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par Lem » dim. nov. 29, 2009 6:01 am
OK.
En attendant les Tables de Klein et sous réserve que Roland ne rétablisse le mélo comme facteur décisif du déni, je reformule mon propos en faisant un pas de plus :
1) La Sf en France, compte tenu de son ancienneté, de la notoriété de ses parrains après la deuxième guerre mondiale, de son audience (jamais extraordinaire mais réelle), de sa proximité avec un certain nombre de courants prestigieux, des auteurs mainstream qui l'ont fréqentée ou qu'elle a produits, ne devrait pas être à ce point invisible dans l'histoire littéraire et, au-delà, les représentations générales. Surtout quand on compare sa non-inscription à celles d'autres genres comme le roman policier qui, eux, sont reconnus. Qu'on nomme le phénomène rejet, déni, invisibilité, dissolution, au fond peu importe. Il m'intéresse comme problème. Comme problème historique et critique car je postule qu'il est en train de s'achever.
2) Des facteurs traditionnels ont été proposés depuis longtemps pour expliquer ce phénomène : rôle de la science dans le genre, origine américaine, mauvaise réputation littéraire (chacun de ces facteurs pouvant être décomposés en sous-catégories diverses) pour ne citer que les plus récurrents. Mais j'estime qu'ils ne suffisent pas car
3) Ces mêmes facteurs auraient pu être invoqués pour admettre la sf dans la littérature française. Le caractère fondateur de Jules Verne, la coprésence lointaine de Jarry aux origines, le succès de Wells, la brève ouverture de la NRF dans les années 10 aux formes les plus générales de ce qu'on appelait "le roman d'aventure" – Stevenson était adulé –, l'envergure de Rosny (il était dans le jury du premier prix Goncourt) et sa légitimité auprès des scientifiques de l'entre-deux-guerres, la gloire de Queneau et celle de Caillois, les noms prestigieux rassemblés autour de la pataphysique et de l'Oulipo, l'intérêt du Nouveau Roman pour les descriptions techniques, la permanence du courant surréalisant de la sff (parti de Jarry, passé par Dunan, Spitz, Daumal, Curval, Drode, Brussolo, Limite et aujourd'hui Damasio)… tous ces indices dessinent la représentation que la littérature française aurait pu se faire de la sf : une forme étrange, versatile, capable de produire des romans d'aventure pure comme des livres plus philosophiques ou poétiques, apte à s'intéresser à la science et à la technique, mais aussi de justifier par la logique de pures constructions d'images ou de métaphores ; bref, une sorte de laboratoire littéraire permanent. Dans cette optique, l'arrivée de la science-fiction américaine à partir de 1950 aurait été perçue comme l'adjonction d'une aile ultramoderne au laboratoire, au lieu de l'importation d'un "nouveau genre" (à la même époque, le roman noir américain a été perçu comme la rénovation du vieux roman policier européen, non comme une chose inédite). Certains l'ont d'ailleurs perçue comme telle : Dick ne fut-il pas proposé pour être élu au Collège de Pataphysique après Ubik ? La notoriété française d'auteurs aussi divers que Lovecraft, Bradbury ou Van Vogt aurait été rapportée sans problème à la diversité des activités du laboratoire.
La SF comme genre étrange né de l'effondrement du roman classique au début du XXème siècle, jouant sur la science et la logique, produisant des textes bizarrement déviés (Artaud et Michaux nous ont habitués à pire), tangeanté par des figures atypiques comme Kafka et Borgès, modernisé par les auteurs américains à partir des années 50… Il n'y a pas beaucoup d'efforts à faire pour sentir cette place virtuelle – pour la deviner. Il n'y a pas d'uchronie à inventer pour remanier le passé dans un sens plus favorable. Tous les éléments cités plus haut sont exacts. La place est là : il suffit de connaître son existence pour la voir apparaître, comme en surimpression sur l'histoire littéraire "normale". Mais le fait est que ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. Au lieu de cette place, certes excentrée mais tout à fait honorable : rien.
D'où le postulat de la variable cachée.
Si les choses ne se sont pas passées comme ça, c'est qu'un facteur supplémentaire a compromis cette perception. L'a empêchée. Un facteur supplémentaire qui est spécifique à la SF. Car qui ne voit, dans le résumé des arguments au point 3, qu'une part de l'essence de la sf fait défaut ; qu'il y manque quelque chose, sa part la plus essentielle que j'appelle, à défaut d'un meilleur terme sense of wonder, et qui empêche de l'assimiler simplement à un jeu littéraire un peu tordu ?
Si les choses ne se sont passées comme ça, c'est que la littérature française n'avait aucune place pour cet émerveillement. Qu'elle ne le ressentait pas. Qu'il lui était inassimilable.
Et je fais l'hypothèse que l'origine de cet émerveillement est à chercher dans la métaphysique.
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Si vous êtes d'accord avec tout ce qui précède l'hypothèse elle-même, j'explique ce qui la justifie.