« Il est possible que survivent encore à ce jour des entités extrêmement puissantes… venues d’une période si lointaine que… la conscience se manifestait alors peut-être sous des formes que les progrès de l’humanité nous empêchent aujourd’hui de concevoir… des formes dont seules la poésie et les légendes parviennent à se souvenir par bribes, et qu’elles appellent dieux, anges, ou encore créatures mythologiques de toutes sortes… »
— Algernon Blackwood
En ces quelques lignes d’Algernon Blackwood, l’idée générale de ce que l’on appelle communément « mythe de Cthulhu » est jetée.
Lovecraft, s’il avait entendu parler de « mythe de Cthulhu », n’aurait vraisemblablement pas approuvé l’utilisation d’un tel terme. D’ailleurs, lorsque August Derleth lui proposa « mythologie d’Hastur », en 1931, Lovecraft lui répondit : « Je ne pense pas que le terme de “Mythologie d’Hastur” soit vraiment indiqué pour qualifier mes récits. » De nombreuses variantes furent alors proposées telles que : « mythe de Lovecraft », « cycle mythique de Yog-Sothoth », et d’autres ; mais c’est August Derleth qui a popularisé cette dénomination. De manière assez amusante, d’ailleurs, il écrivait : « correspondants et écrivains d’alors lui donnèrent le nom de “mythe de Cthulhu”, bien que Lovecraft lui même ne l’ait jamais désigné ainsi1. »
C’est ce même August Derleth qui fit prendre aux choses une bien mauvaise tournure après la mort de Lovecraft en 1937, mais il en sera question plus tard.
Le créateur de ce mythe est Howard Phillips Lovecraft, né en 1890 à Providence, aux États-Unis. Mort d’un cancer en 1937, cet auteur américain n’eut pas une vie très facile, non pas qu’il eut une vie misérable, mais il ne rencontra jamais la reconnaissance de son talent. Le Solitaire de Providence2, ainsi le surnommait-on, rénova la littérature de l’étrange et les structures de l’horreur (et non de la peur, comme on le dit trop souvent3). En créant le conte matérialiste et le fantastique cosmique (science-fiction cosmique ?), il fut victime d’un aveuglement pire que celui dont avait souffert Edgar Poe. Il ne fut que rarement publié par un quelconque éditeur de son vivant, jamais il ne fut cité dans des revues littéraires. Seuls les lecteurs de pulps (ces magazines de science-fiction bon marché, tels Weird Tales) surent apprécier son talent. Cet auteur serait tombé dans l’oubli s’il n’avait pas été soutenu par un petit cercle de fidèles, dont deux d’entre eux, August Derleth et Donald Wandrei, créèrent par la suite la maison d’édition Arkham House (en 1939). La France participa également à la consécration de cet auteur (au même titre qu’Edgar Poe). L’ingénieur et écrivain Jacques Bergier fut le premier à traduire Lovecraft en français4, et le Cahier de L’Herne no 12 consacré à Lovecraft reste, malgré ses erreurs, une référence française.
Lovecraft en vint à créer tout un panthéon de déités démoniaques et malfaisantes où l’homme n’est qu’un minuscule rouage.
Découvrons comment cela a été élaboré.
Fondation : le mythe de Lovecraft
Tout d’abord, attachons-nous à décrire les origines du mythe. Découvrons notamment les sources de Lovecraft, les éléments qui constituent le mythe, mais aussi d’autres aspects moins connus, qui passent généralement au second plan, alors qu’ils sont essentiels.
Précision préliminaire : qu’est-ce qu’un mythe ?
Il convient, avant toute chose, de s’appesantir sur la notion de mythe et sur sa définition.
En voici une issue du Littré : « Particulièrement, récit relatif à des temps ou à des faits que l’histoire n’éclaire pas, et contenant soit un fait réel transformé en notion religieuse, soit l’invention d’un fait à l’aide d’une idée. Le mythe est un trait fabuleux qui concerne les divinités ou des personnages qui ne sont que des divinités défigurées ; si les divinités n’y sont pour rien, ce n’est plus un mythe, c’est une légende ; Roland à Roncevaux, Romulus et Numa, sont des légendes ; l’histoire d’Hercule est une suite de mythes. Il n’est pas nécessaire que le mythe soit un récit d’apparence historique, bien que c’en soit la forme la plus ordinaire. »
De plus, Alain Deremetz, dans Petite histoire des définitions du mythe, dit que l’on peut analyser le mythe en fonction de « sa place dans l’ensemble des champs constituant la culture d’une époque » et dans « ses réutilisations successives, où il apparaît comme instrument fondateur d’une tradition et d’une continuité culturelles.»
Nous verrons, en fin de partie, l’intérêt de cette dernière citation.
L’élaboration méthodique effectuée par Lovecraft
« Le monde et ses habitants ne m’impressionnent guère ou de manière insignifiante, de sorte que je suis amené à solliciter l’existence d’univers bien supérieurs à celui qui nous entoure. Tout cela, cependant, demeure purement esthétique, et pas du tout intellectuel. Parallèlement, je possède un goût prononcé pour la logique et les sciences, et je ne crois aucunement au surnaturel – ma position philosophique étant celle d’un matérialiste mécaniste, dans la lignée de Leucippe, Démocrite, Épicure et Lucrèce et, à l’époque moderne, de Nietzsche et Haeckel. »
Ainsi, Lovecraft se définissait-il comme un matérialiste mécaniste. Cela va expliquer cette démarche scientifique, cette élaboration méthodique de son mythe5. Comme tout matérialiste mécaniste (citons au passage Épicure, précurseur du matérialisme, et Diderot, matérialiste convaincu), Lovecraft essaie de rendre compte des lois, de la vie, de la pensée, de la société, de son univers en les réduisant à des principes mécaniques ou physiques.
Aussi, dès que le thème du mythe s’est fait sentir (aussi bien par Lovecraft que par ses fans), il a eu cette volonté de créer une mythologie qui semble la plus authentique possible.
« Toutes mes histoires, écrivait Lovecraft, même si elles n’ont aucun rapport entre elles, se rattachent à une tradition, à une légende fondamentale selon laquelle ce monde a été peuplé autrefois par les êtres d’une autre race ; adeptes de la magie noire, ils ont perdu leur emprise sur cet univers et ont été bannis, mais ils continuent à vivre au-dehors et sont toujours prêts à reprendre possession de la Terre6. »
Il y a donc des incohérences inhérentes à tout mythe, des versions différentes. Ces inconstances, on peut les trouver d’une nouvelle à l’autre, ou dans un même récit (à propos du Necronomicon). L’intérêt du lecteur va se porter sur la découverte d’une mythologie qui pourrait sembler réelle, alors qu’il ne s’agit que d’une fiction. D’ailleurs, Robert M. Price, sommité parmi les spécialistes de Lovecraft, considère que « le mythe n’est pas constitué d’histoires : le mythe est une tradition », et les traditions ont leurs lacunes, leurs témoignages contradictoires. Malheureusement, toute élaboration littéraire a ses limites, et Lovecraft ne fait pas exception à la règle, car comme tout écrivain, ce dernier avait une pensée en perpétuel mouvement. Cette constante expansion du champ de réflexion (Lovecraft a très rarement traité les mêmes thèmes dans ses contes) a tout de même occasionné des incohérences involontaires, même s’il y avait une volonté d’inconstance chez Lovecraft, afin de rendre plus convaincante son œuvre. L’un des exemples les plus flagrants concerne la localisation du plateau de Leng (dans « Le Molosse », en Asie centrale7, et il y a une modification de l’emplacement dans Les Montagnes hallucinées, qui semble le situer en Antarctique8). Le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu jouera de cela en situant « le plateau de Leng […] à cheval sur bien des dimensions » et en expliquant « qu’il touche le Monde de l’Éveil en Antarctique et en Asie9 ».
Cela est également arrivé à C. A. Smith avec Tsathoggua, qu’utilisait Lovecraft. Avec cette élaboration, cette structure, Lovecraft croise, juxtapose, entrelace ses contes (et ceux empruntés aux autres) jusqu’à créer un univers compact et réaliste.
L’essence du mythe de Cthulhu, l’inspiration de Lovecraft
Lovecraft étant un auteur peu connu et reconnu, il s’est inspiré d’auteurs eux mêmes, pour la majorité, peu connus : Edgar Poe (souvenez-vous qu’il a fallu du temps avant qu’il ne soit célèbre), Ambrose Bierce, Arthur Machen, Robert Chambers, un de ses contemporains, Edgar Rice Burroughs, Nathaniel Hawthorne, et surtout Lord Dunsany10.
C’est Edgar Poe qui a stimulé la genèse du mythe de Cthulhu. Lovecraft s’est inspiré de son climat angoissant et macabre. Son admiration est perceptible dans son essai Épouvante et surnaturel en littérature : « Vers les années 1830 devait surgir un élan vigoureux qui non seulement revivifia le roman fantastique, mais aussi tous les autres genres. La grande tradition européenne balayée par un grand courant rénovateur, de nouveaux écrivains, un nouveau style, s’épanouirent à la surface du monde littéraire. […] Certains récits de Poe possèdent dans leur forme artistique une presque totale perfection qui en fait de véritables bijoux dans le genre de la nouvelle. »
Il donnera une suite aux Aventures d’Arthur Gordon Pym : Les Montagnes hallucinées. Récit qu’il cite dans son texte : « Je m’intéressais moi-même, à cause du décor antarctique, au seul long récit de Poe – l’inquiétant et énigmatique Arthur Gordon Pym. »
Des gens comme Robert Chambers, William Hope Hodgson, Algernon Blackwood, Ambrose Bierce, Nathaniel Hawthorne ou Arthur Machen lui ont surtout inspiré des éléments du mythe. Robert Chambers, dans Le Roi de jaune vêtu, lui inspirera Hastur. Arthur Machen ou Edgar Rice Burroughs (Le Retour de Tarzan) lui donnèrent des idées de paysages. Mais celui qui reste sa référence est sans conteste Lord Dunsany. C’est grâce à lui que le panthéon cosmique existe (cosmogonie11 que seuls des gens comme Stanislas Lem et ses Contes inoxydables, par exemple, peuvent approcher). D’ailleurs, Lovecraft éprouvait une profonde admiration pour Lord Dunsany. Il a écrit un article intitulé Lord Dunsany et son œuvre, dont le début commence ainsi : « Que Lord Dunsany, sans doute le plus exceptionnel, le plus original et le plus richement imaginatif des écrivains contemporains, soit jusqu’à présent aussi peu connu est en soi une amusante illustration de la stupidité du genre humain. ».
Son inspiration vient également d’un autre type de littérature : les œuvres théosophiques. Les mythes des théosophes content les arrivées successives de plusieurs races sur Terre. Ce que l’on en retire principalement, ce sont les êtres gigantesques et gélatineux bâtisseurs de cités immenses faites de blocs de lave et ornées de statues en basalte. Parmi ces mythes apparaissent les races lémurienne, atlante et aryenne. La grande érudition de Lovecraft l’a fait s’inspirer du folklore de sa région : le Massachusetts, et notamment de son XVIIe siècle. Dès lors, on comprend mieux pourquoi les Grands Anciens hantent le Miskatonic ; il doit y avoir un lien avec Salem et ses sorciers, son univers médiéval peuplé de démons et de cultes secrets. D’ailleurs, les créatures telles que les Byakhees ou les Maigres Bêtes de la Nuit font beaucoup penser aux Gargouilles.
Le mythe de Cthulhu, description
Pour la petite histoire
Le postulat de départ de l’univers lovecraftien repose sur la colonisation de la Terre par des espèces venues des étoiles. Ces arrivées correspondent à l’apparition de cinq races préhumaines majeures :
les Anciens (Choses Très Anciennes), 2 milliards d’années plus tôt ;
les hordes de Cthulhu, 1,4 milliard d’années plus tôt ;
les Polypes volants, qui s’installent sur qui deviendra l’Australie, 750 millions
d’années plus tôt ;une espèce extraterrestre, la Grande Race de Yith, qui investit des êtres en forme de cône, 485 millions d’années plus tôt ;
et enfin, les Mi-Go de Yuggoth (Pluton).
Cthulhu est certainement la créature majeure du panthéon de Lovecraft. Ce panthéon est assez vaste. On compte de cinquante à soixante-dix créatures inventées par Lovecraft et son cercle proche. On les découpe généralement comme suit : les Dieux Extérieurs, les Grands Anciens, les Races de serviteurs (avatars compris) et les Races Indépendantes. On peut tout de même citer les créatures les plus puissantes et importantes :
Azathoth, le Fléau Amorphe, le Chaos nucléaire, le Sultan des Démons, tel que le décrit Lovecraft ;
Yog-Sothoth, le Tout-en-Un et l’Un-enTout, qui partage l’empire d’Azathoth et qui possède la durée du temps et l’étendue de l’univers tout entier ;
Cthulhu, qui sommeille dans R’lyeh, sa capitale dans le Pacifique sud ;
Hastur, l’Indicible qui habite les parages d’Aldébaran (c’est aussi le demi-frère de Cthulhu).
Toutes ces créatures ont aussi bien laissé des traces dans la littérature, dans les arts, l’architecture (toujours cyclopéenne) et dans les religions et légendes. Il est d’ailleurs amusant de voir comment Lovecraft a détourné l’histoire humaine : lorsqu’il parlait de ses récits, qui exprimaient des archétypes mythiques, il a renversé l’inspiration12, c’est-à-dire que tous les mythes ont pour origine commune le sien. Voici pourquoi, dit Lovecraft avec ironie, tous les mythes et religions humaines ont des points communs : ils se sont fondés sur des interprétations différentes du mythe13. Par exemple, les Profonds seraient à l’origine du mythe des sirènes.
Cela exprime bien un goût prononcé pour tous les folklores du monde, les rêveries, les civilisations anciennes et préhumaines, mais aussi pour l’architecture des villes du Moyen Âge.
Les villes du mythe
Il y en a de deux types : les villes de Nouvelle Angleterre et les villes des Anciens. Toujours est-il qu’elles ont toutes été créées par Lovecraft et qu’il s’en dégage une ambiance bien particulière, propre à celle du mythe. Certaines de ces villes sont décrites avec force détails, presque un guide touristique (« L’Alchimiste », « La Tombe », « La Musique d’Erich Zann »…) !
Les premières, les vieilles villes du pays de Providence, hors du temps et bienaimées de Lovecraft, ces villes sont : Dunwich, Innsmouth, Kingsport, et surtout Arkham et son fleuve Miskatonic. Toutes (exceptée peut-être Arkham) sont pleines de rues tortueuses et sinueuses dont les demeures sont inquiétantes et terriblement anciennes14. Le narrateur s’interroge souvent sur leur état et leur décrépitude. Cet intérêt pour les demeures anciennes, comme sorties du temps, s’explique par la vive curiosité qu’entretenait Lovecraft pour l’histoire de son pays (plus particulièrement le XVIIe siècle), mais aussi sur le Moyen Âge européen.
Pourquoi la Nouvelle-Angleterre, me direz-vous ? Il suffit de laisser parler Lovecraft qui y trouve tous « les éléments les plus sombres – solitude, ignorance, absurdité – [qui] concourent à l’instauration d’une atmosphère hideuse qui touche à la perfection. »
Il a aussi cette passion des cités « cyclopéennes » (dont certaines gravures de Gérard Trignac15 peuvent être particulièrement représentatives), qui s’exprime au travers des cités des Grands Anciens, telles :
R’lyeh, la capitale de Cthulhu dans le Pacifique sud ;
la Cité sans nom, probablement Beled-al-Djinn (la cité des démons) ;
Iram, la Ville aux Mille Piliers ;
la métropole des Anciens, dans l’Antarctique ;
Kadath, dont la localisation est plus qu’incertaine ;
Sarnath ;
la ville des Yithiens.
On se retrouve ainsi avec un mythe dont l’aspect archéologique est minutieux, ce qui renforce la vraisemblance de l’œuvre. Ce goût pour l’archéologie se retrouve dans de nombreuses descriptions lovecraftiennes : les bijoux rappellent ceux des anciens cultes orientaux, l’architecture, celle de Babylone, la bibliothèque de la Grande Race rappelle fortement celle d’Assurbanipal. Cette même architecture est omniprésente chez les êtres cthulhiens. Ces derniers multiplient les cités cyclopéennes avec des tours noires et aveugles faites de couloirs labyrinthiques en basalte, des cercles de pierres (Stonehenge) ou des tables aux frises pleines de motifs mathématiques. Toutes ces créations, depuis les cités jusqu’aux ornements, sont imprégnées d’un cauchemar permanent dû aux géométries non euclidiennes. Ces géométries où tout est distordu, déroutant et cependant harmonieux. Cet univers où sphères et angles droits, couleurs et dégradés, sont ignorés : un monde uniforme et sombre où le gigantisme est écrasant, et les ornements, répugnants et obscènes.
Les ouvrages occultes
Ils sont là aussi nombreux (plus d’une vingtaine), et tout comme les créatures du mythe, on les doit à d’autres auteurs que Lovecraft, et notamment au petit cercle qui gravitait autour de lui (Smith, Bloch, Long, pour ne citer qu’eux).
Néanmoins, un sort du lot. Il s’agit du Necronomicon de l’Arabe fou Abdul al Hazred, et ayant pour titre original Al Azif, « azif étant le nom que les Arabes donnent au bruit émis par les insectes qu’on entend la nuit et qui est censé être le hurlement des démons », dixit Lovecraft.
Ce texte a connu cinq versions, et l’on peut en trouver certains fragments dans les œuvres de Lovecraft. C’est de là qu’est tiré le célèbre couplet :
« N’est pas mort ce qui à jamais dort
Et au long des ères peut mourir
même la mort. »
Alors, le mythe, science-fiction ou fantastique ?
Il y a déjà un problème qui se pose quant à la frontière séparant ces deux genres littéraires16. En émettant une définition restrictive, on peut dire que le fantastique relèverait du surnaturel, du paranormal, de l’irrationnel, alors que la science-fiction correspondrait plus au rationnel et aurait un côté plus sociologique. Dans ce cas, comme il n’y a aucun surnaturel chez Lovecraft, que tout y est rationnel et rationalisé, on peut classer l’œuvre de Lovecraft dans la science-fiction (Lovecraft parlait de ses récits en les nommant fiction interplanétaire). Mais ce serait réduire le mythe que de dire cela, parce que d’un côté, la manière dont est contée l’histoire correspond au fantastique, alors que les thèmes abordés correspondent à de la science-fiction.
Et si le mythe de Lovecraft était, tout simplement, un genre transitionnel17 ?
L’innovation du mythe, l’horreur matérialiste
À la lecture des contes, on peut retirer un schéma de construction d’un récit du mythe :
un témoin nous raconte ce qu’il a vu ;
il rapporte les faits qui, peu à peu, éveillent son attention ;
puis, comment d’autres rapports viennent confirmer ses spéculations ;
et enfin, comment il appréhende la réalité.
Détaillons, à présent. Il est déclaré dès le début qu’il y a des horreurs telles qu’il vaut mieux qu’elles restent cachées, au risque de mettre en péril la santé mentale de tout témoin.
Au fur et à mesure, l’épouvante et l’impuissance du héros grandissent en même temps que sa connaissance. C’est l’horreur qui caractérise les récits cthulhiens, et pas la peur, car les héros dominent leur peur (il y a un refus du suicide, alors que dans le fantastique, il se serait agi d’une délivrance). Cette horreur, qui ne concerne que les lettrés, les scientifiques. Les gens du peuple, eux, sont saisis de panique, alors que les scientifiques craignent pour l’humanité tout entière. Et pour cause, ils viennent de découvrir la réalité, la position de l’Homme au sein de l’Univers. Là, l’anthropocentrisme est annihilé, l’Homme n’est plus qu’un jouet des Grands Anciens, une sorte de parasite d’un monde qu’il croyait le sien (une remise en cause fréquente dans l’histoire de l’humanité). Il s’agit donc chez Lovecraft du monde réel, sensible, notre monde, mais peuplé de créatures dont nous ignorions l’existence.
De même, lorsque la vérité éclate, c’est la perte de la raison (sous-entendu la capacité de raisonner). La science et la compréhension actuelles ne peuvent rien expliquer. Les bornes de l’Univers apposées par la science sont repoussées, et toute lutte est inutile, car la puissance de ces êtres est considérable. Le héros lovecraftien ne peut rien faire.
On s’aperçoit, dès lors, qu’il y a une mise en scène de la peur : une peur cosmique. Les créatures monstrueuses remontent des abysses, et les Grands Anciens attendent patiemment leur retour au pouvoir. Ces êtres sont le symbole de l’inconnu, issus d’univers insoupçonnés par l’Homme. Aussi inquiétants que des démons issus de
nos diverses religions, les Grands Anciens se situent néanmoins en dehors de toute référence morale. C’est là que le fantastique de Lovecraft est novateur. Il est dit plus haut que Lovecraft est un matérialiste mécaniste, et cela s’en ressent dans ses contes : l’auteur ne croit pas en l’au-delà, et ses monstres viennent de mondes qui coexistent avec celui des humains. De plus, le fantastique de Lovecraft ne touche plus un individu isolé, la menace est universelle. Les premières lignes de « L’Appel de Cthulhu » sont particulièrement évocatrices de cette peur cosmique :
« Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l’effroyable position que nous y occupons qu’il ne nous restera plus qu’à sombrer dans la folie devant cette révélation ou à fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel obscurantisme. »
Il se dégage donc plusieurs catégories de personnes :
les gens du peuple, qui choisissent de durer et qui savent qu’il y a des lieux à éviter ;
les héros, armés de leur science, qui veulent savoir, et c’est cette connaissance qui sera responsable de leur destruction ;
entre les deux, il pourrait apparaître ceux qui savent et qui profitent de cela pour obtenir pouvoir et richesse.
Ainsi apparaît-il une sorte de motif social dans le mythe, ce qui conforte l’opinion de Donald Burleson (un spécialiste de Lovecraft et de son mythe), selon laquelle, lorsqu’on parle de mythe, on parle « d’une sorte de vision du monde, d’un système philosophique par lequel quelqu’un essaie de répondre à la question : “Qu’en est-il de l’Univers ? Quelle est la place du genre humain (s’il en a une) dans cet univers18 ?” »
Au-delà du mythe : la vision de Lovecraft
Nombre de spécialistes s’accordent à dire que le mythe est la vision du monde qu’avait Lovecraft19 (certains disent même que l’on ne peut pas classer ses récits, ils font partie d’un tout indivisible : sa vision du monde). Nous avons vu la position de Donald Burleson plus haut, mais ce n’est pas le seul de cet avis : Robert Price, Will Murray, David Schultz et S. T. Joshi le sont de même. S. T. Joshi, le plus célèbre spécialiste de Lovecraft, prétend que le mythe de Cthulhu est « une sorte de système, de mécanisme, de mode d’emploi à cette représentation [celle de Lovecraft] des choses. » C’est un tas de petits systèmes intrinsèques à Lovecraft. Robert Price ajoute à cette analyse que « [c]hez Lovecraft, le mythe représente l’image qu’il se faisait de toute religion moderne : une tentative pathétique de la part des humains de se voiler la face et de ne pas se retrouver confrontés à l’atroce vérité de leur propre insignifiance. »
Reprenons certains éléments de la partie précédente. Nous y avons vu l’érudit isolé et conscient, de par son savoir, de sa petitesse et de son peu d’importance. Transposons tout cela actuellement. On s’aperçoit que l’astronomie nous montre le gigantisme de l’Univers, l’étude historique (et surtout la paléontologie) nous présente notre insignifiance temporelle au regard d’autres espèces ou de l’âge de l’Univers20. L’Homme conscient se retrouve donc isolé, il est quasiment annihilé et n’a plus conscience que de sa situation de point dans l’espace infini. Lovecraft a cherché à retranscrire, dans un environnement quotidien et connu, des événements qui nous dépassent et qui sont à l’échelle de l’Univers. Pour lui, nous ne sommes que d’infimes formes de vie de passage dans un monde qui n’est pas à nous et dont les véritables maîtres nous balaieront lorsqu’ils voudront de nouveau se l’approprier… Voilà exactement la situation du héros lovecraftien.
On a vu également l’apparition d’un profiteur. Qui pourrait-il être ? Actuellement, il s’apparenterait à un leader religieux fanatique. Mais en ce qui concerne Lovecraft, que peut-on dire ? Gérard Klein, dans son article sur Lovecraft paru dans Science Fiction et Psychanalyse, voit apparaître des puissances indestructibles : les monopoles, l’apparition du capitalisme. C’est la fin de l’individu libéral. La science révèle à l’Homme du XXe siècle qu’il n’est que le jouet de forces extérieures que sont la société, l’économie et le langage. « Pour Lovecraft, continue Gérard Klein, la science ne peut que révéler cette impuissance, jamais sérieusement le moyen de la surmonter. » Et c’est là qu’apparaît notre profiteur, subissant la même horreur que les autres, mais s’en échappant par l’exercice mal contrôlé du pouvoir et de la violence.
Il y a également la notion de temps dans les œuvres de l’auteur de Providence. Les Grands Anciens sont là depuis des temps immémoriaux, mais ils ne font rien, ils ne balaient pas l’humanité d’un coup alors que leur puissance le leur permet tout à fait. Cette menace est très vieille, n’est-il donc pas abusif de dire que cette menace est omniprésente ?
On peut répondre à cela de deux manières. La première consiste à dire que cette menace est constamment renouvelée, elle s’actualise toujours et annonce une fin proche (« jusqu’à ce que les cieux leur soient propices »). L’autre réponse est que cette destruction est cyclique : les Anciens sont détruits, la Grande Race aussi. Mais l’horreur est suscitée par le fait que ces Anciens ont été détruits par leur propre soif de puissance (correspondance avec les Atlantes ou la tour de Babel) ou par leur création (les Shoggoths, pour les Anciens). On peut comparer cela à la peur que suscitent aujourd’hui le dérèglement de l’environnement et le réchauffement climatique (pour les conséquences de la soif de puissance) et les machines, et notamment les ordinateurs, les robots et l’intelligence artificielle (pour les conséquences des créations humaines).
On peut sentir, après cette démonstration, en relisant Lovecraft, un certain malaise social. Mais après tout, c’est compréhensible, il est né à une époque charnière, à cheval sur deux siècles. C’est cette vision pessimiste d’un être conscient du changement que subissait sa société qui s’exprime à travers ses contes. Il y a aussi, chez Lovecraft, un sentiment d’infériorité par rapport à la société, aux femmes (son mariage n’était pas des plus réussis), à son
physique. Dans Je suis d’ailleurs, on peut voir une espèce de novélisation du physique ingrat de Lovecraft (il le dit lui-même dans ses lettres) et de son malaise social. Ce qui introduit le thème de l’hérédité, qui est repoussante et hideuse. S. T. Joshi rapporte que « [t]outes ces histoires expriment une conviction bien arrêtée : nous sommes
le produit de notre hérédité et de notre éducation, et il est impossible de résister à l’appel de notre sang, quelles qu’en soient les conséquences. » (« L’Abomination de Dunwich », « Le Cauchemar d’Innsmouth », L’Affaire Charles Dexter Ward.) Je vous renvoie donc à la citation d’Alain Deremetz, au début de cette partie, lorsqu’il dit que le mythe est représentatif de la culture d’une époque.
L’évolution du mythe de Cthulhu
Abordons maintenant l’évolution du mythe, au travers des autres « cthulhistes » et des erreurs commises par August Derleth. J’aborderai, brièvement, l’évolution actuelle sur les différents médias, allant du support papier au support numérique.
Les adorateurs de Cthulhu
Au moins vingt écrivains ont profité de l’univers de Cthulhu, et il en ressort trois constantes :
ils se substituent parfois à leur maître (les localisations mythiques, les ouvrages, sont repris, les personnages, aussi) ;
ils prolongent le mythe (le mythe n’est pas encore épuisé, et le nombre de divinités ne cesse d’augmenter) ;
ils s’engluent souvent dans la narration (les récits sont la plupart du temps lassants).
Parmi les premiers auteurs faisant partie du clan lovecraftien, on peut citer : Robert Bloch, Robert E. Howard, Henry Kuttner, Frank B. Long, Clark Ashton Smith et August Derleth. Certains de ces auteurs allaient tomber dans l’oubli, alors que ceux qui allaient se libérer du mythe prendraient une revanche éclatante sur leurs détracteurs.
Le cas Derleth
August Derleth est le cofondateur de Arkham House (avec Donald Wandrei), la maison d’édition qui ne publie que du lovecraftien. Lorsque l’auteur est mort en 1937, il a écrit dans Weird Tales que Lovecraft lui avait demandé de reprendre le flambeau. Dès lors, Derleth est devenu LA référence, tout le monde voyait en lui LE successeur de Lovecraft. Il détenait LA vérité. Malheureusement, on peut dire aujourd’hui qu’il n’en est rien, et s’il a régné parfois quelque confusion, c’est bien par sa faute.
Tout est parti d’un mauvais constat de celui-ci. Lovecraft lui aurait dit textuellement : « J’aime assez qu’on pioche dans mes textes. » Derleth a compris que Lovecraft aurait bien aimé qu’il écrive « des histoires sur Cthulhu », mais, en fait, ce que Lovecraft a certainement voulu dire, c’est qu’il aimait bien que l’on empreinte ses sonorités, ses noms propres, par jeu littéraire. Attention à ne pas trop charger Derleth, et ce n’est pas mon propos ici, d’autres ont fait les mêmes erreurs que lui. Cependant, ce travail de replâtrage continuel et les censures effectuées pour les publications chez Arkham House ont fait perdre la force des récits originaux. Derleth a même avoué dans la postface de The Dark Brotherhood (1966) que « L’Ombre venue de l’espace » et « Le Rôdeur devant le seuil » ne sont que des histoires nées de son imagination à partir de trois ou quatre lignes de Lovecraft. On peut aussi ajouter que, non seulement Derleth réécrit tout le temps les mêmes histoires en plaçant au centre du récit les monstres, mais en plus, il réécrit les contes de Lovecraft. On peut même trouver des débuts de nouvelles quasiment identiques : « L’Abomination de Dunwich21 », de Lovecraft et « L’Habitant de l’ombre22 », de Derleth. De plus, lorsque de jeunes écrivains lui remettent des nouvelles qui se rapprochent de la conception de Lovecraft (et de réelle qualité, de surcroît), il leur répond que, les créatures passant à arrière-plan, leur récit en devient mauvais. Ce sont, néanmoins, des erreurs d’appréciation qui étaient rares, heureusement.
Mais on peut quand même dire qu’il a commis deux erreurs :
il a introduit les Dieux Très Anciens et a fait passer (d’après Robert Price) certains Grands Anciens (les plus puissants) pour des créatures élémentaires23 ;
et, sûrement le pire, il a rattaché toutes les histoires de Lovecraft et du cercle qui gravitait autour de lui au mythe.
Les tentatives de Derleth visant à classer, à systématiser et à répandre l’œuvre de Lovecraft (sur ce dernier point, on peut être immensément reconnaissant envers lui) n’ont fait que réduire celle-ci à une grossière caricature de ce qu’elle avait été.
Comme il est dit plus haut, la raison pour laquelle tous ceux qui se sont essayés au mythe ont échoué est qu’ils ne partageaient pas la même vision que celle de Lovecraft. Même des gens comme C. A. Smith, et plus tard Ramsey Campbell, n’y sont pas vraiment parvenus, car l’idée de départ ne venait pas d’eux. Le constat de l’échec n’est donc que plus grand pour des gens comme Brian Lumley (qui est philosophiquement à l’opposé de Lovecraft), et a fortiori pour August Derleth.
Le cas de Derleth est peut-être même le « pire » de tous. Il a écrit dans une préface intitulée Le Mythe de Cthulhu24 qu’« il serait erroné de penser que le mythe de Cthulhu a été délibérément projeté dans l’œuvre de Lovecraft […], ce qui explique d’ailleurs les incohérences que l’on peut relever d’un récit à l’autre. »
On s’aperçoit que Derleth n’a pas compris l’œuvre du « maître ». Une citation telle que « le mythe de Cthulhu […] représentait chez Lovecraft une sorte d’univers du rêve » ne vient que renforcer cette certitude. Ce qui explique donc cette volonté de combler les incohérences voulues par Lovecraft, et qu’il croyait involontaires. De ce fait, tout l’aspect réaliste et authentique du mythe est détruit par cette cohérence. Peut-être une application trop scientifique à tout structurer ? Cet échec, Derleth le doit à sa vision totalement différente des choses. Profondément religieux, il ne put s’empêcher d’interpréter les écrits de Lovecraft comme étant une réflexion sur la religion catholique. Sur le fond, et sans doute sans s’en rendre compte, il n’était pas en accord avec la philosophie de Lovecraft. C’est sans doute pour cela que certains textes de Lovecraft ont été épurés, réécrits. Il a donc adapté le mythe à sa vision et se l’est presque approprié, puisqu’on l’entendra dire : « YogSothoth est la propriété d’Arkham House. »
C’est ainsi que les Grands Anciens ont été assimilés à des créatures élémentaires ou que le mythe s’est rapproché de sa religion : « il est indéniable qu’il existe dans les conceptions de Lovecraft une profonde ressemblance avec le mythe chrétien, en particulier ce qui concerne l’expulsion de Satan du paradis25 ». De par son éducation, Derleth a créé un manichéisme26 dans le mythe en créant les Dieux Très Anciens (dont il dit que c’est Lovecraft l’inventeur), dirigés par Nodens, qui représentent les forces du Bien. Mais ce n’est pas cela que l’on retrouve chez Lovecraft, ce n’est pas le manichéisme, mais la dichotomie27 ; alors, certes, ses concepts sont proches, mais cela change tout d’adopter une conception morale plutôt qu’une autre. C’est à cela que l’on peut résumer l’interprétation de Derleth, une modification par un tas de petites nuances qui, mises les unes à la suite des autres, dénaturent l’ensemble… car si l’on peut dire que Derleth est le successeur littéraire de Lovecraft, il n’est pas son héritier.
Ne soyons néanmoins pas trop durs avec August Derleth. Il fut un auteur prolifique qui a abordé tous les genres (ou presque). Il fut également un découvreur hors pair de jeunes talents, et sa maison d’édition, aussi modeste soit-elle, est certainement l’une des plus prestigieuses en matière de fantastique.
Les autres cthulhistes : Robert Bloch
Chacun le connaît, parfois sans le connaître, puisqu’il est l’auteur de Psychose, film d’Hitchcock, l’une des œuvres de référence et un grand succès du cinéma. La période lovecraftienne de Bloch est très courte (18-20 ans), et ces récits n’entrent dans le mythe qu’à la sauvette (aucune référence à Cthulhu, par exemple). Il n’est cependant pas très tendre avec ses œuvres de jeunesse. Il inventera tout de même son « livre maudit », Les Mystères du Ver de Ludvig Prinn. Il « tue » même Lovecraft dans « Le Tueur stellaire ». En 1950 et en 1979, Robert Bloch reviendra dans l’ombre de l’auteur de Providence en écrivant : « L’Ombre du clocher » (qui forme une trilogie avec « Le Rôdeur des étoiles » et « Celui qui hantait les ténèbres », de Lovecraft) et Retour à Arkham (1979).
Les autres cthulhistes : Robert E. Howard
Même remarque pour Howard que pour Bloch, puisqu’on lui doit Conan le Cimmérien.
On dénote chez Howard l’influence lovecraftienne avec des histoires telles que « Le Monolithe noir », ou « La Maison parmi les chênes ». Il écrira notamment un « cycle irlandais » empreint de poésie, mais plus héroïque que le monde de Lovecraft. Il partage aussi le thème du mort-vivant avec lui, mais, là encore, ces récits sont plus lumineux, moins morbides.
Lui et Lovecraft entretiendront une correspondance régulière qui s’arrêtera à la mort de Howard, en 1936.
Les autres cthulhistes : Frank B. Long
Long est le premier à avoir rédigé un récit cthulhien et à participer au jeu littéraire entamé par Lovecraft. Ses « Chiens de Tindalos » (1929) font partie des annales, et pas une anthologie ne se passerait de cette nouvelle tant elle a marqué ses lecteurs. On retrouvera dans ses futurs récits l’empreinte de la mythologie et de la théologie, preuve de la marque que laissera sa période « Cthulhu ».
Les autres cthulhistes : Clark Ashton Smith
C’est certainement, de tous les auteurs présentés ici, le moins cthulhiste, et c’est peut-être pour cela que ses récits se rapprochaient le plus de ceux de Lovecraft. Son impact sur le mythe n’en est pas moins considérable, puisque avec Lovecraft et Howard, ils étaient surnommés « Les Trois Mousquetaires de Weird Tales ». Il est certainement (au dire de Lovecraft) l’auteur le plus doué du cercle lovecraftien, mais son style pompeux et appliqué en fait un cauchemar pour ses traducteurs28, et c’est sûrement pour cela qu’il est le moins connu.
Le fan de Lovecraft : John Ramsay Campbell
Terminons par Campbell. Marqué dès son plus jeune âge par Lovecraft, il est l’auteur « récent » le plus doué en la matière. Sur les conseils de Derleth, il transposera le mythe dans sa ville natale de Liverpool. Il fera également une anthologie chez Arkham House : New Tales of the Cthulhu Mythos.
L’évolution passée et présente
Paradoxalement, les adaptations les plus réussies sont celles qui ne sont pas des adaptations. Qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien, que, tout simplement, ce sont les histoires inspirées par le mythe et qui ne se focalisent pas sur les monstres qui sont les meilleures (mais, ce n’est pas vrai tout le temps). Ce sont ces films, séries, livres et autres jeux vidéo qui picorent de-ci, de-là, et ce sont les images, les atmosphères, qui retranscrivent les ambiances lovecraftiennes.
Les récits de Lovecraft sont tombés dans le domaine public en 2008 ; on assiste depuis à un festival de création d’œuvres inspirées du mythe. La culture populaire semble s’être emparée de l’œuvre de Lovecraft. Faisons un bref tour d’horizon29, non exhaustif30, de ce qui existe aujourd’hui.
Le support papier 1 : Les bandes dessinées
Parent pauvre jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, on assiste depuis 2000 à énormément de productions illustrées. On peut citer le Métal hurlant hors série spécial Lovecraft (avec Moebius, Margerin, Breccia, Nicollet, Ceppi, Corben), paru dans les années soixante-dix.
On ne pourra pas passer à côté de l’œuvre d’Alberto Breccia, Les Mythes de Cthulhu. C’est un must du dessinateur argentin.
Fan du jeu vidéo, j’avais beaucoup apprécié la série de BD Prisoner of Ice, sortie au milieu des années quatre-vingt-dix.
La trilogie de Horacio Lalia mérite le coup d’œil : Lovecraft, Le Manuscrit oublié, Lovecraft, Le Grimoire maudit et Lovecraft, La Couleur tombée du ciel chez Albin Michel. Son grand format et son noir et blanc contrasté en font une œuvre marquante de la bande dessinée.
Parmi les dernières sorties, Gotland retient l’attention, mi-livre d’art, mi-récit.
Le support papier 2 : Les jeux de rôle
Le jeu de rôle raffole de Lovecraft. Jeu très aimé de la communauté francophone, L’Appel de Cthulhu, avec ses sept éditions et ses 35 ans, règne sans partage sur l’héritage lovecraftien. Son succès tout au long des années ne se dément pas, et les financements participatifs crevant les plafonds sont là pour nous le rappeler31.
Revenons un peu en arrière, lorsque TSRpublia en 1980, Deities & Demigods. Cette encyclopédie pour Advanced Dungeons & Dragons contenait un chapitre complet sur le mythe de Cthulhu. Peu après, la même année, Chaosium acquit les droits d’exploitation de l’œuvre de Lovecraft et sortit The Gateway Bestiary pour Runequest. Le supplément contient un chapitre sur « Les créatures de HP Lovecraft ».
Une quinzaine d’années s’écoulèrent avant que d’autres éditeurs se lancent dans le mythe. Steve Jackson Games sortit GURPS CthulhuPunk en 1995, et Multisim, Dark Earth, en 1997. Ce dernier n’est pas à proprement parler un jeu de rôle adapté de Lovecraft, mais son ambiance rappelle certains de ses thèmes. On pourrait y voir une victoire des Grands Anciens (d’un seul, pour être plus exact). La folie d20 emporta le vénérable Appel de Cthulhu, qui vit son adaptation sortir en 2003.
En 2008, une nouvelle adaptation sort. Nommée Cthulhu, en français (et Trail of Cthulhu, en anglais), ce jeu de rôle aura pour ambition de rénover la manière de jouer les récits lovecraftiens. Il est amusant, et sans doute pas fortuit, de voir les auteurs avoir choisi le nom d’une nouvelle de Derleth.
Cthulhu rencontrera les étoiles deux fois chez le même éditeur, Wildfre. CthulhuTech, en 2007, et The Void, en 2013. Le premier possède une couleur plus guerrière, grâce à des mechas japonais, et permet aux personnages d’affronter les créatures du mythe. Le second, dans une veine plus hard science, emprunte les codes du survival horror, dans un jeu à secrets très intéressant.
Les jeux de société
Les jeux de société se sont aussi emparés de l’univers de Cthulhu et de Yog-Sothoth. La société Steve Jackson Games produisit deux jeux humoristiques : Munchkin Cthulhu et Chez Cthulhu. Citons le jeu de cartes Mythos, sorti au milieu des années quatre-vingt-dix, suivi par L’Appel de Cthulhu : le Jeu de Cartes, mi-2000, édité par Fantasy Flight Games. Cette même maison d’édition (et son traducteur français, Edge Entertainment) possède un grand nombre de jeux cthulhiens à son catalogue : Gloom Cthulhu, La Chose, Cthulhu Dice, Cthulhu Realms, De Profundis, Horreur à Arkham (le jeu de plateau et le jeu de cartes), Le Signe des Anciens, Les Contrées de l’Horreur, Les Demeures de l’Épouvante et Tides of Madness.
Finissons enfin cet aperçu des jeux de société par une grosse boîte de jeu (elle pèse 5 kilos !) sortie l’année dernière : Cthulhu Wars. Un plateau de jeu gigantesque, des figurines massives, ce jeu de plateau fut lui aussi un très grand succès du financement participatif32.
La musique
Énormément de compositeurs se sont inspirés de Lovecraft et de ses écrits. C’est surtout dans l’univers du métal (et particulièrement avec Metallica) que l’on trouvera les références à l’auteur de Providence.
En voici quelques-uns, pêle-mêle.
En français :
- CarnaCier : L’Appel de Cthulhu
- Shub-Niggurath : Yog-Sothoth
- [Les morts vont vite], Shub-Niggurath
- Univers Zéro : La Musique d’Erich Zann
- [ceux du Dehors]
- Les Wampas : Quivoron [Chauds, sales et
humides]
- Yog-Sothoth
En anglais :
- Dawn of the Relic [album : One Night in
Carcosa]
- Fields of the Nephilim
- H. P. Lovecraft : formé en 1967 à Chicago par George Edwards & Dave Michaels, dont les albums sont HP Lovecraft et HP Lovecraft II.
- Iron Maiden : la couverture du Live After Death avec les mots de Lovecraft.
- Metallica : The Call of Ktulu [instrumental], Ride the lightning ; The Thing That Should, Not Be : Master of puppets, All Nightmare Long.
- The Darkest of the Hillside Thickets
- Zoth Ommog [label musical]
Les films et séries télévisées
Les adaptations cinématographiques ont assez peu convaincu. La faute, sans doute, à une imagerie trop littérale, les scènes virant au gore un peu trop facilement.
Voici une liste non exhaustive de films directement inspirés par le mythe de Cthulhu :
1963. La Malédiction d’Arkham de Roger Corman
1967. La Malédiction des Whateley de David Greene
1985. Re-Animator de Stuart Gordon
1987. From Beyond de Stuart Gordon
1987. La Malédiction céleste de David Keith
1988. The Unnamable de Jean-Paul Ouellette
1990. Magie noire de Juan Piquer Simón
1991. Détective Philip Lovecraft de Martin Campbell
1995. Castle Freak de Stuart Gordon
Il convient de mentionner la trilogie Evil Dead de Sam Raimi. Dans le troisième film, Army of Darkness, le Necronomicon y est une figure centrale.
Le plus bel hommage viendra des œuvres de John Carpenter : The Thing, en premier lieu, mais surtout L’Antre de la folie, dont l’ambiance est ce qui se fait de plus proche du récit lovecraftien.
Les séries qui se sont inspirées du mythe ne sont pas légion. Néanmoins, on peut citer les séries de Chris Carter, X-Files (les premières saisons) et Millenium, et la série culte, Twin Peaks (souvenez-vous de ces passages dans la forêt, des sycomores et des hululements de la chouette). Il existe deux épisodes de la série Masters of Horror directement inspirés du mythe : Le Cauchemar de la sorcière (de Stuart Gordon) et La Fin absolue du monde (de John Carpenter). Récemment, la série Stranger Things, si elle emprunte beaucoup à Stephen King, voit une construction du récit assez similaire à celui d’un récit du mythe.
On attendait l’adaptation des Montagnes hallucinées par Guillermo del Toro. Mais le projet est un vieux serpent de mer, et nul ne sait où en est réellement ce projet. Un scénario écrit en 2006, l’association de James Cameron et de Tom Cruise en 2010, le film devait entrer en production en mai/juin 2011. Le projet est en sommeil depuis 2013.
Les jeux vidéos
Un grand nombre de jeux d’aventure vont s’inspirer, soit du ton des récits du mythe :
The Lurking Horror (Infocom, 1987)
Alone in the Dark (Infogrames, 1992)
Daughter Of Serpents (Electronic Arts/Millennium/Eldritch Games, 1992)
Sherlock Holmes : la Nuit des Sacrifiés (Focus/Frogwares, 2006)
Penumbra (Frictional, 2007)
Amnesia : The Dark Descent (Frictional, 2008)
Soit ils vont revendiquer directement leur héritage de Lovecraft :
The Hound Of Shadow (Electronic Arts/Eldritch Games, 1989)
Quest For Glory IV: Shadows Of Darkness (Sierra, 1993)
Shadow Of The Comet (Infogrames, 1993)
Prisoner Of Ice (Infogrames, 1995)
Necronomicon (Wanadoo Multimédia, 2000)
Call of Cthulhu: Dark Corners of the Earth (Ubisoft/Bethesda Softworks, 2005)
On trouvera les mentions dans les manuels de jeu ou littéralement sur les boîtes.
D’autres jeux n’y feront que référence, en parsemant la progression du joueur de clins d’œil :
Blood (Monolith Productions, Inc., 1995)
The Scroll (Millennium Interactive/Nova Spring, 1995)
Quake (id Software, 1996)
Castlevania 64 (Konami, 1999)
Necronomicon Digital Pinball (KAZe, 1996)
X-Com: Terror From The Deep (Mythos Games/MicroProse, 1995)
Mass Effect (Bioware, 2007)
On attend plusieurs projets ambitieux : World of Lovecraft, un MMORPG, et The Sinking City33, un open world inspiré des œuvres de Lovecraft. L’année 2017 devrait voir arriver Call of Cthulhu, the official videogame, développé par les Français de Cyanide Studio34.
Pour ne pas finir…
Les écrits de Lovecraft constituent une œuvre unique par la cohérence qui relie l’ensemble des textes et par la rigueur avec laquelle son auteur l’a construite. Il a su mêler, repenser et retravailler un ensemble d’éléments disparates afin de fondre le tout en un univers harmonieux, d’aspect authentique, et avec un impressionnant souci de minutie. Cela donne une profondeur au mythe que peu d’auteurs ont réussi à égaler. Même ceux qui ont essayé d’y contribuer n’y ont que partiellement (ou pas du tout) réussi, car ils ont commis un écueil que Lovecraft dénonçait dans une lettre à Frank Belknap Long (le 8 février 1922) :
« Je n’essaie jamais d’écrire une histoire, mais j’attends qu’une histoire ait besoin d’être écrite. Quand je me mets délibérément au travail pour écrire un conte, le résultat est plat et de qualité inférieure. »
En ce sens, on peut donner partiellement raison à Derleth lorsqu’il dit que le mythe de Cthulhu n’a pas été délibérément projeté dans l’œuvre de Lovecraft ; c’est le mythe qui a attendu d’être écrit.
Ce qu’il faut bien voir (et comprendre, par cet intitulé de conclusion), c’est que les recherches et le travail que l’on peut fournir sur Lovecraft sont immenses ! S. T. Joshi estime que si l’on voulait publier toute sa correspondance, il faudrait 200 volumes de 400 pages chacun (je rappelle que l’on évalue ses échanges épistolaires à plus de 100 000 lettres35).
L’étude de cet auteur n’est donc pas terminée, car, non seulement on découvre de nouvelles choses le concernant (moi-même en reprenant mon texte pour cette monographie), mais en plus, d’autres écrivains y ajoutent leur pierre (cyclopéenne !) chaque jour.
Notes :
1 - Dans Le Mythe de Cthulhu, préface de L’Appel de Cthulhu par August Derleth, 27 novembre 1968.
2 - Longtemps surnommé Solitaire ou Reclus de Providence, il s’avère que Lovecraft a beaucoup voyagé seul et avec ses amis. La première émission, H. P. Lovecraft, Le Monstre de Providence, parle de ces déplacements et voyages.
3 - Peut-être parce qu’il a introduit ainsi son Épouvante et surnaturel en littérature : « La plus vieille, la plus forte émotion ressentie par l’être humain, c’est la peur. Et la forme la plus puissante découlant de cette peur, c’est la Peur de l’Inconnu. Peu de psychologues contestent cette vérité, justifiant ainsi l’existence du récit d’horreur […].
4 - Lire sa très intéressante préface de 1955 dans Démons et merveilles, qui commence ainsi : « Il a fallu vingt-cinq ans d’efforts pour faire connaître Howard Phillips Lovecraft au public français. » La deuxième émission, H. P. Lovecraft, Ambiguïtés politiques, de La Compagnie des auteurs, rappelle le rôle de Jacques Bergier.
5 - Rapporté également par Jacques Bergier dans sa préface de Démons et merveilles : « J’ai rarement connu un matérialiste plus convaincu ou un amateur comprenant mieux les mathématiques. »
6 - Citation rapportée par August Derleth. Voir la note 1.
7 - « […] [M]ais nous y reconnûmes, nous, […] le symbole spirituel et spectral du culte nécrophage de l’inaccessible Leng, au cœur de l’Asie Centrale. »
8 - « Les mythologues ont situé Leng en Asie centrale ; mais la mémoire de la race humaine – ou de ses prédécesseurs – est longue, et il est bien possible que certains récits soient issus de contrées, de montagnes et de temples d’une horreur plus ancienne que l’Asie et qu’aucun monde connu. »
9 - Les Contrées du rêve revisitées. Une nouvelle édition est attendue aux éditions Sans-Détour en 2017.
10 - De son vrai nom Edward John Moreton Drax Plunkette, dix-huitième Baron Dunsany.
11 - Théorie sur la formation de l’univers (aussi bien scientifique, mythologique, que philosophique).
12 - Évoqué par Will Murray dans Qu’est-ce que le mythe de Cthulhu ? sous la direction de S. T. Joshi.
13 - La quatrième émission, H. P. Lovecraft, Légendes lovecraftiennes, de La Compagnie des auteurs sur France Culture évoque la figure du mythe inversé.
14 - Écouter à ce sujet la troisième émission de La Compagnie des auteurs sur France Culture, H. P. Lovecraft, Les lieux du cauchemar.
15 - Voir son site : http://trignac-gerard.com
16 - À écouter pour illustrer ce débat, la quatrième émission de France Culture, H. P. Lovecraft, Légendes lovecraftiennes
17 - La mode gothique aidant sûrement, il sera classé dans les années 90 par certains éditeurs français en « dark fantasy ».
18 - Qu’est-ce que le mythe de Cthulhu ? sous la direction de S. T. Joshi.
19 - Ibid.
20 - Afin de bien percevoir ce gigantisme de l’Univers et cette insignifiance temporelle, je recommande de visionner
la série documentaire Cosmos : Une odyssée à travers l’Univers, présentée par l’astrophysicien Neil deGrasse Tyson.
21 - « Lorsqu’un voyageur qui parcourt le centre nord du Massachusetts se trompe de direction à l’embranchement de la barrière de péage d’Aylesbury, au-delà de Dean’s Corner, il se trouve dans une région étrange et désolée. »
22 - « Encore tout récemment, le voyageur qui visitait le centre nord du Wisconsin et qui prenait à gauche au carrefour de la grand-route de la Brûlé River et de la route à péage de Chequamegon, en direction de Pashepaho, se trouvait dans une région si primitive qu’elle paraissait privée de tout contact avec l’humanité. »
23 - Ithaqua représente l’air, Shub-Niggurath la terre et Cthulhu l’eau. Derleth introduit Cthugha, le dieu du feu, dans La Chose des ténèbres.
24 - Voir la note 1.
25 - Toujours extrait de la même préface. Voir la note 1.
26 - Conception morale, ou doctrine qui oppose le bien et le mal (c’était à l’origine la doctrine de Manès), cette opposition est faite, la plupart du temps, de manière rigide et absolue, voire simpliste.
27 - Opposition entre deux choses.
28 - Les éditions Mnémos devraient sortir en 2017 une nouvelle traduction des œuvres de fantasy de C. A. Smith.
29 - Voir le chapitre « Les ramifications du mythe », page 36 du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu – 30e anniversaire, pour un autre tour d’horizon.
30 - Pour une liste plus exhaustive, rendez-vous sur le site http://hplovecraft.eu/, dans la partie « Son influence » et sur le site http://www.hplovecraft.com/popcult/ pour les références à la pop culture.
31 - La septième édition réunira la somme impressionnante de 402 985 €. fr.ulule.com/appel-cthulhu/
32 - Projet soutenu à hauteur de 1 403 981 $, alors que Sandy Petersen n’en attendait que 40 000 $ ! www.kickstarter.com/projects/1816687860/cthulhu-wars
33 - frogwares.com/games/#The_Sinking_City
34 - www.cyanide-studio.com/fr-call-ofcthulhu
35 - François Bon parle de 30 000 lettres dans l’émission La Compagnie des auteurs. Voir la note 2 pour plus de détails et le lien de l’émission.
Lucius Fhyleomerras
message : 1...et il reste certes encore beaucoup à dire, et de connections à faire avec la vision de Lovecraft. Félicitations pour ce bel article.
Mahalo,
LCF