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Interview 2018 : Margot Delorme pour Le Dompteur d'avalanches
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Interview 2018 : Margot Delorme pour Le Dompteur d'avalanches

 


 

 

ActuSF : Comment en êtes-vous arrivée à écrire votre premier roman ?

Margot Delorme : Vers le milieu du printemps 2017, Lazare Guillemot (mon compagnon) et moi sommes partis tout un week-end en balade au Roc d’Enfer, une montagne au-dessus de Saint-Jean d'Aulps, en Haute-Savoie. Nous y avons notamment croisé des randonneurs à dos d’âne (d’où le début du roman). En rentrant le dimanche soir, je me suis assise devant mon ordinateur et j’ai commencé – va savoir pourquoi exactement ! – les deux premières pages du Dompteur d’avalanches. J’en ai écris une bonne moitié les deux mois suivants, en m’astreignant à une règle simple : 2 000 signes minimum par jour, souvent le soir, en rentrant du travail. À ce moment-là, Lazare venait de faire la connaissance d’André-François Ruaud, au cours d’un salon. Peu après, les Moutons électriques ont retenu son premier roman, 115° vers l’épouvante, qui est paru en mars dernier dans la nouvelle collection « Les Saisons de l’Étrange ». Mon homme savait bien entendu que je m’étais mise moi aussi à un roman (il me voyait l’écrire sur mon laptop, dans la cuisine, pendant qu’il préparait le repas du soir). Il m’a suggéré que, peut-être, ce pourrait intéresser les Moutons électriques. Je leur ai envoyé la moitié déjà écrite de l’histoire, accompagnée d’un synopsis en deux pages de la suite que je prévoyais. Et, surprise, André-François Ruaud a retenu le texte en l’état, me prodiguant conseils et encouragements afin que je mène mon roman à terme.

ActuSF : C’est votre premier roman. Avez-vous eu des expériences d’écriture auparavant ?

Margot Delorme : En deux mots, déjà, mes expériences de lecture : depuis l’âge de dix-huit, vingt ans, j’ai lu pas mal de science-fiction (mon top 5 : Le Guin, Vance, Zelazny, Leiber et Willis). Dans les genres de l’imaginaire, ma préférence va cependant à la fantasy : Le Guin, Zelazny et Leiber, encore eux, mais aussi Peake, Swann, Gaiman, Horwood (Le Bois Duncton m’a littéralement fascinée), Calvo, Cook, Pratchett (qui me fait beaucoup de bien quand je suis déprimée), Hobb, Rusch, Kay… Pour ce qui est de l’écriture : ça fait longtemps que je tiens une espèce de journal où je note pêle-mêle des récits d’événements réels qui m’ont frappée, des « demi-rêves » que j’appelle « retour des visites » – et aussi des rêves tout court, du reste –, mais également des fanfics (ça, c’était il y a longtemps : des micronouvelles dans les mondes de Terremer ou d’Ambre… et des choses plus improbables, comme par exemple un texte titré « Le retour à Combray de l’incroyable Hulk », combinant univers des comics et nostalgie proustienne), ainsi que des poèmes et des textes en prose – très courts, moins de 4000 signes –, relevant de la science-fiction et de la fantasy. Je remplis aussi ce journal de dessins et aquarelles (je ne suis pas très douée). Par ailleurs, je me suis essayée à des nouvelles d’un format plus étendu, mais sans jamais les envoyer nulle part. Je n’avais jamais franchi le pas pour écrire quelque chose de plus construit – et de plus long – avant mon arrivée en Haute-Savoie.

 

 

 

ActuSF : Votre premier roman, Le dompteur d’avalanches, sort pour la rentrée de la fantasy aux éditions Les Moutons électriques. Pouvez-vous nous le présenter ?

Margot Delorme : Ce roman prend place dans une contrée imaginaire nommée le Duché de Sapaude (les Romains de notre univers appelaient Sapaudia, « pays des sapins », le territoire occupé de nos jours par les deux Savoie), et, plus précisément, dans « la Chaîne Harpitane », qui est une version rêvée de nos Alpes. Ditto Lamolaire, quatorze ans, est un petit paysan de Torchebise, hameau pauvre des Bas-Alpages de ce massif. Les villageois possèdent en commun quelques vaches et moutons, plus un troupeau d’ânes. Ces derniers permettent de mettre un peu de beurre dans les épinards, car ils sont parfois loués à des excursionnistes venus des plaines. La Sapaude comme les autres états d’Évrope, le continent où se situe le Duché, n’en est pas au Moyen âge mais connaît une révolution industrielle proche de la nôtre : il y existe par exemple des machines à vapeur et une bourgeoisie d’affaires s’est développée, qui commence à faire du tourisme. Un jour, en haute montagne, un dragon-cristal – ainsi nommé à cause de ses crocs de quartz –attaque une caravane d’ânes que Ditto cornaquait jusqu’à un point de rendez-vous avec, justement, des excursionnistes. Une énorme avalanche se déclare alors à point nommé, qui engloutit la créature. Et Ditto va bientôt comprendre qu’il est un écouleur, capable de faire se mouvoir neige, boue, terre meuble, eau, etc. Or les écouleurs font peur et, par conséquent, sont traqués par les paysans et souvent dénoncés aux Éteigneurs, des prêtres de la « religion des Onze » spécialisés dans ce type d’inquisition. Les villageois de Torchebise s’aperçoivent vite qu’il possède ce pouvoir : il le leur révèle par une maladresse commise devant sa grand-mère. Et le voilà contraint de fuir en compagnie de sa marmotte apprivoisée, laquelle, du reste, se trouve dotée du ton de la parole et le convainc d’aller demander de l’aide à la Lorlaïe, une naïade jadis condamnée à résider dans un glacier. Toutefois, lorsqu’il lui rendra visite, Ditto trouvera révoltant ce que lui proposera cette nymphe. Bon, je ne spoile pas plus… Je ne sais plus qui a dit à propos du Seigneur des Anneaux que la Terre du Milieu est le personnage principal du roman, avec son histoire, sa géographie, ses milieux naturels (et surnaturels) et les créatures, intelligentes ou non, qui y vivent, ses langages, etc. Je suis assez d’accord avec cette lecture de l’œuvre de Tolkien. J’ai donc sciemment choisi d’écrire un roman de fantasy qui respecterait l’idée que je me fais des canons de base du genre, en simplifiant au maximum sa ligne narrative – développement linéaire à une seule voix ; jeune héros qui se découvre un pouvoir ; opposants à ce pouvoir créant des embûches… donc a priori rien de très nouveau, pas vrai ? –, cela pour ne pas interférer avec ce qui m’intéressait vraiment : immerger le lecteur dans la magie de la montagne, ses paysages, ses biotopes, mais aussi et surtout ses mythes, contes et légendes. (Après, je n’avais pas prévu que je me prendrai à ce point d’affection pour les personnages mis en scène…).

 

"Quand, de la fenêtre de votre chambre, vous entendez la nuit le wooouuh ! infiniment solitaire d’un hibou moyen-duc résonner dans la forêt proche, c’est comme si soudain les légendes prenaient corps…"

 

ActuSF : Votre roman se déroule dans une ambiance de montagne où votre héros peut contrôler les avalanches, les coulées et les crues. Quelles ont été les influences pour construire votre univers ? Votre propre quotidien, puisque vous indiquez vivre en Haute Savoie ?

Margot Delorme : Lorsque j’ai emménagé dans le hameau où je réside actuellement, voilà quelques années, je me suis mise à lire des bouquins sur le folklore savoyard et plus généralement alpin. Avec le recul, l’un des déclics pour le Dompteur a été provoqué par Le Dico féerique, tome 4, Le Dico des créatures oubliées publié en 2014 – que le monde est petit ! – chez les Moutons électriques. Une entrée de cet ouvrage porte en effet sur les « conducteurs de coulées », sorciers ou animaux monstrueux censés déclencher des avalanches dans certaines légendes savoyardes. D’autres entrées de ce dictionnaire m’ont inspirée, telle celle sur les « fayes », les fées locales, dont il existe deux types principaux, les petites et velues (je les ai intégrées) et d’autres, plus grandes et blondes, qui auraient creusé gorges et défilés à grands coups de leurs volumineuses poitrines (le roman en fait aussi mention). Je précise que, dans chaque cas, j’ai creusé plus loin et cherché des sources solides. Un travail formidable sur le légendaire montagnard a par exemple été fourni par un ethnologue grenoblois, Charles Joisten, des années 1950 à 1980. Un autre déclic a été la venue d’un conteur savoyard, Fernand Dupraz, dans la médiathèque intercommunale où je travaille actuellement. Un homme d’un certain âge, magnifique, au regard et à la voix magnétiques, doté d’un vibrant accent savoyard. C’était subjuguant, pas d’autre mot ! Depuis, je suis allée écouter d’autres conteurs dans des fêtes de village ou des « veillées » (mais des veillées « reconstituées », hélas, les veillées traditionnelles ayant disparu). Et j’envisage même de m’y mettre, personnellement. Je me suis inscrite à un stage culturel proposé par la région : on verra bien ce que ça donne. Vous savez, quand on vit dans un hameau comme le mien, à 900 m d’altitude et une quinzaine de kilomètres de la plaine et des voies principales, on croise quasi quotidiennement, en se baladant, des chevreuils, des rapaces, des marmottes (il faut monter plus haut mais c’est assez fréquent d’en voir, l’été), une fois un blaireau, une autre fois un couple de loups (ils sont venus fureter autour de la maison l’hiver dernier et nous avons suivi leurs traces jusqu’à l’orée des bois qui commencent à cent cinquante mètres de chez nous)… Eh bien, c’est déjà quelque chose d’absolument magique. De même, quand, de la fenêtre de votre chambre, vous entendez la nuit le wooouuh ! infiniment solitaire d’un hibou moyen-duc résonner dans la forêt proche, c’est comme si soudain les légendes prenaient corps… On ne s’endort plus vraiment dans la France de 2018, mais dans un pays que couvrent de mystérieuses « forêts de la nuit ». Voilà quelques jours à peine, alors que Lazare et moi allions nous coucher et fermions l’écurie attenante à la maison – nous habitons une vieille baraque « traditionnelle » –, un cri à glacer le sang, venu des arbres côté nord, s’est répété pendant près de dix minutes, sans que nous puissions avoir la moindre idée de l’animal qui le poussait. Une sorte de feulement métallique. Brrrr… Je l’entends encore ! Dernier point : je me suis amusée à intégrer des noms réels dans le Dompteur. Torchebise, Sèchemouille, Reculfou (et pas mal d’autres) sont des lieux qui existent vraiment. Je trouve ces toponymes tellement fantasy que je n’ai pu résister au plaisir de les intégrer dans le récit. De manière plus générale, j’ai pas mal joué aves l’onomastique arpitane (l’arpitan est la langue autrefois parlée dans les campagnes et montagnes de Neuchâtel à Grenoble) : toponymes, patronymes, tout ça. Je voulais quelque chose qui ne « sonne » pas comme les noms de lieux et de personnages de la fantasy anglo-saxonne (ce que l’on trouve également beaucoup… dans la fantasy française).

 

 

ActuSF : Pouvez-vous nous parler du personnage de Ditto, le héros ? Qu’est-ce posséder ce pouvoir implique pour lui ?

Margot Delorme : Tel que je l’imagine, Ditto est pareil à l’un de ces petits gars qui habitaient ici, en Haute-Savoie, dans les vallées de montagne, au sein d’une communauté dont le mode de vie, jusqu’à la fin des années 1930, n’avait pas beaucoup changé depuis le Moyen âge. Sauf qu’il a ce don d’écouleur faisant de lui un paria. Et, au cours du récit, son pouvoir va lui être montré par un tiers comme pouvant lui donner un ascendant énorme sur les autres. Un ascendant politique : il a la possibilité de devenir un evil lord, s’il le souhaite. La question étant bien sûr : le souhaite-t-il ? En tout cas, il prend rapidement conscience que ce don, qu’il en use en bien ou en mal, lui permettra d’échapper à sa condition sociale, à laquelle il n’avait sans doute jamais beaucoup réfléchi avant – il avait en quelque sorte trop « le nez collé dessus ».

 

"Le fait que plusieurs des créatures rencontrées par Ditto et sa bande soient insectoïdes provient sans doute en partie de Nausicaä de la Vallée du Vent, l’anime de Miyazaki."

 

ActuSF : Dans sa fuite, Ditto rencontre le personnage de Lorlaïe, une nymphe. Qui est-elle ? Utilisez-vous plusieurs mythologies dans votre roman ?

Margot Delorme : Je ne me suis pas contentée d’exploiter le légendaire savoyard et alpin. J’ai aussi fait appel, par exemple, à la légende avant tout littéraire de la Lorelei. Chez Brentano, un Romantique allemand, c’est une femme malheureuse, peut-être victime d’une malédiction, qui peigne ses longs cheveux blonds sur le rocher dominant le Rhin. Le motif du peigne d’or comme objet magique apparaît un peu plus tard, dans des poèmes de Heine et Nerval, chez qui elle acquiert le statut de femme fatale. Apollinaire en fera de l’une de ses plus belles « Nuits Rhénanes » (dans Alcools), où il croise le thème avec le mythe de Narcisse. Puis Trenet ou Higelin s’en sont emparés… et Thiéfaine : je me souviens avoir chanté en refrain « Lorelei, Lorelei » pendant que je me passais et repassais le Lorelei Sebasto Cha de ce dernier… voilà quelques années. J’ai en outre croisé ça avec le thème des Filles du Rhin, celles qui, au tout début de L’Anneau du Nibelung de Wagner, sont confrontées au nain Alberich : en effet, la Lorlaïe est ici une naïade, et elle a plusieurs frangines, vivant dans le fleuve Rhûme, en plaine. Il y a forcément des tas d’autres influences, plus ou moins conscientes. Le fait que plusieurs des créatures rencontrées par Ditto et sa bande soient insectoïdes provient sans doute en partie de Nausicaä de la Vallée du Vent, l’anime de Miyazaki. La couleur bleue du caracal , un gros félin, m’a peut-être été inspirée (je le réalise en vous répondant) par une extraordinaire – mais assez peu connue – nouvelle de Borges, Tigres bleus. Dans un tout autre registre, la fin de la prière au Paisseur, lorsque Ditto croise un autel de ce dieu mouflon dans une forêt d’altitude, est un pastiche volontaire de la « prière à Pan » que Platon place dans la bouche de Socrate, à la fin de son Phèdre. Je voulais insister sur la parenté entre les deux divinités.

 

 

 

ActuSF : Nous allons bientôt découvrir votre histoire et votre univers, mais avez-vous déjà d’autres projets en cours ?

Margot Delorme : Je travaille actuellement sur un autre récit de fantasy… mais, par superstition, je n’en dirai pas plus. Dans les projets moins immédiats, je me lancerais bien, et avec un plaisir immense, dans une fantasy animalière avec des reptiles – possiblement mésozoïques –, ou des oiseaux, ou des poulpes (je viens de voir un reportage sur d’étranges « cités » bâties par des céphalopodes, au fond des océans)… voire les trois ensemble, qui sait ? Dans un autre ordre d’idées, écrire une fantasy aztèque ou maya pourrait être passionnant – avec un titre du genre Les Seigneurs du cacao… Un planet opera me tenterait bien, aussi, mais pas quelque chose de trop long et lourd. Enfin, nous avons le projet, encore bien vague et fumeux, d’un récit à quatre mains, mon compagnon Lazare Guillemot et moi-même.

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