réunis" et c'est bien l'une des raisons du déni.La métaphysique est un domaine en or pour les hétéroclites. Plutôt qu'une cause du déni de la science-fiction, j'y verrais plutôt une raison de son succès : Planète a sans doute fait autant pour faire connaître la SF au grand public que Fiction et Galaxie réunis. Là réside peut-être un malentendu, une assimilation de la science-fiction aux hétéroclites que l'existence d'auteurs populaires comme Jimmy ou Richard Bessière ne pouvait que renforcer.
J'attends son avis, et le vôtre.