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Jean-Philippe Jaworski : Au fil des ans, j'ai fini par comprendre qu'un sentiment un peu étrange était révélateur d'un bon sujet
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Jean-Philippe Jaworski : Au fil des ans, j'ai fini par comprendre qu'un sentiment un peu étrange était révélateur d'un bon sujet

Au fil des ans, j'ai fini par comprendre qu'un sentiment un peu étrange était révélateur d'un bon sujet. Il ne s'agit pas d'enthousiasme ou d'inspiration. L'enthousiasme peut vous porter, bien sûr, mais c'est un compagnon très inconstant, qui a tendance à vous lâcher quand vous en avez le plus besoin. Quant à l'inspiration… En forçant le trait, j'ai tendance à dire à mes élèves qu'elle n'existe pas parce que nulle déesse ne se penche sur votre oreille pour vous souffler une révélation. C'est excessif : à l'improviste, l'inconscient nous délivre parfois sans effort une page miraculeuse. Mais l'inspiration est encore plus volage que l'enthousiasme : à trop l'attendre, on se condamne à la procrastination et à l'éparpillement. En outre, l'enthousiasme et l'inspiration peuvent être mauvais conseillers. Ils sont presbytes : ils ne voient pas les défauts de fabrication qui rendent un récit bancal.

En fait, le sentiment le plus fiable pour me signaler que je tiens un bon sujet n'a rien de séduisant. Au contraire. Il s'agit d'une appréhension qui confine au découragement. Elle vient tempérer l'éblouissement des deux autres. Mais par-dessus tout, c'est un marqueur fiable : les réticences que j'éprouve me confirment que je m'engage sur une voie exigeante qui va me coûter des années d'efforts et de travail – pour une tâche dans laquelle j'ai de gros risques d'échouer.

Cette peur, je l'ai d'abord éprouvée en me lançant dans la composition de 'Te Deum pour un massacre'. Créer un jeu de rôle sur les guerres de religion, quelle folie ! Un jeu de rôle historique sur une période honnie, mal connue, épouvantablement complexe ! Quinze à vingt mille pages de documentation, une synthèse de la vie quotidienne et de quinze ans d'histoire de la Renaissance, des règles conçues pour synthétiser l'esprit de l'époque et permettre à des joueurs de créer des personnages historiquement vraisemblables sans avoir de connaissances historiques, et chercher à rendre l'ensemble plaisant et ludique… J'ai renâclé devant l'idée ; et puis je me suis dit que justement, parce que je renâclais, il y avait un territoire à investir. Et je me suis lancé – le plus déraisonnable, c'est que je n'avais à l'origine aucune intention de publication, mais que je créais juste un jeu amateur destiné aux parties de jeu de rôle que je maîtrisais…

Bizarrement, je n'ai pas eu d'appréhension en commençant 'Gagner la guerre', peut-être parce que le premier chapitre étant structuré comme une nouvelle, j'avais l'impression fausse de me lancer dans un récit court. La peur n'est venue qu'ensuite. Quand Benvenuto est rentré à Ciudalia, il était heureux ; moi, j'étais terrifié. J'avais couché 150 pages et je n'en étais toujours qu'au début du roman. Plus effrayant encore, la ville dressait ses remparts, ses tours et ses palais devant moi, et il me restait à lui donner vie.

C'est toutefois 'Rois du Monde' qui m'a inspiré l'angoisse la plus profonde. Il me fallait à nouveau collecter une documentation aussi fournie que peu solide : notre connaissance de la civilisation celte de l'Antiquité est très lacunaire ; les sources sont rares, éparpillées dans des champs segmentés du savoir (linguistique, littérature, folklore, histoire, archéologie, épigraphie) ; la recherche progresse vite, est matière à polémique, ce qui invalide rapidement un certain nombre de représentations et d'hypothèses et forme donc un terrain mouvant pour construire un récit… J'ai calé pendant des années avant de me lancer dans cette aventure. (Mes premières notes datent de 2000 ou 2001…)

A posteriori, je me rends compte que ces appréhensions ont une explication toute simple. On reconnaît un bon sujet à ce qu'il vous lance un défi. Au créateur de se montrer à la hauteur de la fiction à produire…
Et il se trouve qu'en ce moment, 'Le Chevalier aux épines' est en train de me lancer le gant.

Jean-Philippe Jaworski, le 11 novembre 2019

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