- le  
Au cœur du cauchemar :
Commenter

Au cœur du cauchemar : "Le mythe de Cthulhu" - L'interview de Raphaël Granier de Cassagnac

"Une des grandes forces du mythe, c’est la manière dont Lovecraft réutilise le folklore."

Auteur de science-fiction, en particulier des romans Eternity Incorporated et Thinking Eternity, Raphaël Granier de Cassagnac s’occupe de la collection Ourobores aux éditions Mnémos. Il y a notamment dirigé Kadath, où il explore l’univers de Lovecraft en rassemblant les textes de quatre auteurs et les illustrations de Nicolas Fructus.

Nous lui avons posé quelques questions sur le mythe de Cthulhu, pour recueillir son sentiment et sa définition.

Actusf : Comment as-tu connu Lovecraft ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Comme beaucoup de gens de ma génération, par le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, un des premiers auxquels j’ai joué, quand j’avais 14 ans, peut-être. La lecture de quelques nouvelles de Lovecraft a suivi un peu plus tard. Mais ce n’est que lorsqu’on s’est lancés dans le projet Kadath que je me suis vraiment plongé dans l’intégralité de l’œuvre du maître. Avant, j’étais très loin d’avoir tout lu.

Actusf : Tu as commencé par quel texte ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Je ne me souviens pas exactement, mais « Le Monstre sur le seuil » est l’une des premières nouvelles de Lovecraft que j’ai lues, et c’est sans doute celle qui m’a le plus marqué. J’ai dû continuer avec les récits les plus imprégnés par le mythe, comme « L’Appel de Cthulhu ». Et ce n’est que bien plus tard que j’ai lu le reste, en particulier les textes sur Les Contrées du Rêve.

Actusf : Comment est composé le mythe de Cthulhu ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Avec le jeu de rôle, j’avais l’impression que le mythe était très structuré. En vérité, si on s’en tient à Lovecraft, il ne l’est pas du tout ! Ce sont les épigones de Lovecraft qui ont essayé de classifier et de rationaliser les choses par la suite, mais ça me paraît artificiel, et je m’y suis beaucoup moins intéressé.

Actusf : Peux-tu nous dire un mot sur Cthulhu ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Cthulhu est le seul Grand Ancien que décrit vraiment Lovecraft. Ou plutôt, c’est le seul qui soit compréhensible et universel, avec des attributs bien identifiés (tête de pieuvre et ailes de chauve-souris), conçus pour nous effrayer et nous dégoûter. C’est grâce à ces caractéristiques qu’il est devenu le plus représenté et le plus populaire. Les autres dieux qui apparaissent ici et là, comme Nyarlathotep, Yog-Sothoth, Azathoth ou Tsathoggua, sont en fait très peu décrits par Lovecraft.

Actusf : Il n’y a pas de structure ou de lien entre les nouvelles, qui serviraient de base au mythe ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Le Necronomicon est le seul lien. C’est l’évocation du mythe qui revient le plus souvent au fl des textes, et on devine que si on voulait tout savoir sur les Grands Anciens, il n’y aurait qu’à le lire.

Actusf : Ce sont donc les Grands Anciens qui font le lien ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Oui et non, c’est plutôt l’idée qu’il y a des êtres supérieurs derrière le monde que l’on connaît. Mais ils sont nombreux, variés et inexplicables, si bien qu’ils ne lient pas grand chose. Parfois, ils apparaissent frontalement, comme dans « L’Appel de Cthulhu », mais le plus souvent, insidieusement. C’est sans doute ce mystère qui fait la force du mythe.

Actusf : Quelles sont alors ses grandes lignes narratives, et qu’est-ce qui fait sa force ? Qu’est-ce qui fascine autant autour de Cthulhu ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Pour le personnage, je pense que c’est tout simplement la tête de pieuvre et les ailes de chauve-souris… Et peut-être le fait qu’il dorme sous les océans. On a tous peur des eaux profondes, des grosses pieuvres, des calamars géants, des chauves-souris… donc on a peur de Cthulhu ! Mais Cthulhu est particulier, car c’est le seul pour lequel il est assez facile de se faire une représentation. Pour les autres anciens, ce qui fait peur, c’est justement qu’on ne les perçoit pas.

Au-delà des créatures, la grande force du mythe, c’est la manière dont Lovecraft réutilise le folklore, comme les sorcières, les vampires ou la possession, en lui donnant une explication nouvelle, alternative, dans le cadre d’un mythe unique sous-jacent. Il laisse entendre qu’il existe des choses qui nous échappent, des monstres qu’on ne connaît pas, et que tous nos mystères tiennent à cela.

Un autre atout du mythe, c’est le fait qu’une grosse partie des nouvelles horrifiques de Lovecraft se passent chez lui, dans des villes qui sont soit réelles, soit inventées, mais qui transpirent la Nouvelle-Angleterre. On sent que c’est très proche de lui. L’horreur, elle est là, à côté. Dans une de ses nouvelles, il donne même son adresse à Providence… Et si ça s’est passé près de chez lui, ça peut se passer près de chez nous !

"Le lecteur n’est pas obligé de croire ce en quoi croit le personnage."

Actusf : Comment Lovecraft fait-il peur ? Comment met-il en scène ce qui fait peur ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Dans ses récits, on approche du mystère, mais on ne va jamais jusqu’au bout, jusqu’à une révélation finale et totale. C’est une recette de l’horreur assez classique. À part quelques exceptions, Lovecraft décrit très peu les choses. Sa nouvelle « La Maison de la sorcière », par exemple, se passe dans un grenier où toutes les descriptions sont assez banales. Il n’y a rien de frontalement horrible, mais ça terrorise le personnage principal. C’est peut-être une de ses recettes, de toujours adopter le point de vue du personnage confronté à l’inconnu, et pas celui d’un narrateur omniscient. Et puis, il a souvent des récits à tiroirs, avec des extraits de journaux, par exemple, de sorte qu’on apprend l’existence du bizarre par des biais détournés… C’est flippant.

Actusf : Il y a la question de la santé mentale : ce que je vois est-il réel ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Lovecraft laisse d’ailleurs souvent planer le doute. C’est une autre recette. Le lecteur n’est pas obligé de croire ce en quoi croit le personnage, qui est peut-être fou. Mais ça marche, bien entendu, il y croit, parce qu’il est autorisé à ne pas le faire.

Un autre point est que Lovecraft s’amuse à mélanger le vrai et le faux dans ses nouvelles. Dans L’Affaire Charles Dexter Ward, il met le Necronomicon sur la même étagère que de véritables livres cabalistiques. Il s’amusait beaucoup avec ça, je pense. Dans sa correspondance, on découvre par exemple qu’il appelait ses nouvelles d’horreur des « yog-sothotheries »... Lovecraft est toujours dépeint comme un personnage assez lugubre, mais je ne suis pas certain qu’il l’était tant que ça. En tout cas, sur le plan de l’écriture, j’ai vraiment l’impression qu’il s’amuse avec son lecteur.

Actusf : Y a-t-il des traces d’humour ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Je ne crois pas, ou alors très peu. Tout comme il n’y a pas de femmes (ou très peu), pas de sexe.

Actusf : Y a-t-il une structure narrative qui se dégage de l’ensemble des nouvelles du mythe ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Je ne crois pas non plus. Yog-Sothoth ou Nyarlathotep vont bien apparaître trois ou quatre fois, mais il n’y a pas vraiment de lien narratif entre toutes les nouvelles.

"Lovecraft devait se sentir tout petit dans l’univers."

Actusf : Y a-t-il une vraie part de science-fiction ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Oui, « Dans l’abîme du temps » est par exemple un vrai récit de science-fiction, dans lequel l’esprit d’un terrien est projeté dans celui d’une créature extraterrestre. « La Couleur tombée du ciel » en fait partie également. D’autres sont plus fantastiques, ou relèvent de la fantasy. On peut cataloguer quasiment chaque nouvelle de Lovecraft dans un des trois genres.

Actusf : La science-fiction sert-elle à Lovecraft à mieux faire peur ou est-elle une fin en soi ?

Raphaël Granier de Cassagnac : En fait, il utilise la science-fiction pour l’horreur plutôt que pour la technologie, par le biais de la créature extraterrestre, plus que par le biais de la science.

Actusf : Un petit mot, peut-être, sur le gigantisme ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Si tu veux. Je crois que Lovecraft devait se sentir tout petit dans l’Univers. Avec Yog-Sothoth, il y a un genre de vertige incroyable, on est tout petit, on n’est rien du tout…

Actusf : Si l’on veut aborder Cthulhu, on commence par quoi ? Quelles sont les nouvelles essentielles ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Celle qui m’a le plus marqué, moi adolescent, et il doit bien y avoir une raison, c’est « Le Monstre sur le seuil ». Je ne citerais pas « L’Appel de Cthulhu », car elle est trop évidente, bien qu’elle soit vraiment géniale. L’Affaire Charles Dexter Ward est très bien pour le côté fantastique. Pour la SF, il faut aller lire « Dans l’abîme du temps ». Mais je pense qu’on peut commencer en fait par n’importe laquelle.

"Il y a beaucoup à apprendre en lisant Lovecraft sur le dosage de la révélation."

Actusf : Quelle place donnerais-tu à ses nouvelles horrifiques dans l’œuvre de Lovecraft ? Est-ce le plus intéressant ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Oui, même si j’ai un problème avec la classification de ce que l’on appelle le mythe de Cthulhu. Je ne le limiterais pas à un ensemble restreint de nouvelles parce que j’ai le sentiment que le mythe est derrière toute son œuvre. On l’a dit tout à l’heure, il n’a rien structuré du tout, mais il y a dans tous ses textes ce grand mystère que, moi, j’ai envie d’appeler le mythe, et qui n’est pas que de Cthulhu. Mais je sais que ce n’est pas la définition que tout le monde donne.

Actusf : Est-ce le ciment de l’ensemble ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Oui !

Actusf : Quel est ton regard sur Lovecraft, si tu prends ta casquette d’écrivain ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Il y a beaucoup à apprendre en lisant Lovecraft sur le dosage de la révélation. Qu’est-ce que tu dis à ton lecteur et qu’est-ce que tu ne lui dis pas ? Quel mot choisir pour ne pas tout dire, justement ? C’est ce qui m’a le plus intéressé lorsque je me suis replongé dans Lovecraft.

Actusf : Était-ce facile sur Kadath de faire ces quatre nouvelles dans l’univers de Lovecraft ?

Raphaël Granier de Cassagnac : On l’a fait tellement rapidement qu’encore aujourd’hui je ne sais pas comment on y est parvenus. On en a parlé en mars au Salon du livre, et c’est sorti à Noël. Quelque part, ça ne devait pas être difficile, puisque tout est allé très vite.

On avait séparé les choses en quatre grands thèmes. David Camus s’est par exemple emparé du personnage de Lovecraft et l’a mis en scène. Laurent Poujois a travaillé sur la partie horrifique, en incarnant l’auteur du Necronomicon. Pour les dieux et l’onirisme, c’est Mélanie Fazi qui a repris le thème avec son « Évangile selon Aliénor ». De mon côté, j’ai écrit mon texte après les autres pour relier l’ensemble, pour donner du recul et traiter de l’héritage de Lovecraft aujourd’hui. Cette répartition nous a facilité les choses. Chacun avait son champ à explorer. Personne n’a essayé de reproduire un texte vraiment lovecraftien, même si on prétend que le texte de David Camus est un inédit écrit par son personnage Carter, donc par Lovecraft lui-même. Il y a d’ailleurs des gens qui ont été dupes cinq secondes. (Rires)

Actusf : Que retires-tu de cette expérience de Kadath, un petit peu à part ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Comme pour tous les livres de la collection Ourobores, j’en retire avant tout une incroyable expérience d’écriture à plusieurs. Cette collaboration est toujours géniale. Et puis, il y a le travail de Nicolas Fructus. Quand on a vu arriver sa couverture, on a tous été séduits tout de suite ! Enfin, cela m’a permis de redécouvrir complètement Lovecraft, en profondeur.

Actusf : Et aujourd’hui, ça te suit encore comme univers ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Oui, puisque tu m’interviewes ! (Rires) J’ai écrit récemment une nouvelle pour l’anthologie La Clef d’argent, aux éditions Mnémos. Mon personnage présent dans Kadath revient à Paris après avoir rêvé pendant six ans. Pour le reste, non, ce n’est pas une obsession. Je préfère papillonner entre différents univers parce que je pense qu’au bout d’un moment, je n’aurais plus grand-chose à dire. Cela dit, je pratique encore le jeu de rôle tous les jeudis soir, et je mène un Appel de Cthulhu en ce moment.

Actusf : Dernière question : quand on est écrivain, rêve-t-on de la même postérité que Lovecraft ?

Raphaël Granier de Cassagnac : Non, non, s’il te plaît, non !

Actusf : Il a mal fni, mais…

Raphaël Granier de Cassagnac : Non, vraiment. Moi, je voudrais être lu de mon vivant, beaucoup plus qu’après. (Rires)

Actusf : Je veux parler de l’appropriation de son univers par d’autres…

Raphaël Granier de Cassagnac : Ça ne m’est pas encore arrivé, car je pense que mes univers de romans sont assez fermés, mais j’adorerais qu’on les reprenne, en particulier pour les adapter au cinéma ou au théâtre, mais, là aussi, ça s’est peu fait avec Lovecraft.

Propos recueillis par Jérôme Vincent

à lire aussi

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?