Un an après la parution du splendide et étonnant Bara Yogoï, les éditions Dystopia Workshop publient au printemps 2011 un nouveau livre. L'équipe d'éditeurs de la rue Riesener a donc pris son temps pour offrir aux lecteurs une nouvelle expérience littéraire. Après avoir commandé aux frères d'écriture Léo Henry et Jacques Mucchielli les sept nouvelles du recueil précédemment cité, le trio de l'atelier dystopique a recruté un nouvel artiste pour faire le gros du boulot à sa place. C'est ainsi Mélanie Fazi qui succède au couple alsacio-corse. Auteur et traductrice de son état, dont le talent n'est plus à démontrer – confère ses recueils de nouvelles, Serpentine et Notre-Dame aux écailles, ainsi que le roman Arlis des Forains, réédités dernièrement chez Folio SF, mais également les nombreuses traductions qu'elle a signées ces dernières années –, Mélanie Fazi ajoute une nouvelle corde à son arc et endosse le rôle de directrice d'ouvrage.
Partisans avisés du moindre effort, les éditeurs de Dystopia Workshop lui ont laissé carte blanche. Résultat : un nouveau recueil de nouvelles apparaît à leur catalogue, mettant à l'honneur un auteur fantastique méconnu, Lisa Tuttle. Ainsi naissent les fantômes regroupe donc six textes inédits en France, sélectionnés et traduits par Mélanie Fazi. De quoi découvrir ou redécouvrir un écrivain anglo-saxon qui n'a pas été publié dans l'Hexagone depuis maintenant dix ans.
Échantillons passionnants d'une œuvre alléchante
Votre serviteur, qui fréquente couramment les rayons de la librairie Scylla, les éditeurs-libraires qui les squattent, ainsi que Mélanie Fazi herself, ne pouvait qu'avoir un a priori positif à l'égard de ce recueil. Toutefois, il n'est pas faire preuve de collusion qu'en dire du bien. En effet, Ainsi naissent les fantômes est sans nul doute un incontournable de cette année pour tout amateur de fantastique.
Lisa Tuttle explore des thèmes, utilise des ambiances variés qui plongent le lecteur tour à tour dans la stupéfaction, la fascination, l'horreur, voire même, peut-être pour les plus sensibles, le malaise. Ce dernier ne peut pas rester indifférent aux maltraitances auxquelles l'auteur soumet fréquemment ses personnages. Souvent des femmes, ses narrateurs ou héroïnes sont les victimes d'une réalité qui bascule – ou a basculé – subitement dans le fantastique, pour leur plus grand malheur. La jeune femme de Rêves captifs ou Mel dans Mezzo-tinto sont ainsi martyrisées par l'imagination de Tuttle. Quand la vérité apparaît de manière plus progressive au personnage principal, ce dernier en prend bien souvent son parti, mais en accomplissant un retournement psychologique ou physique qu'on qualifiera volontiers de perturbant autant qu'affreusement irréversible. Ainsi, on ne reste pas insensible aux effets du charisme de Daniel dans Ma pathologie, ni à la situation vécue par le couple du Remède.
L'élément fantastique, Lisa Tuttle l'amène donc de bien des manières. Tantôt dans une chute percutante (Rêves captifs, Mezzo-tinto), parfois en l'incorporant dès le début de son histoire (L'Heure en plus, Le Remède), dans d'autres cas par petites touches qui font glisser le lecteur en douceur vers la brutalité d'un fantastique sans merci (Ma pathologie, La Fiancée du dragon). La palette des effets apparaît complètement, démontrant le talent d'un auteur maîtrisant parfaitement les clefs du récit d'épouvante. L'effet est chaque fois différent, semble chaque fois adapté au sujet et permet de toucher le lecteur. Quand Lisa Tuttle parle de grossesse ou de maternité, dans Ma pathologie et Le Remède, la chose nous apparaît sous un nouveau jour ; même si la fantasmagorie crée une distance avec la réalité, l'émotion des personnages semble véritable, d'une crédibilité émouvante et/ou saisissante. Lorsqu'elle traite du travail d'écrivain dans L'Heure en plus, on sent qu'il y a un vécu – celui de l'écrivain mère de famille – qui ne rend le texte que plus intéressant...
Avec sa sélection de six textes de taille variable (La Fiancée du dragon peut être qualifiée de novella), Mélanie Fazi fournit un panorama attrayant et séduisant du talent de Lisa Tuttle. Prenant grand plaisir à lire Ainsi naissent les fantômes, le lecteur n'a pas d'autre chose à faire que de chercher à se procurer d'autres livres auxquels l'auteur a apposé sa signature. Riche, étonnante, l'œuvre de Tuttle est à explorer.
Par ailleurs, le lecteur trouvera dans l'interview qui clôt le recueil, réalisée à l'occasion de la présente publication, des éléments supplémentaires pour appréhender un auteur dont l'écriture et l'imagination ont fait parler d'elles et pourraient bien – devraient, même – recommencer à le faire. Le fantastique traditionnel, au travers de quelques rééditions récentes, ainsi que des projets de passionnés comme ceux des éditions Dystopia, semble avoir une chance de revenir au goût du jour. On ne peut que le souhaiter quand on voit la richesse et la vivacité littéraire, à défaut de commerciale, de ce genre, comme le démontre Lisa Tuttle.
C'est bon. C'est beau. Lecteur : achète !
Le lecteur curieux et/ou amateur de belles œuvres devrait se pencher sérieusement sur la dernière parution des éditeurs de la rue Riesener, d'autant plus que l'objet est servi avec une qualité à laquelle Dystopia Workshop semble vouloir nous habituer : couverture à rabat, illustration superbe signée Stéphane Perger, absence de texte de quatrième susceptible d'être révélateur de l'intrigue... La jeune maison d'édition parisienne s'élève, au moins sur ce point, au niveau des meilleurs.
L'amateur de littérature saura sans nul doute apprécier chaque centime dépensé pour se procurer cet ouvrage qui ne pourra pas le laisser insensible.