Lire la première partie du carnet / Et la deuxième.
Michel, je ne le connaissais pas très bien, je ne l'avais rencontré que deux fois. La première, c'était à la convention d'Angers, en 1985. Je débutais, je n'avais publié que mes trois premiers Fleuve Noir, pas très bons de surcroit (euphémisme), mais Michel en avait lu un qui ne lui avait pas déplu, apparemment, puisque lors d'une intervention publique, il s'était réjoui (je cite de mémoire) "que beaucoup de jeunes écrivains talentueux soient apparus récemment ; d'ailleurs, j'en vois ici même dans cette salle..." et de citer "Michel Pagel et Emmanuel Jouanne" dans le même souffle -- ce qui, vu les relations que j'entretenais avec Jouanne et l'opinion qu'il avait de mon travail, n'a pas manqué de faire s'esclaffer les membres du public qui nous connaissaient (c'est-à-dire pratiquement tout le monde puisqu'il s'agissait d'une convention nationale de SF et pas d'un festival). Je regrette de ne pas l'avoir mieux connu, Michel Jeury, c'était un monsieur très gentil, et il faisait partie de cette génération d'auteurs français qui ont influencé la mienne de manière profonde.
Michel Pagel.
Ah ! Michel Jeury ! Je crois que son nom restera gravé dans ma mémoire, je l’appréciais tant, il m’a tellement appris de son savoir-faire et de sa sagesse. Il m’a même donné un surnom « La petite fille dans le champ ». Pourquoi ? Et bien je vais vous le raconter : nous étions en 2013 à Alès en train de filmer l’entretien de Michel. J’avais 11 ans. Maman et Emmanuel l’interrogeaient avec des questions plus passionnantes les unes que les autres. A un moment donné, je suis passée dans le champ de la caméra, derrière eux, comme un personnage de dessin animé. Un des cameramen a dit alors en souriant: « Oh, la petite fille est dans le champ ! ». Puis Michel, sur un ton très joyeux, ajouta : « Mais cela ferait un très bon titre de roman ». Depuis ce jour, à chaque fois que je lui parlais au téléphone ou que l’on se voyait, il m’appelait « Romane, la petite fille dans le champ ». Il pensait à une verte prairie…
A Michel Jeury,
Romane Landriot, 13 ans.
A Michel Jeury,
Romane Landriot, 13 ans.
Michel. Nous nous sommes connus tardivement. Trop. C’était en décembre 2010 aux Rencontres de l’Imaginaire, tu en étais l’invité d’honneur pour la parution de May le Monde et pour l’ensemble de ton œuvre. Je n’ai osé aller rencontrer le grand Maître qu’en fin de journée, timidement, avec Escales en Utopie sous le bras.
Je ne pouvais pas savoir que quatre ans plus tard par un après-midi d’hiver je serai la porte-parole triste de toutes ces voix du futurs, pour reprendre le titre d’un livre d’entretiens de Richard Comballot, de toutes ces voix amies de la SF pour un dernier hommage auprès de Nicole et Dany à Villedieu.
Deux heures plus tard et nous voici installés dans la salle du café-restaurant de Sèvres pour le fameux dîner du soir réunissant tous les invités. Par un hasard extraordinaire – ou pas, je me retrouve juste à côté de toi, très intimidée. Il fait très chaud et toutes les voix du futur résonnent dans cette petite salle conviviale. Mais tu es fatigué : le voyage sans doute, la chaleur, le bruit, la vie parisienne pour un homme de la nature et du terroir, habitué au calme des Cévennes.
Comment aurais-je pu me douter que c’était là les prémisses de cette maladie du cœur qui allait t’emporter en cette terrible semaine de janvier 2015 ? Que j’irais quand même te voir durant l’été 2011 pour une première série d’entretiens alors que tu te remettais doucement de cette première attaque de la Grande faucheuse ?
En te voyant ainsi, je décide de te divertir un peu, de te parler de ton terroir, de cette Dordogne que je connaissais bien, de ma grand-mère née à Eymet, de Beaumont, d’Issigeac. Et là, ton visage fatigué s’est soudain illuminé, - enluminé d’images vertes et herbeuses venues du village utopique et du Temps incertain. Tu sembles étonné de voir que celle qui est à côté de toi est aussi une périgourdine. Tu me dis alors avec ton fin sourire, « Ce n’est pas le hasard, c’est la rencontre de la fin de ma vie, une dernière rencontre. » Le repas s’est achevé et nous nous sommes quittés. Mais ton regard me suivait, comme s’il avait peur, déjà, de partir trop tôt. La petite silhouette de l’homme à la casquette s’éloignait de ma vie ?
Michel est encore là. Je suis à mon bureau devant les dernières archives prêtées à l’Association, courrier, coupures de presses, revues… Il avait prévu de me donner ces derniers documents après sa mort. Et je pleure devant tous ces papiers car il pensait encore et encore, malgré sa faiblesse, à notre travail commun.
Quelques semaines plus tard, une fulgurance, comme aimait à appeler Michel ce brusque éclat d’idée qui traverse un esprit en quelques instants, me saisit dans ma voiture. Un essai sur l’œuvre de Michel, un essai sur sa double carrière, la SF et le terroir. Montrer ces liens, faire apparaître sa double nature d’écrivain. Je lui téléphone aussitôt, il est enthousiaste et dans le même temps sceptique sur la difficulté de l’entreprise. Comment comprendrai-je ce que lui-même n’avait jamais réussi à expliquer, « le fatras de ma pauvre tête », me disait-il.
Aurais-je pu prévoir à ce moment-là qu’en l’espace de deux ans nous allions créer une association pour lui à Issigeac, monter une exposition itinérante, remuer ciel et terre pour réaliser ce qui serait son dernier entretien filmé, presque sa dernière apparition publique ? Organiser un « mois Michel Jeury » dans son village du bergeracois, faire venir tous ses amis, Gérard, Jean-Daniel, Joëlle, Jean-Claude, Joseph, Jean-Luc, Christian, Jeam, Simon qui referont à leur manière le pèlerinage d’Issigeac commencé dans les années 70 ? Faire entrer Michel au sein de l’université, faire reconnaître son œuvre ?
A partir de là je suis entrée dans la « galaxie Jeury » : une œuvre gigantesque, mais aussi une famille aimante, emplie de lumière, Nicole, Dany, un réseau d’amitiés extraordinaire, une pensée « quantique », inspirée par Louis de Broglie et Jacques Ellul, une plongée vertigineuse dans le temps et le passé, une intelligence incroyable du monde et de la société. Alors je me suis mise à travailler. Mais je ne savais pas que cela me conduirait à une recherche chronolytique, tant sont infinies les dimensions de Michel.
« Vous n’avez que de grandes questions, me disait Michel, vous parlez d’or ». Aujourd’hui je me repasse en boucle la fin de l’entretien filmé avec mes techniciens du Pôle audiovisuel de l’Université Bordeaux Montaigne : devant un beau feu de cheminée, Michel lit un poème de son ami George Barlow sur le temps. Ce furent trois jours sérieux, drôles, tendres, inoubliables. Et pourtant avec Emmanuel (Dubois) nous l’avons harcelé de questions, nous voulions tout savoir. Il nous a offert ses dernières forces. Sa voix reste gravée en moi, son image est dans chacun des mots que j’écris et écrirai. Son rire aussi, car comme le disait Jeam, il y a beaucoup de rires autour de Michel Jeury. Un rire vert et doré, qui pétille sur les vagues de l’océan Boam. A tout jamais.
Natacha Vas-Deyres

Michel Jeury, je l’ai lu jeune. Non seulement les deux titres dans la collec’ L’Âge des Étoiles – Le Sablier vert, sous cette sublime couverture de Mœbius, et l’autre, qu’à l’époque j’avais préféré, Le Monde du Lignus (ça, parce que j’aime les arbres), mais aussi Le temps incertain et Les singes du temps, lu une première fois autour de 13-14 ans, dans lesquels je n’avais pas tout compris (mais ça m’arrivait avec plein d’autres livres, et ce n’était donc pas très grave). J’avais néanmoins préféré, alors, cette petite série au Fleuve, basé sur une étrange vision « fractale » des univers parallèles, le cycle des Colmateurs. Et quand même, vers cet âge-là, j’avais été fasciné par la spacionique et les mille autres idées de Soleil chaud poisson des profondeurs (c’est toujours le texte de Jeury que je préfère).
Vers le milieu-fin des années 80, alors qu’il commençait à écrire ses romans « de terroir », j’ai lu à peu près tout ce qu’il avait écrit en SF, y compris ses publications au Fleuve. Je me souviens avoir été particulièrement impressionné par trois titres en A&D, Le Territoire humain, L’Orbe et la Roue et Les Yeux géants.
Je ne l’ai rencontré qu’en une occasion. Au moment de la préparation de l’Olicon, la Convention nationale de SF de 2008, je me baladais avec Ugo Bellagamba à Nyons (dans la Drôme), au marché du village. Nous croisons un monsieur âgé que connaissait apparemment Ugo, je lui serre la main. Ugo me dit : « Timothée, je te présente Michel Jeury ». Alors je glapis (faut vraiment que j’arrête de glapir pour un oui ou un non) : « Non ? Plus jamais je me lave la main ! »... m’attirant un regard pour le moins interloqué de l’auteur. Après, on a discuté un moment – j’étais assez intimidé –, et (le même jour ou un autre, je ne m’en souviens plus) on est allé boire un coup dans le salon de thé tenu par Dany, sa fille.
Quelques jours plus tard, je l’ai rencontré de nouveau, au cours de la convention.
En plus de trois « exobiotopes » de 2 m X 2, j’avais préparé cinq « mobiles » correspondant aux auteurs mis à l’honneur cette année-là, avec des structures en carton, plastique de récup’ et papier mâché, peintes à l’acrylique de couleur flashy, et des ribambelles d’extraits de romans sur de petits cartons qui pendouillaient. Il y avait « L’OVNI Andrevon », « La lune Lainé et ses fusées véloces » (Sylvie m’a dit : « Pourquoi la lune ? Parce que “con comme la lune” ? – et j’ai fait : “Meuh non, voyons, madame !” – les rares occasions où j’ai le bonheur de la croiser, je l’appelle “madame” parce que ça la met en rogne, eh, eh), « La comète Dufour & ses fidèles astéroïdes », plus une vaste draperie constituée de pans de tulle de différentes couleurs, éclairés par des ampoules, « La nébuleuse Barjavel ». Pour Michel Jeury, c’était tout simplement « La planète Jeury », dotée d’un anneau auquel j’avais suspendu des tiges en croix, supportant les cartons en question. Le premier jour, Michel Jeury s’est approché, a lu une petite dizaine de cartons, a fait la moue, m’a regardé d’un air sévère et m’a dit : « Vous savez, je n’ai jamais tellement aimé Michel Jeury, comme auteur. » J’ai bêtement répondu : « Ben moi, si. » Il m’a gratifié d’un grand sourire peiné et s’est éloigné.
Tim Rey
Michel Jeury ? Son talent est si éclatant que, sur ce plan, chacun lui a déjà rendu hommage : Le Temps incertain (Robert Laffont, 1973) a été un véritable choc littéraire, et le Grand prix de l’Imaginaire qui lui a été attribué a permis aux amateurs de SF de découvrir celui qui s’est rapidement imposé comme l’un des maîtres français du genre. Lorsque j’ai créé, en 1996, la revue de science-fiction Galaxies, j’ai évidemment tenu, comme toute l’équipe, à ce qu’une nouvelle inédite de l’auteur y figure. Tout le monde voulait le publier !
Comme beaucoup, c’est donc avec Le Temps incertain, premier grand roman de la mondialisation, que je suis devenue une lectrice assidue des nouvelles et romans de Michel Jeury. Sa SF bien sûr, mais aussi ses romans ultérieurs qui, comme le souligne très justement Joëlle Wintrebert, sont de remarquables romans « ruraux », souvent sur l’école. On conseillera, entre autres, Le Vrai goût de la vie, Une odeur d’herbes folles, L’année du certif, Les Grandes filles, Angeline…
J’ai gardé quelques lettres de lui, tapées à la machine et datées de 1982 et 1983, lors de l’adaptation de L’île bleue à la télévision ; on y retrouve des anecdotes, entrecoupées de petites notes sur sa santé, déjà : « Ce n’est pas la garde forme, je me traîne, en attendant que souffle le temps », allusion au titre d’un de ses romans, paru au Fleuve Noir.
Mais plus que de littérature, je parlerais ici de l’exceptionnelle générosité de Michel Jeury, qui nous a rarement montré à quel point nous lui demandions beaucoup. Trop parfois. Dirigeant un fanzine, Espaces Libres (1979-1984), je savais qu’un dossier consacré à Michel Jeury doperait les ventes. Soutien chaleureux de la jeune génération, Michel m’accorda avec sa générosité habituelle une nouvelle inédite, tirée d’un roman à venir. Le fanzine prit du retard, et le récit parut avant que je ne puisse sortir le numéro prévu ! Ne doutant de rien, je le sollicitai à nouveau ; il m’écrivit à nouveau une nouvelle, et je pus sortir un spécial Jeury, qui m’amena des ventes mirifiques. Des histoires de ce genre, nous sommes nombreux à les avoir vécues !
En 1982, à l’occasion de l’adaptation télévisée d’une de ses nouvelles, en Limousin, Michel tissa des liens avec le patron de la télévision régionale du Limousin, un homme ouvert à la SF qui prit peu après la direction de FR3 Lorraine ; sans que j’en sache rien, Michel Jeury me recommanda auprès de lui, puis m’appela pour me dire que le directeur d’antenne attendait une proposition de ma part ; j’adressai sans grande conviction un mot à l’homme de l’art. Une semaine plus tard, il m’appela et je n’eus que quelques secondes pour répondre à sa question : « Michel Jeury me dit que vous avez une idée à me soumettre… ». Grâce à Michel, je devins quinze mois durant productrice de télévision à la télévision régionale, chargée d’une émission sobrement appelée Science-Fiction. Une opportunité qui m’en offrit d’autres. Je le dois à Michel Jeury.
Commentant avec sa gentillesse habituelle un article que j’avais consacré en 1983 à son travail, Michel m’écrivit : « c’est un peu gênant d’être décortiqué comme ça », ce qui ne l’empêcha pas de conclure sa lettre par un post scriptum malicieux : « Tu as oublié une petite chose : c’est que j’ai raison… ». Michel avait aussi un vrai sens de l’humour, jamais méchant cependant. Il raconta ainsi comment un fan de SF vint frapper à sa porte, à Issigeac, en pleine nuit. Michel l’hébergea, mais conclut tout de même, dans un article ultérieur : « Le fandom frappe souvent, et il frappe parfois à trois heures du matin. »
Michel Jeury avait participé aux Imaginales en 2007 ; je l’avais à nouveau invité ces dernières années, mais sa santé fragile ne lui permettait plus un si long voyage.
Il nous reste ses livres, et le souvenir d’un homme aussi brillant que modeste, soucieux des autres et d’une incroyable générosité.
Stéphanie Nicot
Je serai bref !
D’autres parleront de son oeuvre bien mieux que ne je ne saurais le faire. Je voudrais pour ma part attirer votre attention sur l’homme. C’était pour moi quelqu’un qui savait se préoccuper des autres avec douceur, gentillesse et discrétion.
Un temps avec un de mes camarades nous avions entrepris de rédiger un roman qui brinquebalait entre SF et fantastique. Nous en étions arrivés en ce point où l’on ne sait plus comment faire évoluer la situation, l’histoire et les personnages. Fort d’une relation amicale nous avons envoyé notre roman en impasse à Michel. Nous avons en retour reçu une cassette de 60 minutes dans laquelle il nous donnait une leçon d’écriture sans jouer au professeur... Mais nous traitant comme des confrères. Et ses conseils ont été suivis, nous permettant de boucler le roman sans trop de peine.
Mes échanges avec lui étaient rares mais réguliers et il y mettait de cette politesse campagnarde qui consiste à prendre des nouvelles de l’autre autant que l’on donne des siennes. Qui constitue une bonne base d’échanges...
Il reste à le relire.
Noé Gaillard.
Il a trouvé le chemin des étoiles…
Mon ami Michel Jeury est mort en ce début d’année… Il est mort en terre de Vaucluse, à Villedieu, lui, le Périgourdin qui avait passé un quart de siècle au pied des Cévennes, un Païs qu’il aimait et sur lequel il avait écrit tant de belles choses. A quelques jours près, il aurait pu fêter ses 81 ans. Pourtant, il savait qu’il partirait en 2015 : ne l’avait-il pas prévu de nombreuses années auparavant, lors d’une manifestation littéraire, en notant, en forme de clin d’œil, sur une (fausse) stèle
« Michel Jeury, 1934 – 2015 » ?

Rien là de très surprenant pour celui qui fut (et reste) non seulement l’un des plus importants auteurs de Science-Fiction français mais aussi, probablement, du monde, lui dont les livres ont été traduits dans de nombreuses langues. Avec moult Prix à la clé !
Intellectuellement proche de la pensée de Jacques Ellul, son approche de la SF est marquée par l’envahissement des systèmes technocratiques et les mondes incertains, souvent durs et obscurs, qu’il décrit, sans trop se soucier de la réalité, sont oppressants mais, hélas, probablement prémonitoires…
Après une carrière fulgurante dans ce domaine pendant les années 70/80, il s’en éloigne pour devenir un maître incontesté du roman de la terre, genre dans lequel il raflera, encore, de nombreux Prix. Il n’aimait pas beaucoup la ‘’classification’’ des romans du terroir mais, en revanche, en filiation revendiquée à ses origines terriennes, le mot ‘’terre’’ lui était cher, tout comme le mot ‘’ciel’’, qui fait référence aux sphères de l’imaginaire dans lesquelles il évoluait !1 Il reviendra en 2010, comme un deus ex machina, à la SF avec un livre tout simplement ébouriffant, May le monde, avec lequel il décrochera le Grand Prix de l’Imaginaire 20112 .
Mais comme il suffit de taper ‘’Michel Jeury’’ sur un moteur de recherche internet pour trouver à la fois la liste étonnante de ses ouvrages3 et des commentaires avisés de spécialistes et d’universitaires, il ne me paraît pas nécessaire d’apporter une contribution complémentaire à cet édifice. Aussi, je voudrais davantage évoquer l’homme que j’ai connu et fréquenté avec bonheur pendant plusieurs années…
Notre relation débuta d’une bien étrange façon (et un… 1er avril !) en 1995, lorsque Michel me grilla sur le poteau en obtenant le Cabri d’Or, Prix cévenol, avec L’année du certif. Sur l’exemplaire qu’il m’offrit et me dédicaça, il écrivait, notamment « … heureux de vous avoir rencontré, désolé pour le Cabri d’Or … ». Et, depuis ce jour – presque vingt ans ! – notre amitié n’a pas failli, suivant une route faite de riches rencontres privées, de ‘’signatures’’ au coude à coude lors de manifestations littéraires en Cévennes, de conférences communes, de participation à un Prix littéraire, lui comme Président et moi comme membre du jury, et d’échanges nombreux par téléphone et courriels au cours desquels nous partagions nos trouvailles, nos recherches respectives pour l’écriture de nos livres, nous parlions de littérature, sans oublier de refaire le monde, qui en a bien besoin !...

Michel Jeury (à g.) et Hervé Pijac, lors d’une journée du livre en Cévennes – 2011
Lors de notre rencontre en vue de préparer l’article pour Causses et Cévennes, je lui demandai de se dévoiler en trois mots. Ce furent ‘’ciel’’, ‘’terre’’, mots explicités précédemment et, surtout, ‘’fidélité’’, fidélité à ce qu’il était et fidélité à ses amis. Je puis attester que ce mot, dans ses deux acceptions, le caractérisait vraiment et faisait de Michel un être d’exception. Mais je voudrais le compléter par d’autres mots, très forts, qu’il n’aurait jamais prononcés lui-même en raison de sa grande (et réelle) modestie : ce sont, par exemple, les mots disponibilité, simplicité, visionnaire.
Disponibilité, parce que, malgré l’intense travail d’écriture accompli, Michel Jeury trouvait toujours le temps d’accueillir, de conseiller et d’aider de jeunes écrivains, de répondre à des sollicitations multiples, de partager sans arrière-pensée ses idées et sa philosophie, tout en restant à l’écoute de la vie…
Simplicité, parce qu’il était l’homme le plus modeste et humble qui soit, refusant les coteries de l’intelligentsia littéraire et toujours surpris – avec une pointe d’amusement – de la notoriété qui le précédait. Un homme tellement simple et discret qu’il repose désormais dans la tombe la plus dépouillée du petit cimetière champêtre qui l’accueille pour l’éternité. En fait, rien ne lui importait davantage que sa tranquillité dans l’ermitage qu’il habitait sur les hauteurs d’Anduze et ses longues promenades sous les châtaigniers et les pins… Un homme paisible, donc, mais…
…Visionnaire, dont l’immense culture, le savoir polymorphe, la fécondité et les analyses d’une profondeur insoupçonnée et souvent dérangeante m’ont toujours véritablement fasciné. Il me confiait un jour en réponse à ma question sur ce qu’est la création : « … j’ai parfois l’impression, quand j’écris, que l’on me ‘’dicte’’ les mots… C’est difficile à expliquer. Peut-être la création est-elle cette force qui vous pousse à faire sortir ce que vous avez en vous ? ». En rappelant qu’il fut un auteur majeur de SF et pour rester dans ce registre, je me risquerai à confier un sentiment diffus mais prégnant : Michel était d’un autre monde, d’une autre dimension…
Un jour, le téléphone sonne. Au bout du fil, Michel me dit : « On me demande une conférence sur Jean Carrière. Je n’y vais que si tu m’accompagnes pour une intervention à deux voix ! » . J’eus beau lui dire que je ne connaissais pas Jean Carrière, qu’à part L’épervier de Maheux, Les années sauvages et Un jardin pour l’éternel, je n’avais rien lu d’autre de lui et que Le mystère Jean Carrière – thème de la conférence – restait vraiment entier pour moi, rien n’y fit, il insista. Je me mis donc au travail, des heures de lectures et de notes, des heures encore à préparer quelque chose de cohérent qui puisse constituer un fil conducteur à la conférence. Lorsque je le lui adressai, il me répondit aussitôt : « C’est parfait, cela me convient très bien… » Et là, intérieurement, je ricanai : « A toi de plancher maintenant, mon cher Michel ! ». Le jour de la conférence – en présence de la veuve de Jean Carrière – Michel arriva, les mains dans les poches, serein et décontracté…

Hervé Pijac et Michel Jeury (2008).
Au fond, 2ème personne en partant de la g. : Madame veuve Jean Carrière
Ce fut brillantissime. Tandis que je restais le nez plongé dans mes notes, Michel, en émule des péripatéticiens, déambulait dans le grand temple où avait lieu la conférence, sans un papier, sans pense-bête, sans rien d’autre que son esprit. Car, en fait, ceci est un des traits de caractère de Michel Jeury : jamais il n’apparaissait aussi bon pour réfléchir, créer ou raisonner qu’en marchant ! Avait-il seulement préparé cette conférence ? Probablement pas ou très peu : il faisait confiance à sa mémoire prodigieuse.
Et à sa superbe intelligence : une discussion avec Michel était toujours un enchantement. J’aime, bien sûr, la plupart de ses livres mais je considère que l’écrivain cachait l’homme ; aussi préférais-je voir l’être intime, l’ami, sans le « filtre » de l’édition… Ne m’a-t-il pas dit un jour : « On joue tous un rôle, le rôle de la vie… Il est certain qu’un écrivain peut transposer dans ses personnages ce qu’il voudrait être ou ne pas être. C’est vrai qu’en ce qui me concerne, l’homme se cache derrière l’enfant de dix ans qu’il a été et qu’il aurait souhaité continuer à être… ». Avant d’ajouter : « Je voudrais également souligner que je me sens très à l’aise avec mes héroïnes féminines derrière lesquelles je me cache un peu, assumant ainsi la part de féminité qui est en chaque homme ! ».
C’est finalement cet homme que j’aimais, bien au-delà de l’écrivain, l’homme pétri de sensibilité, d’humanité, de bienveillance, d’humour, de réflexion… De fragilité aussi. Car lui qui dans ses livres les plus sombres laissait toujours une porte ouverte à l’espoir, pouvait dans la vie faire preuve de pessimisme et se montrer sous le jour d’un incorrigible anxieux qui bouleversait ses proches. Je crois, pour ma part, que cette anxiété représentait en fait l’un des moteurs essentiels de sa création. Et n’était le plus souvent que de la clairvoyance, allez, j’ose l’écrire pour ce ‘’Maître es SF’’ : de la supravoyance ! « Mes tout premiers souvenirs sont des images de cauchemar : une espèce d’invasion céleste sur un horizon de tempête et de chaos. Des images que j’ai retrouvées bien plus tard, avec stupeur, dans le célèbre film Rencontres du troisième type. », me confia-t-il récemment, en mars 2013, juste avant de quitter ce Piémont cévenol qu’il chérissait4. Et qu’il regretta tellement !
Dans l’interview de ce mois de mars 2013, il se montre un peu amer et désabusé… Il faut dire que c’était après son accident cardiaque qui, non seulement, l’avait laissé affaibli mais avait aussi exacerbé l’angoisse rivée au plus profond de lui-même qu’il croyait – le croyait-il vraiment ? – dissimuler sous une forme d’humour caustique. Il aurait préféré rester à St Christol-les-Alès mais il savait bien, la raison lui disait, qu’il fallait rejoindre leur fille en Vaucluse. Le déracinement fut grand : perdre ses repères, s’éloigner de ses amis, ce n’est pas facile… Lorsque je l’ai vu, quelques mois avant qu’il ne nous quitte, je l’ai trouvé amaigri, fatigué. Mais j’ai surtout discerné et compris dans son regard qu’il était en train d’abandonner la lutte. Epuisement physique, épuisement moral, me dit-il. D’ailleurs, nos longues conversations téléphoniques s’espaçaient et se raccourcissaient et les courriels échangés – de moins en moins nombreux – ne refaisaient plus le monde…
Aujourd’hui que Michel Jeury a « trouvé le chemin des étoiles » - comme me l’a si joliment écrit Dany, sa fille, pour m’annoncer son décès – je voudrais simplement exprimer que sa Mémoire est en moi.
Au revoir, dans une autre dimension – probablement dans la chronolyse !5 –, mon ami ! Je suis sûr que c’est dans tes cordes !6
Hervé Pijac
Janvier 2015 / repris et complété en octobre 2015
1-- Voir les articles « Entre ciel et terre, Michel Jeury, écrivain cévenol » que j’ai publiés dans Causses et Cévennes n°3 / 2005.
2- - Voir l’article « Le retour de Michel Jeury, Maître es SF – May le monde » que je lui avais consacré, notamment dans la Fontaine de Pétrarque n° 26.
3- - Près de cent livres, plus d’une centaine de nouvelles et des articles innombrables, des films tirés ou inspirés de son œuvre, j’en oublie sûrement !
4-- Voir, ci-après, Michel Jeury, un monde à part, l’interview qu’il m’avait accordée pour la revue Funambule, journal internet de l’association Autour des Auteurs en Languedoc-Roussillon, interview qui ne fut hélas jamais publiée…
5- -Mot-valise créé par Michel Jeury dans sa trilogie du Temps incertain (comprenant, outre ce titre, Les singes du temps et Soleil chaud poisson des profondeurs). Il exprime parfaitement cette idée d’ « autre » dimension, au-delà de l’espace-temps, qui lui était chère et où, effectivement, il est probable qu’il se trouve désormais.
6- - Allusion, bien sûr, à la théorie des cordes dont Michel se montrait un ‘’spécialiste’’ curieux, perspicace et passionnant !