Pour ceux que le sujet M intéresse encore, deux idées d'enquêtes (car tel était le but au départ : essayer d'imaginer comment vérifier l'hypothèse).
1) La coïncidence assez spectaculaire entre le discours de Renard et celui de Wertenbaker sur la relation de la sf à l'inconnu et au mystère et la quasi-identité des formules qu'ils emploient. Wertenbaker, dans sa lettre, essaie d'enrichir la première définition de la sf que Gernsback a donné dans son édito d'Amazing n°1. Or, Wertenbaker est le premier auteur à avoir publié une nouvelle inédite dans Amazing, c'est à dire sous le nouveau label. Et cette nouvelle,
L'arrivée des glaces, est une histoire de dernier homme. Elle commence comme ça :
C'est étrange d'être seul, et d'avoir si froid. D'être le dernier homme sur la Terre…
La neige tournoie silencieusement autour de moi, incessante et morne. Et isolé dans ce minuscule recoin blanc indiscernable d'un monde brumeux, je suis sans aucun doute la créature la plus solitaire de tout l'univers. Combien de millénaire se sont écoulés depuis que j'ai eu pour la dernière fois une véritable compagnie ? Je suis seul depuis longtemps mais jadis, il y avait des gens, des êtres de chair et de sang.
N'est-il pas frappant de constater que le premier texte inédit de
science-fiction retrouve le sujet du premier grand classique de la protosf,
Le dernier homme de Grainville ? Ce thème est très riche, il a été l'un des plus structurants de l'histoire du genre. Mary Shelley en a donné sa propre version, Camille Flammarion l'a repris en réutilisant le nom du personnage de Grainville (Omegar), il me semble qu'il est sous-jacent aux derniers chapitres de
Time Machine avec la vision de la plage de la fin des temps, M. P. Shiel l'a repris à son tour dans
Le nuage pourpre, etc… La sf classique (labellisée) l'a souvent recyclé et il est encore d'actualité aujourd'hui (Houellebecq, évidemment, dans
Les particules élémentaires, mais aussi Bordage avec
Les derniers hommes, Atwood avec
Le dernier homme, etc.)
Suggestion d'enquête : d'où vient ce thème ? La littérature eschatologique semble une origine assez vraisemblable mais il faut vérifier. Sa réification au début du XIXème siècle ne traduit-elle pas, d'une manière ou d'une autre, un début d'angoisse devant la puissance des systèmes du monde totalement matérialistes (laplaciens) qui font de l'humain non pas un être élu mais une espèce comme une autre, éventuellement promise à l'extinction. Il me semble qu'il y a là beaucoup de choses à découvrir.
2) Une remarque de l'inusable Maurice Renard sur Camille Flammarion, toujours extraite de son article originel de 1909 :
Avant Wells, les rares ouvriers de ce qu'on devait nommer plus tard le merveilleux-scientifique ne se sont livrés à son œuvre que de loin en loin, occasionnellement et, semble-t-il, par jeu. Tous l'ont traité comme une fantaisie sans lendemain : aucun ne s'y est spécialisé. La plupart l'ont combiné avec d'autres éléments : Cyrano de Bergerac en fait un support d'utopies ; Swift l'utilise comme armature à dresser des satires ; de nos jours, Flammarion lui demande de concrétiser un peu certaines métaphysiques trop abstraites pour le lecteur moyen…
Il suffit de connaître un peu Flammarion pour comprendre le reproche que lui adresse Renard : ses livres mélangent faits et fictions, astronomie et métaphysique, réalisme et spiritisme, etc. (Il y a eu plusieurs remarques ici sur le spiritisme, la métapsychique, et le sujet me paraît effectivement très riche lui aussi). Le plus célèbre d'entre eux,
La fin du monde (1893), a eu un très grand retentissement. Il a été traduit partout (et même adapté dans les années 20 par Abel Gance). A son sujet, Bleiler observe dans son encyclopédie
Science Fiction : The early years :
A work of remarquable scope and vision, one of the earliest and most ambitious cosmic histories, certainly worth reading, if only as a historical document. Of considerable historical importance, since it was probably read and absorbed by authors as diverse as W. H. Hodgson and Olaf Stapledon
Suggestion d'enquête. Dans le reproche fait par Renard à Flammarion d'utiliser la sf comme un moyen de "concrétiser un peu certaines métaphysiques", qu'est-ce qui est visé ? Dans
la Fin du monde, par exemple, Flammarion confond volontairement cosmologie et cosmogonie. Il superpose l'univers tel que le découvre à son époque l'astronomie et l'univers métaphysique de Swedenborg (les êtres qui vivent sur les autres planètes sont autant des extraterrestres que des anges, en gros). Si
La fin du monde a eu un tel impact et a contribué à façonner le thème de l'épopée cosmique dans la sf – c'est à dire est présent dans l'adn du space-opera – cela pourrait-il expliquer son caractère apparemment inassimilable par la culture ambiante (tout le monde est d'accord pour reconnaître que le space-op est l'un des trucs les spécifiques de la sf). Jusque dans les années 40, dans un film comme
Croisière sidérale, par exemple, il y a un chevauchement consciemment organisé entre l'espace physique et l'espace métaphysique. Cette ambiguité a-t-elle contribué à brouiller la réception de tout récit spatial, par principe ?