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Brian Aldiss et la science fiction
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Brian Aldiss et la science fiction

En 2020, nous avons 20 ans ! Actusf vous propose de retrouver nos plus belles archives. Aujourd'hui une interview de Brian Aldiss, l'auteur du Monde Vert et Croisière sans escale, Frankenstein délivré ou bien encore la série Helliconia. L'interview par Patrice Duvic avait été publiée dans Fiction n° 244 en avril 1974. A ce moment là, Brian Aldiss travaillait sur un livre sur l'histoire de la science fiction... l'entretien avait été l'occasion de parler justement de ce qu'était le genre...

Patrice Duvic : En écrivant le livre sur l'histoire de la science-fiction auquel vous travaillez actuellement, avez-vous pensé au grand public ou aux lecteurs qui connaissent déjà la question ?
Brian Aldiss : Je pense que, quand on entreprend une chose pareille, on peut s'adresser à trois publics différents : on peut écrire pour les fans qui connaissent déjà tout, ou bien écrire pour les critiques et les universités une sorte de recueil de morceaux choisis, ou encore écrire pour le grand public. Ça me paraît une perte de temps que d'écrire pour les fans.

Patrice Duvic : De toute façon, ils l'achèteront...
Brian Aldiss : Exactement, c'est un bon argu­ment. Je crois qu'il faut écrire pour le grand public. Montrons-lui la science-fiction ! Nous savons tous que sur bien des plans c'est une mauvaise littérature, mais que par ailleurs elle a des aspects positifs, qu'elle est intéressante et excitante. C'est ce que je voudrais que mon livre montre, et je crois qu'il le montre. A chaque chapitre, à mesure qu'on avance, il y a une nouvelle chose étrange à montrer au public. C'est dans cet esprit que j'écris. Naturellement, j'espère aussi qu'on pourra l'utiliser dans les écoles, s'en servir pour l'enseignement. Et c'est pour ça que j'ai été très prudent pour établir ce que je considère comme la véritable genèse de la science-fiction. Non pas en re­montant aux Grecs, à Platon ou à tous ces horribles évêques du XVIIIe siècle, mais seulement à Frankenstein, qui paraît un véritable commencement. A partir de là, il y a une continuité.

Patrice Duvic : Est-ce que cette continuité se poursuit jusqu'à aujourd'hui et même jusqu'à la science-fiction future ?
Brian Aldiss : Oui. Mais je traite les débuts beaucoup plus complètement que la science-fiction contemporaine, parce que dans mon dernier chapitre je dis que j'écrirai peut-être un second volume. Et un peu plus tard, quand j'aurai repris des forces, je ferai un volume, un vraiment très gros volume, sur les écrivains d'aujourd'hui.

Patrice Duvic
: J'avoue que les écrivains actuels m'intéressent plus que ceux des années trente...
Brian Aldiss : Quand j'ai commencé, je voyais les choses exactement de la même manière. A l'origine, c'est un livre que je devais écrire avec Philip Strick. Philip et moi devions en écrire chacun la moitié. Je de­vais m'occuper des anciens — Verne, Wells — et lui des modernes, mais pour diverses raisons nous n'avons pas pu le faire. Et il faut que je le fasse moi-même.

Patrice Duvic : Traitez-vous seulement de la littérature ? Ou bien, comme pouvait le laisser supposer la collaboration avec Philip Strick, abordez-vous aussi le cinéma et les comics ?
Brian Aldiss : Non, ce n'est pas possible. C'est trop vaste. Mais de temps en temps il y a des choses intéressantes qui illustrent le thème général. Il faut dire par. exemple qu'Edgar Rice Burroughs a peut-être écrit Tarzan, qui est un autre John Carter, mais que tous ses livres ne sont pas de la même eau. Que Tarzan a été filmé pour la première fois en 1915, seulement trois ans après sa création, et que le person­nage est resté l'un des piliers de l'industrie cinématographique.



Patrice Duvic : Ce n'est pas une question très originale, mais je suppose que pour écrire un tel livre, vous avez dû vous heurter au fameux problème de la définition de la science-fiction ?
Brian Aldiss : La vérité est que j'ai commencé avec une définition, mais que, maintenant que j'arrive à la fin, je n'en ai plus.

Patrice Duvic : Quelle était votre définition quand vous avez commencé ?
Brian Aldiss : Eh bien, je disais en gros que la science-fiction représentait une investigation sur une modification ou une perturbation de l'ordre naturel, social ou technologique, et de préférence une perturbation sans précédent. S'il y a une certaine pro­babilité pour que cette perturbation se produise, alors c'est peut-être de la science-fiction. S'il est peu vraisemblable qu'elle se produise, c'est peut-être de la science-fantasy. S'il n'y a aucune chance qu'elle se pro­duise, c'est du fantastique. Mais ce n'est pas vraiment une très bonne définition. La vérité, c'est qu'il faut bien dire aussi qu'il n'y a pas de raison réelle pour la définir. Je pense qu'il y a aussi le fait que beaucoup de livres qui au départ avaient l'air d'être du fantastique se sont avérés par la suite ne pas en être, mais être au contraire pro­phétiques, et également que des livres qui en leur temps semblaient être prophétiques sont aujourd'hui du fantastique. Les livres que les astronomes ont écrit sur Mars en sont un bon exemple. L'idée de Mars comme ancienne planète habitée. En leur temps, ils étaient ce qu'il y avait de plus à la mode en matière de pensée scientifique. Pour nous qui les lisons aujourd'hui, c'est du pur fantastique. Mais je pense que ce genre de question et de dis­tinctions peut devenir trop académique. On ne peut pas, dans une acception globale, définir chaque cas individuel. L'exemple que je donne toujours est le suivant : essayer de définir ce que c'est qu'un jeu. Lorsqu'on finit par avoir trouvé une définition pouvant inclure le baseball, le football, le cricket, le poker et ce jeu auquel jouent les Français sur les plages, toutes sortes de jeu, cache-cache, etc., la définition est devenue tellement vague qu'elle ne vous apprend plus rien sur aucun jeu en particulier. Je pense que c'est la même chose en ce qui concerne la science-fiction : on risque d'arriver à une définition telle­ment générale qu'elle ne nous apprend plus rien.

Patrice Duvic : Ce qui me gêne dans cette définition, c'est qu'elle est finalement centrée sur la valeur de prédiction de la science-fiction et que je crois que son intérêt réside ailleurs.
Brian Aldiss : Je n'ai jamais pensé que l'intérêt de la science-fiction pouvait résider dans son aspect prophétique. Elle roule simplement sur quelque chose qui n'est jamais arrivé, donc quelque chose avec quoi l'imagination peut jouer. Elle n'est pas prophétique. Est-ce que je peux vous expliquer comme je vois la « science-fiction de magazine» ? Nous sommes d'accord sur le fait qu'il y a là un phénomène très intéressant, un phénomène qui fait que, aujourd'hui encore, quand on parle de science-fiction, on parle, en un sens, de tous les auteurs qui ont écrit dans les magazines. D'accord ? Au début du siècle, il y avait toutes sortes de magazines généraux, destinés au public familial. En Angleterre, il y avait le Strand Magazine et ceux qui publiaient des gens comme Conan Doyle et H.G. Wells. Aux Etats-Unis, il y avait leur équivalent : Argosy. Ce genre de magazine existait dans tous les pays. Ils publiaient tout ce qu'il y avait comme fiction, et tout le monde les lisait. Toutes sortes d'histoires. Aux U.S.A., les pulps étaient essentiellement bon marché, et on pourrait peut-être dire qu'ils étaient publiés dans les villes et, dans de nombreux cas, dans des villes habitées en grande partie par d'importantes communautés d'immigrants, des gens qui étaient venus d'Europe pleins d'espoirs mais qui ne le voyaient pas se réaliser. Ces magazines étaient faits pour eux et ils étaient remplis de rêves. Ils présentaient tous des héros forts avec lesquels on puisse s'identifier. Et ce phénomène est devenu de plus en plus prononcé au moment de la crise économique de 1929. On pouvait acheter pour dix cents un de ces magazines bon marché et vivre ces rêves colorés avec tous ces héros, G-men, chevaliers, cow-boys, séducteurs, n'importe quoi, et ces rêves n'avaient rien à voir avec la réalité, si ce n'est qu'ils permettaient de s'en évader. Par la suite, ces ma­gazines se sont scindés en différents groupes, et au lieu qu'il y ait toutes sortes d'histoires dans un même magazine, il s'est formé des ghettos dans l'édition. Si oh voulait lire des histoires de G-men, on lisait Thrilling G-men, ou alors c'était Thrilling Ranch, ou Thrilling Détective, ou Thrilling Science-Fiction. Car cette chose incroyable était arrivée, avec l'aide d'Hugo Gernsback, lui-même immigrant européen projeté au milieu du nouveau monde. Un homme d'une fantastique détermination, doué de très grandes capacités commerciales et peut-être aussi d'un véritable flair visionnaire, mais sans le moindre talent littéraire. Et, accidentellement, cet homme est tombé sur la meilleure de toutes les formules possibles pour les pulps. On s'en est aperçu avec les magazines qui ont suivi, pas avec les siens, mais particulièrement avec Astounding : la nouvelle recette était là. Maintenant, il faut voir que Astounding avait été racheté par Street and Smith, un gros éditeur de pulps aux Etats-Unis. C'était eux qui publiaient Doc Savage et The Shadow. Doc Savage est un bon exemple de héros. Il écrase le crime en Amérique. Il dispose de ressources financières illimitées parce qu'il possède une mine d'or secrète sous une mon­tagne d'Amérique du Sud. Il prend son téléphone et on lui apporte une nouvelle brouette pleine de pépites. Du fantastique, des rêves de gloire et de puissance ! Seulement, quand on dépasse l'âge de la puberté, on n'y croit plus, à cette montagne magique toute en or. On grandit, on voit au travers, on s'aperçoit que ce n'est qu'un rêve, à moins d'être complètement demeuré et stupide. Mais, avec la science-fiction, ce que John W. Campbell apportait, c'était des rêves dont on ne pouvait pas se débarrasser en grandissant. Pas une minable petite mine d'or mais la puissance de l'atome, pas quelques gentlemen baraqués et armés de massues mais les pouvoirs du cerveau humain. Et on ne savait pas s'il s'agissait de rêves ou de prédictions. En fait, certains sont effectivement devenus réalité : on rêvait de la puissance de l'atome, et en 1945 c'est devenu une réalité. Instantanément, les lecteurs de science-fiction se sont écriés : « Regardez ! Ce que nous lisons, c'est vrai ! » C'était le piège parfait, un grand jour pour pavoiser. Qui se préoccupait de savoir combien de Japonais étaient morts ? C'était un grand jour de fête parce que tous ces rêves de puissance étaient deve­nus réalité.



Patrice Duvic : Ce que vous dites présente les éditeurs et John Campbell sous un jour bien machiavélique...
Brian Aldiss : Est-ce que ça ne ressemble pas à John Campbell ? Regardez ce qui a suivi c'est lui qui a lâché sur le monde toute l'histoire de la dianétique de Ron Hubbard. C'est la même volonté de puissance, la même soif de pouvoir que celle qu'on trouve dans les pulps.

Patrice Duvic : Pensez-vous que c'était avant tout la recherche du profit ou estimez-vous qu'il y croyait vraiment ?
Brian Aldiss : Je pense qu'il y croyait. Je suppose que, pour réussir ce genre de choses, il faut y croire. Et l'attirance du fan moyen de SF est encore axée sur ces écrivains qui lui apportent ces mêmes rêves de puissance. Si on lit Poul Anderson, on voit ça en plein. Le chevalier parcourant l'univers à bord de sa fusée... c'est toujours la même bonne vieille légende des pulps : vous aussi, vous pouvez être suprêmement puissant. Si ce que je suggère est exact, ça expliquerait pourquoi, alors que tous les autres pulps ont disparu, la science-fiction survit : parce que c'est la meilleure source de rêves éveillés possible.

Patrice Duvic : La science-fiction survit, mais les magazines ne semblent pas se porter aussi bien...
Brian Aldiss : Ils sont peut-être agonisants, mais n'oubliez pas combien de sortes de pulps il pouvait y avoir. Des milliers...

Patrice Duvic : On publie toujours des westerns et des romans policiers.
Brian Aldiss : En volume. Mais les pulps étaient l'incarnation spécifique de ce mal particulier, et ils sont tous morts à l'exception des magazines de science-fiction. Est-ce que ce n'est pas vrai ? On dit depuis plus de quinze ans que les magazines de SF sont sur le point de mourir... Mais tous les pulps sont morts, on ne peut plus en trouver ; maintenant on les réédite. Mais cette impuissance originelle qui vous pousse à vouloir vous identifier à un homme fort trouve son meilleur exem­ple dans la science-fiction pour magazine. Je suis sûr que c'est là le secret de son succès. Et c'est pour ça qu'à toutes les Conventions où on va, on assiste à cette scission entre ceux qui ont envie de lire des livres qui sont dans une certaine mesure une critique de notre société et ceux qui recherchent le héros tout-puissant à la Poul Anderson, sans la moindre critique de la société : simplement un homme fort qui gagne toujours. C'est un fossé radical. Un fossé entre, si vous vou­lez, la science-fiction high brow et la science-fiction low brow. La low brow, la science-fiction au front bas, survivra toujours, mais entre-temps on a vu apparaître, issue de cette source des magazines, une science-fiction high brow, une science-fiction qu'il est possible aujourd'hui de situer aux côtés d'œuvres traditionnelles comme Le meilleur des mondes ou 1984. Je pense que Camp de concentration de Tom Disch est un livre qui sera reconnu plus tard comme étant un commentaire social aussi valable que 1984.

Patrice Duvic : Est-ce qu'on ne pourrait pas dire qu'on retrouve dans Camp de concentration la même chose : le triomphe d'une super-intelligence sur une dictature ? C'est un aspect qui demeure.
Brian Aldiss : Oui, je pense que oui. Mais voyez-vous, Disch l'utilise pour toute autre chose que l'habituelle identification du lecteur au héros. Et ça me paraît être une distinction importante : on a maintenant des tas de «• petits » hommes dans les histoires de cette nouvelle science-fiction, alors qu'avant les person­nages portaient toujours de grosses bottes et des armes à feu. Les héros de E.E. Doc Smith et même ceux des premiers livres de Heinlein étaient toujours des héros arrogants. Ce qu'on voit maintenant, c'est l'ap­proche d'une attitude critique de la vie.

Patrice Duvic : Mais, dans le même temps, il y a aussi ce renouveau de la sword and sorcery. Ce qui apparemment ne cadre pas avec cette évolution.
Brian Aldiss : Je pense qu'à l'origine, du temps de Gernsback, la science-fiction attirait des écrivains qui man­quaient de maturité et qu'en un sens elle a été « gâchée », si vous voulez, par trop de gens intelligents qui y sont venus, exactement comme la pop music a été « gâchée » par les Beatles. Ils étaient trop intelligents, ils sont arrivés et ils ont tout fait éclater, ce qui fait que, d'une façon croissante, les lecteurs de SF ne trouvent ce à quoi ils pourraient s'identifier. Ils sont perdus. Alors ils se tournent vers la sword and sorcery, qui est maintenant pour eux la source de rêves, qui est ce que la SF représentait pour la géné­ration précédente, avec cette diffé­rence que, pendant la crise économique, dans les années trente, les gens croyaient vraiment que la tech­nologie résoudrait tous les problèmes mondiaux. C'était une littérature à la gloire de la technologie. Aujourd'hui, les gens n'y croient plus. Mais dans la sword and sorcery on ne rencontre pas ce problème. Il n'y a pas de contradiction : la science n'existe plus, il ne reste que la magie. Cela me paraît encore plus infantile que de croire en la technologie. La technologie au moins est réelle, pas la magie, du 'moins pas dans le sens où elle est utilisée dans ce genre d'histoire.

Patrice Duvic : Je ne sais pas si l'opinion que la technologie résoudra tous les problèmes est aussi morte que cela. Nous voyons toutes sortes de déclarations sur ce thème, notamment chez les rédacteurs en chef de magazines.
Brian Aldiss : Tout ça, c'est pour les ingénieurs et pour les fans qui ne lisent plus rien... Non ?

Patrice Duvic : Je ne sais pas...
Brian Aldiss : Oui, il y en a quand même qui... Notre ami l'invité d'honneur (1) par exempte est toujours...

Patrice Duvic :
Exactement, et ses livres ont beaucoup de succès...
Brian Aldiss : J'ai horreur d'expliquer le succès de quelqu'un d'autre...

Patrice Duvic : Bon, soyons abstraits.
Brian Aldiss : Eh bien, je pense qu'on va assister maintenant (et je le dis dans mon livre) à une scission crois­sante entre la low brow et la high brow. Ici (2), je crois que la science-fiction high brow, si je peux employer cette expression qui ne convient pas tout à fait, est en train de gagner ou que du moins elle ne perd pas de terrain, et je pense que notre invité d'honneur ne connaît pas le public anglais. Comment le pourrait-il ? Il vient d'une autre culture et il emploie toujours les mêmes vieux concepts. J'espère que les gens ont pris du plaisir à son discours, mais je pense que ce n'est plus valable. Et je pense qu'il y a bien des endroits aux Etats-Unis où ça ne paraîtrait pas valable non plus, des endroits où existe cette fantastique mystique de l'environnement, et manifestement ce qu'il raconte y est radicalement opposé. Il est impossible de construire les énor­mes vaisseaux spatiaux dont il parle sans mettre au pillage une planète entière.

Patrice Duvic : Je crois que c'est en rapport avec ce que vous disiez tout à l'heure : « Qui se préoccupait de savoir combien de Japonais étaient morts, dès l'instant que nous avions cette fantastique puissance de l'atome... »
Brian Aldiss : Oui, ça m'intéresse que vous disiez ça. Vous ne pensez pas que l'un des changements récents est cette sensibilité à ce qu'on pourrait appeler un point de vue moral ?

Patrice Duvic : Je pense que c'est vrai et que cela se sent dans la signification qu'est en train de prendre le mot « politique », dans la différence avec ce qu'il voulait dire pour les gens des générations d'avant. Ce que nous appelons politique, c'est ce qu'ils appelaient morale, et ce qu'ils appelaient politique, nous n'en avons rien à faire.
Brian Aldiss : Oui, oui, il semble que de plus en plus les gens s'aperçoivent qu'il n'y a pas différents domaines, mais en fait un seul grand domaine qui est celui dont vous parlez. Je crois que ce point de vue doit triompher ; il gagne du terrain. Il n'y a pas encore de terme réel pour le définir. Mais c'est un point de vue lié à l'écologie. Les gens considèrent le problème dans son ensemble, et ils voient qu'il ne peut pas y avoir de mini-remèdes. Il faut un remède global. Et c'est certainement la chose nouvelle la plus excitante qui se soit produite sur notre planète depuis dix ans...

Patrice Duvic : Je crois que c'est lié à une manière de penser différente, un mode de raisonnement différent. En fait le mode de pensée classique, déductif, est extrêmement hiérarchique. On passe de A à B et de B à C. Ce type de structure pyramidale ressemble énormément à la structure de notre société, et il doit exister un lien entre ces deux structures. Mais en ce moment ce phé­nomène nouveau, ce point de vue écologique apparaît ; et en même temps, « politiquement », il y a aussi un refus croissant de cette structure hiérarchique.
Brian Aldiss : Oui, je pense que ce point de vue hiérarchique est, sous plusieurs aspects, une séquelle de la science passée et qu'il est souvent un obstacle à la solution des problèmes éco­logiques. Je vais vous donner un exemple. Prenez l'écologie des terrains agricoles dans l'Illinois, où l'on cultive de plus en plus en déversant des engrais chimiques dans le sol parce qu'il faut augmenter sans cesse le rendement si on veut continuer à exercer le même métier. C'est la mort en chaîne, parce qu'une grande partie de ces nitrates et de ces phosphates vont directement dans les cours d'eau, qu'ils tuent les lacs et tuent les rivières. Mais les gens ne peuvent pas s'arrêter. Donc, ce qu'il faudrait faire est tout à fait clair, si on s'attaque aux choses d'un point de vue écologique. Il est possible d'améliorer les choses à l'aide d'une solution globale, mais pas avec des solutions partielles. Seulement, si on approche des scientifiques, on s'aperçoit qu'ils recherchent des solutions partielles, parce qu'ils sont habitués à étudier non le tout mais la partie. Il y a un type qui est en train d'étudier les chromosomes du trèfle et qui vous dira : « Nous ne pouvons pas nous attaquer au problème globalement parce que nous n'avons pas encore trouvé le moyen de faire absorber plus efficacement les nitrates par les racines de trèfle. » Et c'est ce mode de raisonnement qui me paraît être l'ennemi de la pensée.

Patrice Duvic : Si nous revenions à la science-fiction ? Pensez-vous qu'elle ait un rôle à jouer dans le développement de ce nouveau point de vue ?
Brian Aldiss : Je ne sais pas. C'est très facile de vouloir lui attribuer trop de fonctions. Je suis sûr que, du moins à ses débuts, la science-fiction a servi de réservoir à idées pour les problèmes technologiques. On peut en montrer plusieurs exemples. Ainsi, celui que tout le monde choisirait est l'invention du terme « Waldo » par Heinlein. Un « Waldo » est un mécanisme de télécommande. Et le jour où on a fabriqué pour de bon des choses de ce genre, comme il n'y avait pas d'autre nom disponible, on les a appelé des « Waldoes », parce que tous les ingénieurs avaient lu la nouvelle de Heinlein. Mais Je ne crois pas que la science-fiction excelle là-dedans. Par contre, là où elle est très valable, c'est quand il s'agit de faire peur Nous avons eu toutes sortes de romans sur la surpopulation. Espérons qu'il n'y en aura plus d'autres parce que le problème aura trouvé une solution, mais la science-fiction convenait tout à fait quand il fallait, dans les années cinquante et soixante, faire peur avec un roman sur la surpo­pulation. Cela poussait le lecteur moyen à réfléchir à ce problème. Espérons que ses réflexions pourront porter leurs fruits...

Patrice Duvic : Je ne sais pas si faire peur aux gens est une si bonne solution, parce que quand on a peur, on ne regarde pas les choses intelligemment. On se contente de réagir. Et ça permet de diriger les gens. D'où le danger de quelqu'un comme Ralph Nader...
Brian Aldiss : Je pense que ce n'est pas toujours vrai. On a vu ça dans l'échec de la tentative pour faire peur aux fumeurs avec le cancer du poumon.

Patrice Duvic :
D'accord. Cela peut aussi détourner l'attention des gens du problème.
Brian Aldiss : A mon avis, quand on utilise la peur, c'est quelque chose d'extrêmement ambivalent. Ça ne marche pas comme on s'attend à ce que ça marche...

Patrice Duvic : Et vous ne pensez pas que ça puisse être aussi une manière de diriger les gens, d'orienter leurs pensées ?
Brian Aldiss : Non, personne ne va se laisser guider par la science-fiction. Sauf Charles Manson qui était fou et qui avait lu En terre étrangère...

Patrice Duvic : Est-ce que ce n'est pas un exemple intéressant ?
Brian Aldiss : Ce que je dirais est ceci qu'y a-t-il d'autre vers quoi se tourner ? Où le lecteur moyen peut-il trouver ce genre de problèmes, pas tout mâchés ? Il n'y a pas beau­coup d'autres voies qui s'ouvrent. Donc nous devons dire que, même si elle n'est pas l'idéal, la science-fiction sert à quelque chose. Je sou­haiterais qu'elle soit meilleure, mais je pense quand même qu'elle sert à quelque chose... Prenons par exem­ple Jack Barron et l'éternité de Spinrad qui repose sur une ou deux idées, comme celle de se faire congeler pour atteindre à l'immortalité, mais qui est aussi un roman très important parce qu'il parle de l'influence de la télévision sur les masses. Et ça me paraît être quel­que chose de vital à exprimer dans le cadre de la science-fiction. Il n'y' a pas tellement de livres comme Jack Barron et l'éternité. Et il a été très intéressant de voir les ter­ribles réactions de désolation qu'il a déchaînées chez les lecteurs de science-fiction...

Patrice Duvic : Et vos propres histoires « pour faire peur » ?
Brian Aldiss : Je ne suis pas très sûr qu'elles « fassent peur ». Et si j'ai écrit des histoires de ce genre, c'était sur­tout pour le plaisir de me faire peur à moi, comme si je me grat­tais le dos. Ce que j'espère, c'est que, quand on se gratte le dos, il y a d'autres gens que ça chatouille... juste au bon endroit.

Patrice Duvic : Nous avons finalement beaucoup parlé d'aspects négatifs ou incertains de la science-fiction...
Brian Aldiss : Je crois que c'est toujours beaucoup plus facile de parler des choses négatives. Quand on fait une révolution, on sait toujours très clairement les choses auxquelles on veut mettre fin, mais on est toujours plus nébuleux pour parler des choses positives. C'est plus difficile, et cela tient à la nature humaine. Pour cent personnes qui ont lu l'Enfer de Dante, il n'y en a qu'une seule qui a lu le Paradis. Les gens répondent beaucoup plus au côté négatif des choses, mais nous avons aussi parlé des aspects positifs. Ce qui est positif, c'est qu'il y ait tout un tas d'auteurs intéressés par l'usage de la science-fiction en tant que moyen artistique permettant d'explorer la société, et non plus seulement pour le plaisir d'avoir des héros tout-puissants permettant d'exaucer ses souhaits dans le rêve. Je pense qu'il y a là quelque chose de tout à fait nouveau, mais je ne suis jamais très optimiste en ce qui concerne l'avenir de la science-fiction. Je veux dire que je pense que n'importe quel genre littéraire paraît toujours mauvais sur le moment, mais tou­jours meilleur avec le recul. Ce sont les arbres qui cachent la forêt...

Patrice Duvic : Vous disiez tout à l'heure que, contrairement à ce que vous pensiez au début, vous vous êtes progressivement intéressé de plus en plus à la science-fiction du début du siècle...
Brian Aldiss : Oui, mais pas à celle des années trente. Parce que là je pense qu'il y a toutes sortes de choses assez mauvaises. Mais à celle d'avant...

Patrice Duvic : Qu'entendez-vous par avant ?
Brian Aldiss : Je suis désolé de le dire, mais je pensai à des gens comme Edgar Rice Burroughs, bien que Burroughs ait eu des idées abominables. Je l'ai réellement lu pour la première fois, et je vois en lui une passion pour sa propre création, une vivacité qui garde une valeur à n'importe quelle époque. Et c'est un aspect que je ne vois plus tellement aujourd'hui. D'une certaine façon, l'intellectualisation a renvoyé ce genre de choses au travail du bois ou à la sword and sorcery. Mais Burroughs, à ses meilleurs moments, était inventif et prenait beaucoup de plaisir à créer ces mondes nouveaux. Je pense que c'est toujours quelque chose de merveilleux que de rencontrer l'imagination. Et il y a aussi Olaf Stapledon, un écrivain d'une envergure qui dépasse large­ment toute la science-fiction des an­nées trente, qui avait une imagina­tion fabuleuse, mais qui pourtant paraît avoir été non pas oublié, mais un peu négligé.

Patrice Duvic : Et Merritt ?
Brian Aldiss : Je pense qu'il a plutôt vieilli... sauf quand on voit ses imitateurs. Quand on voit ses imitateurs, on réalise qu'il y avait un certain nom­bre de choses que Merritt était ca­pable de faire, mais il croyait aux fées, c'était un sale type. C'est se tromper soi-même que de se dire qu'il était un bon écrivain sous prétexte que ceux qui l'ont imité sont plus mauvais que lui. C'était un mauvais écrivain et ses imitateurs étaient pires, c'est tout.

Patrice Duvic : Vous dites que vous ne trouvez plus tellement souvent aujourd'hui ces vastes paysages à la Burroughs, et ce plaisir de créer... Parlez-vous aussi de vous-même et d'auteurs comme Ballard ou Harry Harrison ?
Brian Aldiss : J'ai horreur de me contredire. Mais cet aspect de jeu qu'il y avait chez Burroughs, je pense qu'on le retrouva aussi peut-être chez Ballard.

Patrice Duvic : Pas chez vous ?
Brian Aldiss : Je suis un amateur. Je joue quand j'écris mes nouvelles, et peut-être mes nouvelles sont-elles meilleures que mes romans. Mais je suis plus sérieux quand j'écris mes romans, parce que, pour écrire mes romans, j'ai besoin d'apprendre. J'écris une nouvelle d'une manière très instinctive, mais quand je me mets à écrire un roman, la plupart du temps, je m'aperçois que j'ai des choses à apprendre. Je réalise aussi que je vieillis et que je ne dois plus imiter les tourments de la jeunesse. Je peux me permettre maintenant d'être joyeux et d'écrire des livres gais, des livres qui feront rire, et je pense que c'est ce que je vais faire désormais pendant quelque temps, parce que je suis un peu fatigué de prédire des catastrophes. Je l'ai fait pendant un moment, mais c'est toujours cette même tradition de l'histoire à faire peur. J'ai senti que personnellement les héros de la fin du monde ne m'intéressaient pas. On devient égoïste quand on écrit, on pense à soi, et c'est très pénible d'écrire un livre pénible. Par contre c'est très amusant d'écrire un roman amusant. On s'installe à sa machine à écrire et on rit. En écrivant ma trilogie, j'ai beaucoup ri et j'ai aussi quel­quefois pleuré. Quand j'ai écrit le deuxième volume, A soldier erects, c'est devenu très sérieux. Mon personnage se trouve aux Indes, il court les filles, il s'emmerde. L'armée. Il se saoule. Et dans la seconde partie du livre, on l'envoie en Birmanie et il faut qu'il se batte, pour faire ses preuves. Une bonne partie de tout cela n'est pas autobiogra­phique, mais il y a une chose qui est autobiographique. Non, même pas ça. Non, ce n'était pas autobio­graphique, je l'ai inventé. Finalement je n'arrive plus à m'y retrouver parce que j'ai vécu ce livre si in­tensément que je ne sais plus. Mais tout ça, je l'ai inventé, c'est de la fiction. Avant qu'ils partent au combat, le colonel s'adresse à eux. Pendant tout le livre, ils ont parlé le langage de l'armée, avec le verbe « baiser » un mot sur deux. Des types stupides et tarés. Et le colonel arrive et leur dit : « Eh bien, les gars, nous passons à l'attaque demain. » Et il a un tableau noir et il dit : « Maintenant, notre objectif est de balayer les Japonais hors de Birmanie, d'en tuer autant que nous pouvons et de les balayer dans l'en­semble du pays depuis les collines jusqu'à Mandata, avant de les en chasser. Je sais que vous souffrirez en le faisant, mais nous ne pouvons pas être détournés de notre but. » Et à ce moment-là il se met à leur citer Shakespeare, un passage de la nuit avant Azincourt dans Henry V:
« And gentlemen in England now
[a-bed
Shall think themselves accurs'd
[they were not here,
and hold their manhoods cheap
[whiles any speaks
That fought with us upon Saint
[Crispin's day. »

Et c'est très émouvant. C'est comme si des Français partaient au combat et qu'on leur lise un pas­sage de Molière ou de Racine. Vous savez, c'est quelque chose qui tou­che très profondément le cœur d'un Anglais. Et j'étais tellement pris par mon roman que je riais toute une journée et que, le lendemain, je pleurais d'émotion sur ma machine à écrire. Certains des personnages que j'avais créés avaient été tués, et c'est un sentiment très étrange que d'être ému ainsi par son propre roman, vous savez. Mais ça, c'était les mauvais jours ; il y avait aussi les jours où je riais tellement fort que ma femme venait et disait : « Qu'est-ce qui se passe, chéri, tu te sens bien ?» — « Je me sens très bien, mais je suis en train d'écrire quelque chose de tellement drôle... » Et ça ne m'arrive pas quand j'écris de la science-fiction.
Juste quelquefois. Quand j'écrivais Barbe Grise, j'étais très ému, mais je pense que d'une manière générale la science-fiction est un genre froid. Et je ne sais pas, en vieillissant, je deviens plus porté sur ce qui est chaud. J'aime bien rire et pleurer, et je pense que c'est ce qui me convient, et non pas les choses trop intellectuelles.

Patrice Duvic : Pensez-vous qui la science-fiction devient de plus en plus intellectuelle ?
Brian Aldiss : Je pense qu'elle devient plus intelligente. Enfin tout au moins en partie.


(1) Larry Nïven. (2) En Angleterre.

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