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La Vallée du temps profond

Serge Lehman (Préface), Richard Comballot (Anthologiste), Michel Jeury ( Auteur), Ambre (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Français
Date de parution : 07/01/2008  -  livre
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La Vallée du temps profond

Né en 1934, Michel Jeury est un auteur incontournable de la science fiction française. Sa « trilogie chronolytique » parue dans les années soixante-dix, composée du Temps incertain (grand prix de la SF française en 1974), des Singes du temps et de Soleil chaud, poisson des profondeurs, a marqué toute une génération d’auteurs et de lecteurs (et mériterait sans doute une réédition). Pourtant, dans les années quatre-vingt-dix, Jeury abandonne la SF pour se consacrer à la littérature paysanne, plus proche de ses racines, et surtout plus lucrative (de son propre aveu). Quelques nouvelles paraissent bien dans les revues de SF, mais un retour à son domaine de prédilection ne semble pas au goût du jour. En 2005, un dossier lui est consacré dans le Bifrost 39, et on ose y voir le premier signe annonciateur d’une renaissance. Depuis 2007, cet espoir semble se concrétiser, comme l’auteur nous le laissait entrevoir dans son interview en mai lors du salon des Imaginales, tout d’abord avec la réédition du roman jeunesse Le Sablier vert aux éditions du Navire en pleine ville, puis avec la sortie du présent recueil aux Moutons électriques.

La Vallée du temps profond, qui inaugure la nouvelle collection La Bibliothèque voltaïque des Moutons électriques, regroupe vingt-sept nouvelles de Jeury, dont deux spécialement écrites pour l’occasion. Les textes sont accompagnés d’une préface de Serge Lehman, de trois articles, et de courtes et délicieuses notules de l’auteur lui-même expliquant l’origine de chaque texte – et qui démontrent une fois de plus son incroyable modestie. Cet ouvrage est un événement en soi : le précédent recueil de nouvelles de l’auteur (son Livre d’or chez Pocket) est paru en… 1982 ! Il était plus que temps de combler ce manque.

La cosmogonie de Michel Jeury

Commençons simplement par dire que ce recueil est d’une homogénéité exceptionnelle. A part quelques nouvelles décousues (Phénix Copernic), à la fin peu réussie (La Guerre et mon amour, Escale, La Disparition du conseiller Wordy), ou qui manquent globalement d’intérêt (Maxima la Kickaha), les textes de La Vallée du temps profond sont d’une excellente qualité et confinent souvent au génie. Les thèmes récurrents, l’inventivité de l’auteur, la précision de son écriture, la profondeur des personnages et des situations, composent un univers littéraire riche et tangible, qui déborde du cadre des mots et dépasse les frontières de l’imaginaire, tant il nous renvoie à nous-même. Cette impression de réalité est presque en contradiction avec les thèmes majeurs de Jeury, mais on ne peut échapper au sentiment de toucher à l’essentiel du monde et de l’être à la lecture de ce recueil.

Ce sentiment est renforcé par le choix très judicieux de l’ordre des textes par Richard Comballot. Un peu à la manière de la comptine « Marabout, bout de ficelle… », les nouvelles sont organisées de façon à ce que deux récits ayant des points communs (thème, monde, style…) se suivent, formant une longue chaîne ininterrompue. La lecture devient ainsi un parcours assez vertigineux dans les méandres des univers jeuryens, à la fois uni et progressif. Le recueil se transforme au fur et à mesure en une sorte de fix-up qui nous fait prendre toute la mesure de l’imagination et de la cohérence de son auteur. Certaines nouvelles sont même directement liées entre elles (Les Négateurs, La Bonne étoile), ou bien à l’un des romans de Jeury : Vers la haute tour, L’Usine et le château (univers du Temps incertain et de Soleil chaud, poisson des profondeurs), La Guerre et mon amour (L’Orbe et la Roue), Mission fractale (Les Colmateurs)… Et quasiment dans chaque texte, on sent pointer avec plus ou moins d’évidence le nez de la chronolyse – LA grande idée de l'auteur. C’est le cas par exemple dans Allons voir si la rose, l’une des deux nouvelles inédites, qui montre que Jeury n’a rien perdu de son talent : « Je connais les dangers du temps dérivé : je n’ai aucune envie de m’éterniser dans ce monde de paix et de rêve d’où il est si difficile de sortir ». Les connaisseurs auront reconnu là les caractéristiques de la Perte en Ruaba…

L’auteur enrichit ainsi sa propre mythologie, sans toutefois chercher à raccrocher explicitement les wagons. Au lecteur de combler les manques et de se faire sa propre image de la cosmogonie jeuryenne. A ce titre, la nouvelle très technique Mission fractale (qui montre un jeune apprenti colmateur d’univers cherchant à préserver sa Terre de référence des attaques d’autres univers) lui sera d’une grande aide : elle constitue sans doute le pivot des mondes jeuryens, explicitant assez clairement la vision de l’auteur. Si elle ne lui donne pas une crédibilité à toute épreuve, elle lui procure au moins une certaine consistance. La position centrale de cette nouvelle dans le recueil n’est d’ailleurs pas anodine.

Toute cosmogonie à ses dieux. Si la notion de divinité est en général absente des récits de Michel Jeury, celle du créateur est omniprésente. Tout d’abord à travers la figure paternelle : les relations ambiguës père/enfant sont souvent abordées (Allons voir si la rose, La Disparition du conseiller Wordy, Je t’offrirai la guerre…), l’auteur semblant attacher de l’importance à ce repère familial dans l’équilibre mental et les actes d’une personne. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir une conception de la famille qui s’éloigne des conventions modernes pour se rapprocher d’une vision plus utopique, où les humains sont conçus ou élevés par une communauté (La Fête du changement, Escale). Et c’est là que le rôle du créateur prend toute sa dimension. Que ce soit Oslobo Maslorovo dans La Fête du changement, Jonas Mill dans La Source rouge ou L’Ecclésiaste de Allons voir si la rose, les sociétés de Jeury ont souvent un fondateur légendaire ayant défini des règles de vie, un cadre pour une société qui se veut utopique. Au-delà d’une dimension religieuse, on peut y voir une métaphore de l’artiste, créateur de mondes, qui s’affranchit des conventions de la réalité historique pour offrir une vision différente de la société (quelle que soit sa valeur). En clair, Jeury se met lui-même en scène dans ses nouvelles, engageant la réflexion sur son rôle d’écrivain.

Mais on ne doit pas y voir une quelconque vanité. Au contraire, son approche est emprunte de modestie puisque, la plupart du temps, ses fondateurs n’ont pas une existence avérée, ou tout du moins une manifestation physique : « La Sagesse de l’Incertain est la loi de l’Ecclésiaste. S’il existe » (Allons voir si la rose). Jeury douterait-il donc de sa propre existence, en tout cas de sa réalité en tant qu’écrivain ? Comme si l’auteur devait s’effacer devant sa création. Parfois, on sent même une certaine mélancolie à l’idée que l’artiste peut aussi bien créer que détruire – et s’autodétruire – comme c’est le cas dans L’Adieu aux lucioles ou dans Eve, à tout jamais. Mais ça n'empêche pas Jeury d’admirer d’autres écrivains, prédécesseurs ou contemporains, et de leur rendre hommage – encore une histoire de filiation.

Hommage direct à Jules Verne, tout d’abord, dans Eve, à tout jamais, écrite pour l’anthologie La Machine à remonter les rêves – Les enfants de Jules Verne, de Richard Comballot et Johan Heliot chez Mnémos (2005). Cette nouvelle met en scène le célèbre écrivain, nommé ici Julian Verne, dans un univers alternatif où il n’est pas auteur mais scientifique. Il est l’inventeur de la théorie de la variation, selon laquelle tout univers parallèle existe avec plus ou moins de probabilité, des mondes hyper technologiques aux uchronies rétrogrades. Jeury développe sa conception des réalités multiples, qu’il érige en métaphore de la science fiction moderne, en prenant comme modèle celui qui fut à l’origine d’une branche de ce genre : tout un symbole sur le pouvoir de l’imaginaire et son processus créatif. Et n’allons pas penser qu’il s’agit d’une réflexion insignifiante ou sans suite. Vingt-cinq ans plus tôt, dans la nouvelle Mission fractale (décidément l’une des plus importantes et intellectuellement excitantes du recueil), l'auteur proposait déjà un modèle d’univers fractals : une infinité de mondes s’étale entre deux valeurs extrêmes de dimension ; ceux de basse dimension sont les mondes verniens, limités par la stricte réalité ; ceux de haute dimension sont les mondes dickiens, où « l’illusion et la réalité se mélangent ». Dick… Le nom est lâché. L’influence du génie américain est évidente, bien que Jeury n’ait rien à lui envier. D’ailleurs il l’assume totalement et s’en réclame, au point de l’utiliser comme référence pour sa modélisation de la SF. On y revient, mais c’est bien de cela dont il s’agit dans Mission fractale : une théorie d’unification de la science fiction. Dans cette recherche d’une identité pour son genre de prédilection, il se permettra même, dans ses notes explicatives, une définition laconique mais qui donne à réfléchir : « Qu’est-ce que la science fiction ? La littérature où l’on écrit le mot ‘Terre’ avec une majuscule »… Méditons là-dessus quelques minutes avant d’aborder plus en détail les thèmes favoris de l’auteur.

Humanité et identité

Comme le prouve sa seconde carrière dans la littérature de terroir, Michel Jeury est proche de la nature et du monde paysan. On y reviendra plus en détail, mais cet intérêt se manifeste avant tout par l’humanité qu’il confère à ses personnages. Tout d’abord à travers le rôle du corps en tant que pourvoyeur de sensations physiques : les nouvelles du recueil sont imprégnées de sensualité et de sexualité. Le désir et le plaisir sont pour l'auteur des composantes essentielles de notre équilibre et jouent la plupart du temps un rôle libérateur en élargissant l’horizon de nos perceptions : « Sous les caresses de Belxan, Habdan Hurue se sentait naître et mourir, renaître, vivre à l’envers, aller au bout de l’éternité et revenir une fois par seconde » (La Fête du changement). Mais ils peuvent tout aussi bien être mêlés à la souffrance comme dans L’Usine et le château, ou à la perversité : « Lire tes pensées, les douces et les perverses, sera ma récompense » (Allons voir si la rose).

Cette dualité toute humaine se manifeste également au niveau psychologique. Les personnages de Jeury, quels que soient leurs actes et leur valeur, bénéficient d’un traitement en profondeur. L’auteur décrit simplement et avec justesse leur état d’esprit – bonheur, détresse, empathie, agressivité – sans manichéisme ni préjugés. Il n’y a ni bons ni mauvais, juste des femmes et des hommes où l’ombre le dispute à la lumière : « En attendant, la personnalité d’accueil dans laquelle son programme l’enfermait s’avérait la plus sinistre des prisons : une conscience envahie par la pourriture, en proie à la haine raciste et cependant brûlée à petit feu par le remords, la honte, la frustration, le sentiment de son indignité et de son impuissance » (Simulateur ! Simulateur !). Ce combat intérieur, souvent dirigé par l’amour et la haine, nous entraîne dans les méandres de personnalités diverses qui se remettent souvent en question. Nous touchons là à la particularité des personnages jeuryens : dans pratiquement toutes les nouvelles, ils sont en transition, en pleine évolution. Souvent en proie à des situations complexes qui les dépassent, ils sont poussés à réagir en exprimant ce qui les définit comme humains et en brisant les conventions établies. Au point parfois d’accéder à un état de révolte, comme par exemple dans Je t’offrirai la guerre. C’est cela qui intéresse Michel Jeury avant tout : la réaction des hommes face à la complexité du monde, et la façon dont ils vont changer pour la surmonter.

Changer. Si cette idée imprègne tout le recueil, c’est dans la nouvelle La Fête du changement (sans doute la meilleure de l'ouvrage, bien que l'auteur lui-même ne la trouve pas exceptionnelle) qu’elle s’exprime le plus ouvertement. Au Variana, petit pays survivant d’un cataclysme écologique ayant ravagé la Terre, toute la société tourne autour du changement, érigé en règle sociale autant qu’en art de vivre : chaque femme et chaque homme peut « changer » jusqu’à trois fois dans sa vie, c’est-à-dire changer de métier, de situation sociale, d’état d’esprit. Ces transformations sont le fruit de processus psychiques et physiologiques commandés par la pression sociale aussi bien que par le désir de celui qui les vit. Elles sont jugées nécessaires pour ne pas s’enferrer dans un mode de vie sclérosé ou une attitude figée : « Si le changement n’existait pas (…) je serais malade, désespérée. Je deviendrais folle, peut-être ! Je me réfugierais dans la haine, le mépris, la cruauté, la vengeance… ». Ne pas rester immobile devant les difficultés pour garder son humanité : voici l’un des messages les plus forts de Michel Jeury.

Cette évolution passe en général par un état de confusion extrême des personnages, que l’auteur parvient à nous faire ressentir avec un talent incroyable. Ouvrons ici une parenthèse sur l’écriture de Jeury, car celle-ci participe pleinement à ce sentiment de confusion qui gagne le lecteur. Grâce à son style économe où chaque phrase compte, syncopé et obscurément elliptique, l’auteur nous plonge dans un état de trouble délicieux. Il joue sur la répétition de séquences – ou de phrases gimmick – pour amener ses personnages, aussi bien que ses lecteurs, à se détacher de ce qu’ils connaissent du monde et d’eux-mêmes, afin d’être mieux prédisposés au changement. Et s’amuse parfois à introduire des mises en abyme jubilatoires : « Il n’avait jamais compris à quoi pouvait servir cette séquence absurde et indéfiniment répétée » (Simulateur ! Simulateur !). Il arrive même qu’une phrase évoque plus que ce qu’elle dit, renvoyant à d’autres phrases plus ou moins éloignées dans le texte – voire dans d’autres nouvelles(1). Ce procédé, qui a fait sa réputation avec Le Temps incertain, agit aussi bien sur le plan microcosmique (nouvelle par nouvelle) que sur le plan macrocosmique (le recueil). Ces répétitions participent en effet à l’apprentissage de l’univers jeuryen par le lecteur : petit à petit celui-ci s’habitue à cette narration morcelée, assimile les codes du récit, et acquiert au final une compréhension d’ensemble qui lui permet d’aborder les nouvelles suivantes avec plus de facilité. Alors oui, peut-être Jeury n’est-il pas accessible au premier venu. Il en est probablement conscient, puisqu’il introduit de temps en temps des explications courtes mais suffisantes sur les mondes ou les concepts qu’il met en scène – au risque de rendre ces passages assez artificiels et de faire sortir le lecteur du récit. Mais il n’y a rien de tel que la sensation d’être légèrement perdu tout en devinant qu’il y a tout ce qu’il faut pour raccrocher les wagons – avec un peu de réflexion. C’est extrêmement stimulant.

Fermons la parenthèse et revenons à cet état de confusion dans lequel sont plongés les personnages. C’est le déclencheur d’une remise en cause de leur identité, qui semble indispensable pour que leur évolution aboutisse. Cette remise en cause se produit suivant deux vecteurs : physique et psychologique. Les liens physiques avec le monde constituent pour Jeury le principal ancrage d’une identité. On retrouve là l’importance du corps, que l’on a déjà cité comme pourvoyeur d’expériences sensuelles, mais qui est aussi le réceptacle de la personnalité, le terrain sur lequel elle peut s’épanouir et dont le moindre dérèglement peut provoquer une mutation identitaire, un passage vers un autre état. Dans Vers la haute tour, par exemple, c’est une maladie qui est à l’origine de l’arrivée de Teri dans l’univers chronolytique. Même principe dans Simulateur ! Simulateur ! : « Ces territoires devenaient parfois accessibles, sous l’effet de la fièvre, de l’exaltation du désir ou de Dieu sait quoi, dans les crises de Manada Sagra, la maladie bronzée de Hood et le syndrome de tempête ou Seeman » (on reconnaît là les symptômes développés dans Soleil chaud, poisson des profondeurs). Ailleurs, ce sont les drogues qui agissent sur l’organisme et influent sur la perception du héros (comme chez Philip K. Dick), véritables instruments de construction de la conscience, au point d’être parfois institutionnalisées : « Le Bureau des Tabacs, Haschichs et Arômes était le centre vital de Lassac » (Les Négateurs). Le corps est ainsi un portail entre deux états psychologiques, son évolution impacte directement la perception de la conscience de soi. Et les modifications artificielles que l’on y apporte participent au modelage de cette conscience, perturbant encore plus la notion naturelle d’identité : « On lui avait enlevé ses implants et son âme. Son âme, c’était le réseau. Il n’avait plus rien. Il n’était plus rien » (Simulateur ! Simulateur !). Autre lien physique de l’identité avec le monde, plutôt surprenant : le langage. Dans L’Adieu aux lucioles (écrite avec Katia Alexandre), qui aborde la thématique du double, dans Elle elle elle (deuxième nouvelle inédite), ou dans La Fête du changement, la libération de la conscience passe par l’abandon du langage, sa dégradation ou son oubli, comme si les mots nous décrivant étaient une attache à la réalité : « Cette liberté… les gens du Variana se sont libérés du langage. Je le sens ! C’est pour cela que le dialogue est si difficile avec eux quand on vient d’une société encore prisonnière… » (La Fête du changement).

Le second vecteur du changement d’identité, psychologique, est principalement constitué par la mémoire, autre attache tangible à soi-même. Dans Escale, Ajmeri est invitée à oublier sa vie passée pour que sa transformation s’effectue : « Ajmeri, es-tu prête à oublier tes anciennes vies et tes anciens noms ? ». Les personnages jeuryens sont d’ailleurs souvent en fuite, à la recherche d’une renaissance, les ennemis à leur trousse représentant le poids de leur passé. La mémoire est également le thème principal de Elle elle elle, avec une double signification sur la mémoire personnelle et la mémoire collective, puisque cette nouvelle parle de la Shoah. Judith, poursuivie par les Allemands et son propre passé, va devoir rompre les chaînes de ses souvenirs, qui la retiennent, l’emprisonnent dans une boucle subjective, pour libérer sa conscience. La perte d’identité, de la notion de « je », excellemment transcrite par l’écriture de Jeury et le titre de la nouvelle, est la seule alternative possible. Et les clés de cette libération se trouveront dans la mémoire inconsciente des actes passés qui, grâce à leur répétition, constituent l’apprentissage progressif d’une nouvelle conscience de soi. Abandonner sa mémoire personnelle mais conserver la mémoire collective, afin de gagner un nouvel état de conscience tout en gardant une trace de ce qui a façonné le monde : c’est sans doute la nouvelle la plus chargée de sens de ce recueil, et le fait qu’elle ait été écrite pour l’occasion montre, s’il en était encore besoin, que le talent de Jeury est intact.

Enfin, il y a un dernier élément primordial de la représentation de l’identité chez Jeury : le masque. On parle ici, non plus de la conscience que l’on a de soi, mais de l’image que l’on renvoie aux autres. Deux nouvelles traitent de ce thème de façon appuyée. Le Temps des masques tout d’abord qui, malgré une fin peu convaincante, est importante car elle met l’accent sur la nécessité de dissimuler son identité aux autres. Sans le couvert de l’anonymat, les femmes de cette société féministe ne peuvent prétendre à l’épanouissement de leur carrière ou de leur vie privée. L’identité de chacun se construit donc à l’abri des regards, seul moyen sans doute de conserver son indépendance. Dans La Fête du changement, il est aussi question de masques, mais cette fois-ci pas comme instrument de protection, plutôt comme fonction sociale. Peu importe qui se cache derrière un aidant, un rêveur, un mendiant, un décideur : la société du Variana a besoin de chacun de ces rôles et chaque personne peut y prétendre, grâce au changement. Les habitants du Variana sont donc tous plus ou moins des acteurs (« Le théâtre était partout, au Variana »), leur identité propre s’effaçant derrière le personnage qu’ils jouent. Ainsi, l’identité chez Jeury se définit non seulement par rapport à soi-même, mais aussi par rapport aux autres.

Temps, réalité et immortalité

Venons en au thème central de tous les textes de l'auteur, et celui qui a fait son succès : le temps. Ou plutôt sa dissolution, sa disparition. Il y a un terme que l’on doit connaître quand on lit Jeury : chronolyse. Il s’agit d’un état où la linéarité du temps est cassée, ou ses limites sont abolies. Le temps n’est plus un liant qui maintient une réalité séquentielle, il s’efface pour laisser la place à un non-temps infini. Cette notion est développée dans Le Temps incertain, Les Singes du temps et Soleil chaud, poisson des profondeurs, les trois romans phares de l'écrivain. Mais on trouve dans La Vallée du temps profond (comme son nom l’indique !) des références permanentes, plus ou moins explicites, à la chronolyse, et ceci dès la première nouvelle, L’Adieu aux lucioles : « Le temps… je voudrais tenir le temps entre mes mains pour le broyer, le déchiqueter ! ». Broyer le temps : Jeury y parvient de belle manière, notamment grâce à son style que nous avons déjà décrit, ces répétitions de situations qui désorientent les personnages et créent autour d’eux un cocon temporel flou et confondant. On citera en particulier La Vallée du temps profond, dernier texte du recueil, nouvelle très poétique où certains animaux capables de parcourir le temps servent de « véhicules » temporels.

Cette déliquescence du temps, qui s’applique généralement à une personne, a pour conséquence l’émergence d’une nouvelle réalité, une réalité subjective – beaucoup de nouvelles sont d’ailleurs écrites à la première personne. Que ce soit la Perte en Ruaba de Vers la haute tour, l’univers virtuel de Simulateur ! Simulateur ! (qui, au passage, renvoie Matrix au statut de pâle copie) ou le monde de L’Usine et le château, les personnages vivent dans un environnement qu’eux seuls perçoivent. Mais attention : la réalité subjective peut être un leurre, les héros jeuryens ne la maîtrisent pas toujours, et en sont même parfois victimes. On entre là dans le domaine de la manipulation : l’illusion permet de contrôler les esprits. L'auteur ne s’arrête pas là et installe une confusion presque schizophrénique lorsque le manipulateur devient manipulé (L’Usine et le château). Il laisse toujours planer le doute sur la véritable réalité du récit : la réalité subjective d’un personnage peut devenir réalité historique avant de retrouver son statut factice. Au final, n’importe quelle réalité peut s’avérer être la création d’un esprit ou d’un groupe. On retrouve le rôle et la puissance de l’imaginaire dont on a déjà parlé, ce fantasme de modifier la réalité, de créer des univers. Ce pouvoir s’exprime avec le plus de force au début de Simulateur ! Simulateur ! par cette phrase vertigineuse : « Le cerveau humain est d’une si grande complexité qu’on peut seulement le comparer à l’univers lui-même. Il est peut-être une image génétique de l’univers. L’évolution serait alors une tentative de l’univers pour se reproduire. Dans ce cas, le cerveau humain devrait être capable de recréer à son tour un univers. Et la simulation phordale pourrait devenir la phase ultime de cette opération commencée il y a quelques milliards d’années ». Rapport d’échelle saisissant : l’aboutissement de ces quelques milliards d’années racontée dans une nouvelle de quelques pages, étincelle de temps infini.

Cette notion d’atemporalité dévoile l’une des obsessions de l’auteur : l’immortalité. Arriver dans un univers où le temps est infini (ou inexistant, ce qui revient au même), c’est atteindre l’éternité. Cette quête est au centre des préoccupations de bon nombres de personnages de ce recueil, et est souvent agitée devant les yeux des protagonistes comme une carotte pour les manipuler : « Il était venu à Archeville parce qu’il n’avait pas su résister à la publicité du centre de simulation : devenez simulateur ; vous aurez cent vies et vous serez immortel ! » (Simulateur ! Simulateur !). Mais ce n’est pas qu’un mensonge puisque certains héros y parviennent, ce qui laisse penser que Jeury considère l’immortalité comme bénéfique. D’ailleurs elle n’est pas présentée comme un état figé, un ennui immuable : elle peut être le lit d’un amour éternel, ou l’accès à une dimension informationnelle illimitée qui s’affranchit des contingences physiques, comme dans La Source rouge. En fait, c’est surtout le moyen d’échapper à la mort, à la disparition de l’être, qui semble angoisser l’auteur. Les personnages jeuryens sont souvent dans la négation de la mort, le refus de son inéluctabilité : « La mort n’existe pas » (La Source rouge) ; « Maintenant qu’il avait rejoint la surface, il avait envie de vivre. Une chance sur quatre de mourir sur le seuil d’une existence nouvelle, depuis longtemps désirée, c’était mille fois, cent mille fois trop ! » (Les Négateurs).

Mais surtout, accéder à l’immortalité est aussi une chance d’échapper à l’avenir, bien plus effrayant que la mort. Cet avenir indéfini, que personne ne peut prédire et qui peut être terrible. Alors, être éternel permet de ne plus se soucier du futur, de se libérer de son emprise et de vivre avec sérénité : « Combien de fois nous faudra-t-il mourir avant d’être tout à fait délivrés de la peur ? » (Escale) ; « Depuis longtemps, la société industrielle avait cessé de cracher ses gaz et ses fumées sur ce pays tranquille où les rares habitants se laissaient porter par un présent éternel et un passé fabuleux » (Le Cimetière des éléphants de la planète Cinéma). Cette dernière citation oppose, à cette peur du futur, une nostalgie d’un passé heureux que tendent à retrouver certaines nouvelles. L’enfance perdue est un des moteurs de l’âme humaine, et même si nous avons vu que les souvenirs étaient un frein à l’accession à un état libéré de la conscience, ils peuvent aussi constituer un refuge. Dans Vivre le temps, par exemple, une machine permet de revivre ses souvenirs d’enfance. C’est l’occasion pour le narrateur de restituer un passé oublié pour échapper à l’angoisse du futur. Car souvent, les personnages jeuryens n’ont pas réalisé leurs rêves d’enfant :
« Il s’arrêta à proximité de l’usine, le regard fixé sur le morne paysage qu’il ne voyait pas. Les paysages de son enfance s’étaient atrophiés, avaient dégénéré jusqu’à devenir des choses dégoûtantes et sinistres.
… J’ai été un garçon ordinaire, à peine plus rêveur, à peine plus solitaire que mes camarades. Et puis, je ne sais quoi est arrivé. J’ai trahi mon enfance, j’ai raté ma vie… »
(L’Usine et le château).
Cette nostalgie renvoie évidemment à Peter Pan, éternel enfant qui refuse de grandir, de se laisser happer par l’avenir, et dont le personnage de Nimi, dans L’Usine et le château, est un avatar.

Une critique appuyée de la société

Le sentiment de mélancolie lié à la perte de l’enfance est exacerbé par l’extrême dureté du monde adulte. Michel Jeury s’applique à le démontrer à travers une critique de la société sur des sujets qui le touchent. Premier fléau visé : la guerre. L’auteur semble littéralement obsédé par la guerre, présente dans un grand nombre de nouvelles plus ou moins directement, entre autres : La Guerre et mon amour, La Fête du changement, Elle elle elle, Je t’offrirai la guerre, Une fenêtre sur la guerre… Les personnages du recueil sont sans cesse en lutte contre un oppresseur ou un agresseur. Jeury ne s’intéresse pas tant aux causes qu’aux effets des conflits sur le psychisme des hommes. Les guerriers mis en scène sont plongés dans un état d’esprit qui les empêche de prendre du recul sur eux-mêmes. Tantôt arrogants, tantôt débordés par les événements, ils manquent de lucidité, étouffés par un contexte qui les enferment dans une bulle : « Tout le monde vivait maintenant avec la guerre en tête » (Une fenêtre sur la guerre). Jeury ne les blâme pas : ils subissent. Ils sont les jouets de puissances manipulatrices qui les dépassent – voir la métaphore finale de La Guerre et mon amour. L’objectif de l’auteur est alors de les « réveiller », de les sortir de cet état passif pour qu’ils reprennent en main leur destinée. Pas forcément de leur faire abandonner la guerre : Jaüd, dans Je t’offrirai la guerre, est un soldat au plus profond de lui et ne connaît rien d’autre, mais au moins peut-il tenter de se soustraire à la mascarade qui tient lieu de conflit (« Tout l’équilibre du monde reposait sur le jeu de la guerre »). De même, dans La Fête du changement, la guerre, au-delà de son horreur, prend un sens lorsque les combattants sont dans un esprit de révolte et non pas de soumission. D'une certaine manière, la guerre est une autre manifestation de la peur de l’avenir, et s’y confronter est un moyen de surmonter cette peur.

On parlait de manipulation : c’est le plus souvent l’arme favorite des instances dirigeantes. Celles-ci ne sont pas bien vues de Michel Jeury, qui a tendance à les considérer au mieux comme inutiles (« C’est peut-être que l’administration, sous le masque de l’utilité publique, a surtout pour but de défendre la propriété et les privilèges divers. C’est peut-être qu’elle n’est pas indispensable ? »La Fête du changement), au pire comme responsables du malheur d’une société. Elles affichent une façade factice et maquillent la réalité pour mieux la contrôler, comme dans L’Usine et le château où des souvenirs fabriqués conditionnent les esprits, ou comme dans Je t’offrirai la guerre : « Elle serait une actrice, c’est-à-dire une dirigeante » ; « Et Jaüd avait la certitude que l’Histoire du monde était truquée ». Les hommes sont soumis à leur bon plaisir et ne représentent guère plus que de simples outils : « En outre, il avait mal aux yeux et il risquait de devenir aveugle dès qu’on cesserait de lui fournir un traitement anti-rejet. Il était donc à la merci de l’administration » (Simulateur ! Simulateur !). Cette volonté de contrôle ne peut engendrer qu’une dérive totalitaire, que l’auteur pousse à son comble dans la nouvelle Le Vol de l’hydre : une nouvelle ubuesque, où le désir d’ordre et la volonté d’étouffer tout élan imaginatif confinent à l’absurde. Jeury se moque de cet excès de rationalisme en contradiction avec le besoin naturel de rêver. Et oppose au cadre rigide du pouvoir une attitude contestataire voire anarchiste : « Mais son destin était de partir avec les Négateurs, ses frères, de souffrir de la faim et de la soif et de mourir jeune en criant « Non, non, non ! » pour que l’Humanité n’ait plus jamais ni dieux ni maîtres » (Les Négateurs).

Le pouvoir politique n’est pas le seul à en prendre pour son grade : le pouvoir industriel n’est pas plus épargné. L'auteur fustige fortement les dérives déshumanisantes du monde du travail, autre vecteur d’abrutissement du peuple : « Dans le système en place, lui-même se trouvait complètement aliéné dans une tâche mini-parcellaire » (Simulateur ! Simulateur !) ; « Si tu penses trop à travailler, tu oublies quelques fois de vivre » (La Fête du changement). C’est la nouvelle L’Usine et le château qui approfondit le plus cette idée. Elle présente une population rurale qui a perdu ses repères paysans pour sombrer dans la précarité crasse de l’univers industriel. On sent dans ce texte une désillusion profonde de l'écrivain, sans doute suscitée par les difficultés qu’ont vécues ses parents dans sa jeunesse, et l’image qu’il a du monde moderne et mécanique du travail n’est pas très reluisante : « Parfois, il venait voir ses parents au travail. Les ouvrières pétrissaient la viande, manœuvraient les machines emboîteuses, sertisseuses, les machines à couper, à lier les boyaux, les machines à faire ceci ou cela… (…) La machine à lier les boyaux était horrible et ridicule avec ses effets de manivelle et son grincement de ferraille. Au milieu, un couvercle se soulevait tout seul, de temps en temps, et Simon s’attendait toujours à voir surgir par là Donald ou son copain Goofee. Mais il n’y avait d’autres canards à l’usine que les gros cadavres dodus, posés le ventre en l’air sur les tables, le cou étiré, les pattes légèrement repliées, comme abandonnés à un sommeil repu et obscène, avant de devenir chair à pâté. Une image fidèle de l’Humanité ! pensait Simon. Nous sommes tous des canards morts… ». Citons également l’excellente nouvelle OPA mon amour, qui stigmatise l’emballement schizophrénique des marchés financiers transformant l’homme en simple valeur boursière.

Autre travers de la société que Michel Jeury dénonce : le machisme patent qui imprègne les mentalités. Les femmes sont trop souvent instrumentalisées, soumises au bon plaisir d’un sexe dit fort, mais qui n’a de force que sa fierté et son arrogance (voir les bourreaux pervers de Escale). Alors, l’auteur n’hésite pas à prendre pour héros des personnages féminins, parfois en tant que narratrices. Voire à décrire une société où les femmes ont le pouvoir, comme dans Le Temps des masques, texte féministe, un peu cruel en juste retour des choses, et dans lequel les femmes ont la conscience de leur vulnérabilité, qualité que les hommes n’ont pas. Même si la fin de la nouvelle laisse perplexe en raison d’un retournement douteux, l’intention mérite d’être soulignée.

Finissons par quelques piques en vrac, souvent chargées d’ironie voire de cynisme, qui témoignent d’un certain dégoût de l’auteur pour des postures hautaines et méprisantes que les puissants adoptent à l’égard du peuple, en tentant de lui ôter son humanité : « Mais le Forgeron, dans ses bagnes du Pacifique et d’Amérique du Sud, possédait une réserve inépuisable d’organes, avec un système excellent et peu coûteux pour les conserver : des gens vivants » (Simulateur ! Simulateur !) ; « Il était uniquement concerné par les problèmes humains posés à des personnes humaines. Un discours assez déplaisant » (Phénix Copernic) ; « Les sans-état ne sont pas des personnes » (Je t’offrirai la guerre). Bref, Jeury a beaucoup de choses à dire. Et quelques solutions à proposer.

Alternatives pour le monde de demain

Ces solutions, on les trouve ébauchées dans quelques nouvelles utopiques qui témoignent de la croyance profonde de l’auteur en l’humanité et en sa capacité à s’en sortir. La plus représentative est la seule nouvelle non SF du recueil : Le Voyage de la morille. Dans ce texte, Jeury prétend qu’il peut exister un système non gouvernemental, non administratif et capable de répondre aux besoins de la population à travers l’entraide et la volonté de tout le monde. Il croit au tissu social mais pas au tissu artificiel fabriqué par les idées politiques. Cette nouvelle n’est pas de la SF, mais elle porte en elle ce qui fait la SF : voir les choses autrement. Plus loin de nous, dans La Fête du changement, il nous présente une utopie où les femmes et les hommes vivent libres et heureux : « Notre pays est celui du bonheur. Du bonheur par l’accomplissement de chacun dans la liberté ». Jeury met l’accent sur la nécessité d’accorder à chaque habitant la possibilité de faire ce qu’il désire. Même si ce désir est orienté par des aptitudes innées (ce qui n’est pas sans rappeler les œuvres utopiques de H.G. Wells, comme Les Premiers hommes dans la Lune ou M. Barnstaple chez les hommes-dieux) : « Une culture mentaliste, basée sur la spécialisation caractérielle qui permettait aux Hommes de développer totalement leurs pouvoirs ». Cela donne l’impression d’une société individualiste, mais qu’on ne s’y trompe pas : le bonheur de chacun ne peut s’épanouir que dans une communauté soudée, qui est dès lors indestructible – au moins à travers la transmission de ses valeurs – : « Ils savent qu’ils remporteront sur la bête stupide la plus grande victoire de tous les siècles, parce qu’ils ne cesseront jamais de croire à la force supérieure qu’ils représentent ». Soudée, la communauté du Variana l’est plus ou moins artificiellement, à travers une menace illusoire autoalimentée par les habitants eux-mêmes. On retrouve là la thématique de la manipulation, ce qui peut surprendre, mais cette manipulation est consciente et opérée par le peuple lui-même, sur lui-même. Ici, les faux-semblants sont les garants de la réalité : « Par la menace éternellement lointaine qu’il représentait, Torogun était un élément à la fois dérangeant et séduisant, indispensable à l’âme collective du Variana ».

Dérangeant… C’est une constante dans les sociétés utopiques de Jeury : elles ne doivent jamais se reposer sur leurs lauriers, sous peine de se scléroser. Comme l’auteur l’avait déjà évoqué dans Le Sablier vert, une communauté qui n’évolue pas est moribonde. Une utopie doit toujours être aiguillonnée pour aller de l’avant. L’absence de stimulation et d’ouverture est un danger ressenti comme un malaise : « J’ai l’impression que vous vivez terriblement repliés sur vous-mêmes et que cela n’est pas sain » (La Fête du changement) ; « Pourquoi suis-je tourmentée par la tristesse, le chagrin, le désespoir ? » (La Source rouge) ; « Les humains ont fait de Noral un paradis écologique (…) Mais dans tous les paradis de l’espace et du temps, les filles aux longues jambes et les garçons aux yeux plus grands que le ventre s’ennuient parfois un peu » (La Bonne étoile). Un système qui fonctionne ne doit jamais hésiter à se remettre en cause, quitte à tout recommencer : « Sur Taëri ce système fonctionne à la satisfaction de tous. C’est une grande réussite historique : voilà pourquoi il est temps d’en changer ! » (La Bonne étoile).

Pour l’auteur, le moyen d’atteindre cette utopie raisonnée semble passer par un retour à une civilisation de type rural, plus calme, plus en harmonie avec la nature humaine. Ce naturalisme imprègne toute l’œuvre de Jeury. Ses descriptions sont empruntes de sensations visuelles, olfactives, auditives, liées à la nature, et son style parfois si heurté peut s’avérer d’une poésie sans pareille, mêlant les sens. Morceaux choisis : « Une grosse lune blanche montait entre les draperies mauves du ciel. De longs nuages déchiquetés s’étiraient devant son disque comme des chenilles processionnaires » (Vers la haute tour) ; « La nuit avait des couleurs de poisson volant et de manège illuminé » (Simulateur ! Simulateur !) ; « Le crépuscule tombait sur la terre comme une toile d’araignée tachée d’or et de sang » (La Fête du changement). Ses personnages éprouvent toujours le besoin de s’extraire du monde matérialiste pour retrouver un état de bien être originel : « Elle avait aussi très envie de sentir la fraîcheur de l’herbe sous ses pieds nus » (L’Adieu aux lucioles). Même les notions technologiques avancées gagnent une dimension poétique sous la plume de Jeury : dans La Bonne étoile, les informaticiens sont appelés « joueurs de processus »

Ce retour à la terre constitue le point de départ d’une nouvelle civilisation qui peut, avec la volonté de tous, aboutir à l’utopie : « Au fond, tous les habitants du Variana étaient des paysans » (La Fête du changement). Et pour Jeury, ce sera le point de départ d’une nouvelle carrière, comme l’annonce la dernière partie de La Vallée du temps profond, où les nouvelles rurales se multiplient, sorte de transition en douceur vers la littérature de terroir. Encore un choix significatif de Richard Comballot.

Un recueil essentiel

De par sa richesse thématique et la très grande qualité de ses textes, La Vallée du temps profond est bien un ouvrage essentiel. Tout amateur de science fiction se doit de connaître Michel Jeury, et ce recueil est aujourd’hui le meilleur moyen d’aborder la grande étendue de son œuvre et de son talent. Un talent qui n’a pas faibli au fil des années, puisque les deux nouvelles inédites, Elle elle elle et Allons voir si la rose, font partie des meilleurs de ces vingt-sept récits. Tout comme La Fête du changement, Simulateur ! Simulateur !, Mission fractale, Les Négateurs, OPA mon amour, La Vallée du temps profond… On pourrait presque tous les citer ! L’auteur n’a pas non plus perdu son enthousiasme, comme en témoignent les notules explicatives en fin de volume. Et n’allez pas croire que, parce que certaines nouvelles ont plus de trente ans, elles sont dépassées : la science fiction de Michel Jeury, comme les histoires qu’il met en scène, est atemporelle.



(1) Laissez-moi vous conter une petite anecdote. Il y a quelques années, je découvris Michel Jeury par la nouvelle Le Snant n’est pas la mort (parue en 1960 dans Fiction n° 85 – ancienne formule – sous le nom d’Albert Higon). En toute bonne foi, il s’agit de la meilleure nouvelle du monde, et c’est bien dommage qu’elle n’ait pas été reprise dans le présent recueil. Bref, j’ai tout naturellement enchaîné avec Le Temps incertain, puis j’ai déniché le Livre d’Or de l’auteur. Y figure La Fête du changement, écrite en 1975 et présente ici, dans laquelle on peut lire la phrase : « Par-dessus les arbres, jusqu'à l'horizon, on apercevait une multitude de collines rondes, toutes semblables, avec de petites maisons blanches et noires – noires étaient les façades solaires –, des prés vert pâle, des chaumes jaunissants et, de toutes parts, la forêt tentaculaire ». Suit une nouvelle, La Mémoire de l’Eden, écrite en 1977 et absente du présent recueil, qui ne m’a pas particulièrement marqué. Mais j’y ai lu une phrase, une seule, qui m’a fait véritablement décoller. Le genre d’expérience mystique que seule la science fiction peut procurer : « Par-dessus les arbres, jusqu'à l'horizon, on apercevait une multitude de collines rondes, toutes semblables, avec des maisons aux toits rouges ou gris, des prés vert pâle, des chaumes jaunissants et, de toutes parts, la forêt tentaculaire ». Je n’ai jamais douté que ce rappel était conscient et délibéré. (Retour à la chronique)

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