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Formes de la SF : L’Île sous cloche de Xavier de Langlais
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Formes de la SF : L’Île sous cloche de Xavier de Langlais

Mettre Descartes sous cloche pour voir comment il (dé)résonne : hypothèse de lecture de L’Île sous cloche de Xavier de Langlais.
 
 
Une jeune femme nommée Liliana fait naufrage dans l’océan et débarque sur une île entourée d’une cloche de verre où elle découvre peu à peu les ressorts d’une société aux mœurs étranges. Écrit en breton en 1940-42 et traduit en français en 1944-45 par l’auteur, puis éditée en 1982 chez Denoël dans la collection « Présence du futur », L’Île sous cloche est une anti-utopie passionnante qui reprend tous les poncifs de l’utopie classique (un voyageur arrivant dans un lieu clos et y découvrant une organisation sociale et politique originale) pour mieux les retourner et faire, dans la lignée des Voyages de Gulliver, le portrait d’un monde qui marche sur la tête.
 
 
Hypothèse : et si, sous des images toutes plus loufoques les unes que les autres, Xavier de Langlais mettait en fait Descartes sous cloche, parodiant à plusieurs reprises la philosophie cartésienne pour envisager le type d’organisation politique qui pourrait logiquement en découler ? Les commentateurs de René Descartes n’ont pas manqué de souligner l’absence de véritable politique dans ses œuvres, manque que plusieurs anti-utopies au XXe siècle (comme The Machine Stops de Forster ou Le Retour au silence de Stéphane Hautem) semblent venir combler en imaginant des sociétés mécanistes fortement empruntes de cartésianisme. À première vue, l’ordre établi de L’Île sous cloche n’a a priori rien de bien cartésien, cette société étant régie par des règles totalement absurdes et déraisonnables, loin de la rationalité et de la rigueur analytique qu’on attribue généralement à l’auteur des Règles pour la direction de l’esprit. En y regardant de plus près, nombreuses allusions et principes directeurs de la civilisation îlsouclochienne font pourtant directement référence à la philosophie de René Descartes, comme si de Langlais voulait par ce biais montrer combien, sous des dehors raisonnables, celle-ci ne cache en réalité qu’un pur délire, ne pouvant déboucher, en cas de mise en pratique, que sur un résultat absurde et paradoxal, tel que son roman l’imagine.
 
« Je fumige, donc je suis ! »
 
La première référence notable à Descartes est cette formule jetée à Liliana page 184, qui parodie le célèbre cogito du Discours de la méthode (1637). Désireux de parvenir à une certitude première après avoir mis en doute  toutes les connaissances et autres acquis issus de l’éducation, des livres ou de l’expérience, et en ayant fait table rase, Descartes est amené à formuler son fameux cogito : « je pense donc je suis ». Le doute implique en effet la pensée qui implique un être qui pense. À partir de cette certitude première, il va s’agir pour Descartes de tout reconstruire en inspectant cette pensée pour en déduire un certain nombre de certitudes comme l’idée de Dieu (qui m’assure contre l’hypothèse d’un malin génie qui me tromperait) ou les idées claires et distinctes, dont la nature même est gage de vérité. La parodie du cogito cartésien n’est pas chose récente et le philosophe Pierre Gassendi, contemporain de Descartes, avait déjà objecté à celui-ci un « je marche donc je suis » qui mettait en cause le primat de la pensée chez l’auteur du Discours de la méthode pour réhabiliter les sens ou l’action, l’être étant toujours le présupposé de ceux-ci. Si l’on peut lire la parodie de de Langlais dans cette perspective, il est à noter que l’auteur remplace la pensée cartésienne par de la fumée, renvoyant ainsi la pensée de Descartes à un simple nuage de fumée, à une nuée d’autant plus fumeuse et nébuleuse qu’elle se vante d’être claire et lumineuse. Sous des dehors humoristiques, de Langlais se livrerait donc à une attaque caricaturale de la philosophie cartésienne en assimilant celle-ci à une vaste fumisterie. Par ailleurs, on sait que la formulation du cogito a amené la philosophie de Descartes à être taxée de solipsiste, celle-ci n’attribuant réalité qu’au moi, rendant au passage l’existence d’autrui, sinon douteuse, pour le moins problématique… En entourant son île d’une cloche de verre, de Langlais donne en quelque sorte un équivalent politique à cette attitude solipsiste, celle d’un moi replié sur lui-même, imperméable à l’altérité et à l’extériorité. Plus encore, on notera combien cette cloche (de verre) entre singulièrement en résonance avec la tête des habitants de l’île dont le crâne, rempli d’air ou de fumée, sonne comme une cloche (métallique) : à Descartes raisonnant, de Langlais substitue des Aérocéphales résonnants…
 
L’épisode des morceaux de cire.  
   
Juste après ce clin d’œil appuyé au cogito cartésien, de Langlais glisse une référence plus subtile à une autre étape fameuse de la pensée cartésienne, à savoir l’expérience du morceau de cire, présentée dans la 2e méditation des Méditations métaphysiques (1641). Dans ce passage, Descartes, s’inscrivant contre la tradition empiriste selon laquelle toutes nos connaissances dériveraient des sens et de l’expérience sensible, prend l’exemple d’un morceau de cire que l’on approcherait de la flamme et qui se mettrait à fondre. Bien que toutes les qualités sensibles du morceau de cire s’altèrent à ce contact (le son émis par le morceau diffère (ouïe), son odeur change (odorat) de même que sa saveur (goût), sa texture (toucher) et bien évidemment sa forme (vue)), Descartes indique que personne ne pourrait nier qu’il s’agit du même morceau de cire, prouvant ainsi qu’il y a des vérités de l’entendement et que c’est par celui-ci que je connais clairement et distinctement les choses.
 
Si pour Descartes, l’exemple du morceau de cire vise à prouver l’identité de la cire à elle-même par-delà l’altération de la flamme, de Langlais prend habilement le contre-pied de cette démarche. L’auteur de L’Île sous cloche imagine en effet que les corps des îlsouclochiens morts sont coulés dans des rouleaux de cire synthétique afin justement de rendre « impossible l’identification des dépouilles »,  autrement dit de dissoudre leur identité (seuls le numéro et l’immatriculation qu’ils portent permettant de distinguer les différents îlsouclochiens au sein de la société) : « il ne s’agit plus maintenant de Grands Numéros, ni de Petits Numéros, ni de Numéros d’aucune sorte, mais de Corps-morts, sans matricule, destinés à être refondus dans la commune bassine » (p. 188). Et du four chauffé par le feu central s’élèvera « un panache de fumée incolore, inodore et sans saveur » (p. 188), référence directe à la méditation cartésienne où la saveur du morceau de cire s’exhale, l’odeur s’évanouit et la couleur change.
 
Le dualisme de l’âme et du corps. 
 
Outre ces deux références ciblées, L’Île sous cloche reprend à son compte l’idée cartésienne de séparation du corps (substance étendue) et de l’âme (substance pensante). Si ces deux substances sont distinctes, comme le pense Descartes, rien n’empêche donc, selon de Langlais, que l’on puisse séparer systématiquement l’un de l’autre, par exemple par le biais d’une opération : dans L’Île sous cloche, on s’ingéniera donc, lors de la cérémonie dite du Grand arrachement, à extirper dès la naissance l’âme des corps des nouveaux-nés. On sait également que chez Descartes, les corps sont abordés selon une grille mécanique, le conduisant par exemple à assimiler les animaux à des machines ou à de vulgaires automates. Toujours chez Descartes, seule la présence évidente d’une âme raisonnable en l’homme permet à celui-ci de ne pas être réduit à une pure mécanique ou à une machine. Privés d’âme dès leur naissance, les îlsouclochiens sont logiquement ramenés à des machines modelées pour répondre aux impératifs économiques de l’île ou pour être insérés comme autant de rouages spécialisés dans la vaste mécanique qu’est la civilisation imaginée par de Langlais.
 
La division des tâches.
 
Derrière toutes ces allusions au cartésianisme, de Langlais s’attache en fait à critiquer le monde ou l’organisation sociale  qui pourrait découler de la philosophie mécaniste de Descartes : un monde guidé par la seule raison et prenant pour modèle ultime celui de la science mathématique, dont il tente d’étendre les principes et les certitudes à toutes les autres sciences (ici, la physique, là, l’économie ou la politique) et à l’ensemble du savoir. Pour y parvenir, Descartes, dans son Discours de 1637, expose sa méthode : décomposer les problèmes complexes en autant de problèmes simples, autrement dit « diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour mieux les résoudre ».  Transposée au niveau de l’organisation socio-économique par de Langlais, cette philosophie se traduit par une spécialisation à l’extrême des fonctions et des tâches de chacun. Dès qu’un problème un tant soit peu complexe surgit, les îlsouclochiens font appel à une multitude de spécialistes pour tenter de le résoudre, « chacun étudiant le problème selon les lumières de sa spécialité » (p. 180). Mais la spécialisation ne s’arrête pas là : comme dans nombreuses autres anti-utopies (Le Meilleur des mondes, Le Retour au silence…), les corps de chaque sujet sont intégralement modelés afin de s’adapter parfaitement à une tâche précise au sein du système économique, si bien que l’opération apparemment peu complexe consistant à creuser un trou ne nécessite pas moins que l’intervention de trois grands types de spécialistes pour les îlsouclochiens : les « Troueurs-de-Trous », les « Déblayeurs-et-Ejecteurs-de-Gravois » et les « Paracheveurs », chacun d’eux se divisant à son tour en autant de spécialités toutes plus pointues les unes que les autres (pp. 99-100). Et si certains ont cru détecter dans la philosophie mécaniste de Descartes les prolégomènes théoriques de ce qui deviendra plus tard le travail à la chaîne (consistant à segmenter une tâche complexe en autant de petites tâches simples réalisées par des ouvriers spécialisés), de Langlais semble confirmer cette intuition en parodiant ce type d’organisation scientifique du travail lors d’un savoureux passage. Ainsi, les « Troueurs-de-Trous », pour forer dans le sol, forment-ils littéralement une chaîne : en tête, on place les sujets qui grignotent la terre de leurs dents, la mastiquent, l’avalent pour l’expulser par l’extrémité opposée à leur tête, à laquelle se situe le spécialiste ou le maillon suivant,  qui a son tour avale et rejette immédiatement les gravois du spécialiste précédent (p. 101). En littéralisant la notion de travail à la chaîne pour la ramener à un lien scatologique et en pointer ainsi la dimension profondément dégradante, de Langlais livre une critique acerbe de ce mode d’organisation de la production et donc de certaines des applications possibles de la méthode d’analyse cartésienne.
 
 
Dès 1690, Gabriel Daniel avait rédigé un Voyage du monde de Descartes où il envisageait ce dernier en démiurge forgeant un monde répondant à ses principes cosmologiques et dans lequel l’auteur critiquait déjà nombreux aspects du système philosophique de l’auteur des Méditations métaphysiques (conservation du mouvement, glande pinéale…). Se servant pareillement d’une fiction pour mieux mettre en boîte une philosophie, Xavier de Langlais dans L’Île sous cloche reprend une tradition finalement ancienne et utilise lui aussi la forme du conte philosophique pour passer Descartes à la moulinette, et montrer à son tour combien les principes de sa philosophie, prétendument rationnelle, peuvent générer non seulement un cosmos absurde mais aussi une organisation socio-politique totalement délirante et loufoque. On ne trouvera pas chez de Langlais la froideur machinique et mécaniste des autres anti-utopies (comme The Machine Stops) que l’on rapproche intuitivement d’un monde guidé par la seule raison scientifique. Au contraire, la raison logico-mathématique et la scientificité dont se réclament en permanence les îlsouclochiens, comme l’évidence des principes ou des idées qui les régissent, de façon certaine, génèrent un mode d’organisation socio-économique résolument baroque, développant des idées toutes plus folles les unes que les autres, et évoquant plus volontiers les délires d’un Fourier que les spéculations de Descartes. En parodiant Descartes, de Langlais ne critique-t-il pas au fond la tentation – très moderne – à donner un primat absolu à la raison, en abandonnant au passage toutes les autres dimensions de l’être (sensible, émotive, corporelle) ? Privée des passions, des sentiments et autres sensations, la raison seule peut-elle conduire à autre chose qu’à un système certes cohérent mais totalement circulaire, tournant sur lui-même, en circuit fermé, autrement dit à un pur délire ?  G. K. Chesterton ne disait-il pas que le fou était celui qui avait tout perdu sauf la raison… une maxime à laquelle le roman de de Langlais semble offrir la plus parfaite illustration.
 
© Pierre-Gilles PÉLISSIER

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