"Alien, c'est un film sur la peur d'être dévoré par ce qu'on engendre"
Le 25 mai prochain, nous fêterons les quarante ans de la sortie du premier opus d'Alien au cinéma.
Depuis cette date, il est devenu un film et un univers cultes. L'image de cet extraterrestre tueur et de Sigourney Weaver tenant de lui échapper font parties de notre champ culturel commun, de nos références geeks. Mais plus qu'une blague, le film et ses suites ont marqué l'histoire du cinéma.
Nous avons demandé à deux spécialistes de nous en parler. D'un côté Nicolas Martin, journaliste et présentateur
de l'émission La Méthode Scientifique sur France Culture, de l'autre Simon Riaux, rédacteur en chef d'Ecran Large, webzine incontournable sur le cinéma. Tous les deux participent à l'émission Le Cercle sur Canal +.
Dans ce second entretien découvrez l'avis de Simon Riaux.
Actusf : Alien, le huitième passager a quarante ans, quel regard portez-vous sur ce film ?
Simon Riaux : Un regard fasciné. Alien appartient à ce faible contingent de films parfaits, qui fonctionnent à la fois comme accomplissements plastiques singulièrement à l’abri du temps, mais aussi comme boîte de pétri sans cesse renouvelé. Alien mute avec son époque, son sens s’affine et se nuance, sans jamais atténuer son impact horrifique.
Actusf : Avec le recul, quelle est sa place dans le cinéma de science fiction ? En quoi est-il culte ?
Simon Riaux : Sa place est celle d’un formidable novateur, mais aussi celle d’un implacable bourreau. Avant Le Huitième Passager, l’horreur spatiale n’existe pas, ou plutôt elle ne peut pas être envisagée comme une affaire sérieuse. Elle est synonyme de bébête en caoutchouc, de scream queens poliomyélite et de décors ridicules. Alien créé soudain la possibilité d’une horreur adulte, profonde, existentielle, psychanalytique, laquelle cohabite avec une incarnation extrêmement brutale de la peur, presque punk dans ses débordements gores.
Alien apparaît instantanément indépassable, et ce n’est à l’évidence pas pour rien que James Cameron, cinéaste aux univers très marqué, dont les films sont toujours des champs de bataille, c’est-à-dire de véritable plans d’action stratégiques pour conquérir le spectateur, a choisi de s’en éloigner radicalement dans Alien.
Ce qui fait la force du Huitième Passager, c’est son incroyable sens de l’innovation, voire de l’expérimentation, et son aspect instantanément maîtrisé, classique, indépassable.
Actusf : Qu'est-ce qu'il apportait à l'époque, est-ce qu'il était vraiment original ?
Simon Riaux : Le sérieux avec laquelle il traite son décor, le genre dans lequel s’inscrit cet univers, et le sous-genre (le film de monstre) qu’il convoque, voilà son originalité. En termes de pure mise en scène, le métrage s’approche du cinéma expérimental. C’est un mélange totalement inédit, qui va largement sidérer les spectateurs.
Actusf : Comment pourriez-vous décrire la créature ? On en fait parfois l'incarnation de la nature face aux humains, ou celle du minotaure dans son labyrinthe... On la voit aussi très peu...
"Vie et mort entremêlée, s’incarnent donc jusque dans son apparence, puisque la partie supérieure de son corps marie une mâchoire dédiée à la mort et à la prédation, au sein d’un crâne éminemment phallique, bélier et objet voué à la pénétration."
Simon Riaux : On pourrait au contraire soutenir qu’on la voit beaucoup. Dans plusieurs scènes, le Xénomorphe est dissimulé dans les coursives du vaisseau, rendu invisible par les textures, tuyaux, coursives et autres connectiques étranges. Virtuellement, la bête est partout présente, c’est ce que nous indique la mort de Brett, ou pendant toute une partie de la scène, le monstre est bien visible, ce que le personnage réalise trop tard, acceptant son sort quand approche le Xénomorphe, tandis que ce dernier déploie une main qui peut évoquer une forme d’onction religieuse.
Et c’est de ce fait qu’il faut partir pour le décrire. Dans Le Huitième Passager, des humains convaincus de maîtriser tout à fait un environnement technique complexe rencontrent l’incarnation terminale de cette technique. Une forme de vie entre le super-prédateur et l’androïde, dont les spécificités empruntent autant au bios qu’au mèchanè.
Vie et mort entremêlée, s’incarnent donc jusque dans son apparence, puisque la partie supérieure de son corps marie une mâchoire dédiée à la mort et à la prédation, au sein d’un crâne éminemment phallique, bélier et objet voué à la pénétration. Pour toutes ces raisons, cette horreur fantasmatique est quasiment présente dans toutes les séquences du film, elle est le principe actif que Scott déroule le long de chaque séquence.
Actusf : La technologie semble face à la menace totalement dérisoire non ?
Simon Riaux : En réalité, elle n’est pas dérisoire, mais hors-sujet. La menace, c’est un prolongement de la technologie, une forme de vie « parfaite », mécanisée, imperturbable. Face à elle, les organes exosomatiques des humains (détecteurs de mouvement, armes, gadgets) sont comparables à des silex mal taillés. L’Alien est un artefact technologique en tant que tel, vouloir le contrer par ce biais, cela revient à essayer d’arrêter un avion de chasse au lance-pierre.
Actusf : Ce qui est très fort, c'est que les personnages semblent ne pas maîtriser du tout leur destin. Ils sont impuissants face à cette mort qui arrive. Sauf Ripley. De quoi est-elle l'incarnation selon vous ?
Simon Riaux : Voilà un bon exemple de comment le contexte et l’époque permettent d’appréhender le film de manière différente dans le temps. En 1979, c’est essentiellement un positionnement stratégique : Sigourney Weaver est la comédienne la moins connue du casting, elle ne ressemble pas à la « final girl » du cinéma d’horreur traditionnel, et le film demeurant un récit choral jusqu’à son dernier acte, le spectateur ne s’attend pas du tout à la voir survivre puis prendre le dessus.
Y-a-t-il une revendication féministe derrière cela ? Peut-être, mais il ne faut pas oublier alors le désir de Scott de surprendre le public et de le saisir à la gorge, au-delà de l’éventuelle volonté de passer un message. Sans compter que le rôle de Ripley était initialement écrit pour un homme. Bref, il y a là une immense intelligence d’écriture, et un vrai sens de la narration.
"Tout dans Le Huitième Passager vient dresser le portrait d’un monde dirigé par une sexualité masculine autoritaire, destructrice, potentiellement meurtrière. Aucun des personnages n’est armé pour s’y opposer, sauf Ripley."
Il y a un élément toutefois qui permet de faire une lecture féministe assez radicale d’Alien, finalement assez en phase avec notre époque. Il s’agit de la scène où Ash dévoile sa nature d’androïde et attaque Ripley. Elle est là, la vraie scène choc du film. Plongé en plein film d’horreur spatial, le spectateur a droit à un nouveau twist (Ash est
un robot !), qui n’en finit pas de se retourner, en nous présentant cet être de synthèse, cet être mécanique, comme l’incarnation ultime d’une certaine forme de masculinité, conquérante, toxique, destructrice.
Car l’attaque qui est mise en scène ici est une pure agression sexuelle. Les symboles phalliques abondent (qui n’a pas frissonné en voyant Ash rouler ce magazine ?), et tout est là pour rapprocher l’androïde de l’Alien : il devient à son tour silencieux, tandis que ses fluides corporels viennent signifier son immense dangerosité (le liquide séminal qui s’écoule du front de Ian Holm, le place sur le même plan que le Xénomorphe et son hémoglobine acide).
Le personnage de Ash vient encore nuancer l’Alien, qu’il se vante d’admirer. La dimension dominatrice et sexuelle de son attaque fait écho au crâne phallique du Xénomorphe, à sa mâchoire érectile et pénétrante. Tout dans Le Huitième Passager vient dresser le portrait d’un monde dirigé par une sexualité masculine autoritaire, destructrice, potentiellement meurtrière. Aucun des personnages n’est armé pour s’y opposer, sauf Ripley. On peut voir cette héroïne comme une sorte de manifeste adressé à un certain ordre de masculin, le désir de voir advenir Ellen Ripley, sorte d’anticorps humain face à un système masculin totalisant et ravageur.
Actusf : Il y a eu depuis d'autres Aliens (au-delà de la trilogie initiale). Quel est le meilleur film ? (Ou est-ce les suites sont en trop...)
Simon Riaux : Le film de Jeunet souffre d’effets spéciaux alors peu aboutis (notamment du fait de le pression de la Fox) et d’une erreur de conception fondamentale : il s’interroge sur l’hybridation des Aliens et des humains. Or, l’alien est par définition une hybridation de biologique et de mécanique. Son essai est donc assez vain, malgré un charme qui fonctionne toujours aujourd’hui.
Il est de bon ton de vomir Prometheus et Covenant. Mais ils me paraissent deux réussites plastiques indéniables (ce qui n’est pas commun par les temps qui courent) et deux films passionnants pour deux raisons qui les rendent très spéciaux : ils font preuve d’une misanthropie anxiogène passionnante, et ils suivent non pas un anti-héros, mais un héros négatif. David est une figure du mal, un portrait de l’artiste en démiurge monstrueux et ces films n’existent pas tant pour le punir que pour narrer sa gloire. Voilà qui suffit à mes yeux à en faire des propositions très excitantes.
Actusf : Depuis donc, il y a eu aussi d'autres films dans cette lignée. En quoi faut-il encore regarder ce film aujourd'hui ? Fait-il toujours aussi peur ? Est-ce que c'est un monument historique ou est-il toujours d'actualité ?
"Concernant Alien, c'est un film sur la peur d'être dévoré par ce qu'on engendre, sur la terreur de la maternité, sur l'angoisse du phallus, sur la masculinité toxique, sur la domination, sur la puissance impavide d'une technologie capable d'annihiler toute singularité humaine."
Simon Riaux : Ces dernières années, deux longs-métrages sont venus servir d’état des lieux en la matière. D’un côté, on voit qu’à peu près personne n’est au niveau pour prendre la suite de Scott, à travers d’une pitrerie comme Annihilation. Produit n’importe comment, monté à la hache, le film essaie d’allier des morceaux de Stalker, dans une sauce à la Virus, le tout baignant dans des effets de lumière irisée, tels qu’on n’en avait pas vus depuis RoboCop 2, pour s’achever sur un twist de série Z indigne. Pour marier l’horreur brute et l’angoisse philosophique, il faut maîtriser les deux, or Annihilation ne comprend ni l’un ni l’autre.
Parallèlement, Life est venu démontrer que le cinéma hollywoodien, s’il s’y prenait sérieusement, maîtrisait efficacement les outils de série B standard et pouvait proposer un divertissement propre, efficace, carré.
Grosso modo on en est là, et on en revient au fait qu’Alien a simultanément créé un genre et tué ses successeurs.
À la limite, il y a bien un petit film, sélectionné en 2013 à Cannes, qui m’a beaucoup étonné. Last Days on Mars est un mélange de SF et d’horreur intime très réussi, le tout saupoudré de zombie flick. Ce n’est pas parfait, certains éléments demeurent balisés, mais le film contient des scènes visuellement superbes et quelques poussées de mélancolies inattendues, qui font de lui une proposition assez unique. Inutile de préciser que le métrage a eu droit à un gros gang bang critique lors de sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs, et que personne n’a daigné se pencher sur sa glorieuse dépouille depuis.
Concernant Alien, c'est un film sur la peur d'être dévoré par ce qu'on engendre, sur la terreur de la maternité, sur l'angoisse du phallus, sur la masculinité toxique, sur la domination, sur la puissance impavide d'une technologie capable d'annihiler toute singularité humaine.
Il va nous falloir encore quelques millénaires avant de ne plus avoir peur de tout ça.