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Geekriture 02 - L’échec de la to-do list pour créer
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Geekriture 02 - L’échec de la to-do list pour créer

Cette semaine, Lionel Davoust est de retour dans la rubrique, Geekriture.

Découvrez la boîte à outils de Lionel Davoust avec ce second épisode, L’échec de la to-do list pour créer.

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Maintenant que nous nous sommes mis d’accord sur le fait que la création artistique peut bénéficier d’une forme de structure, la logique dicte que l’on parle de ladite structure.

Sauf que toute personne s’étant attelée à essayer de créer quoi que ce soit s’est très vite rendu compte que le processus ne ressemblait pas du tout à une structure merveilleusement linéaire du type :
1. J’ai une vague idée
2. ???
3. Richesse, célébrité, flûtes de champagne, hordes de fans en voulant à ma vertu
(Même si nous sommes bien d’accord que la richesse, la célébrité et les attentats à la vertu ne sont pas, en réalité, les vrais objectifs de la création. La création elle-même devrait être sa propre récompense.)

En termes plus sérieux, la bonne vieille technique de la « to-do list », liste de tâches à cocher les unes après les autres sur un bout de papier ou une application mobile, s’effondre dès que l’on aborde les jungles luxuriantes de la création. On n’écrit pas un roman en rayant, jour après jour, les éléments d’une liste linéaire ressemblant à « écrire chapitre 1 », « écrire chapitre 2 », jusqu’à la fin. C’est effectivement ce qui se passe vu de l’extérieur, mais le processus est bien plus emberlificoté que cela. Cette liste n’apporte guère d'aide, de toute façon ; il est bien évident qu’il faut écrire les chapitres d’un roman pour construire ledit roman1… Toute la difficulté, c’est comment.

Pourquoi cela coince-t-il ? Que peut-on faire ?

Selon le psychiatre et expert en productivité Kourosh Dini2, tout projet que l’on entreprend présente l’une ou l’autre de deux natures : il y a les projets à échelle claire, et les projets à échelle floue.

Les projets à échelle claire sont ceux dont l’on peut conceptualiser sans difficulté le résultat final sans même avoir accompli un seul pas. Cela ne veut pas dire que ce sera simple, facile ou même amusant, mais l’on peut imaginer ce que « terminé » signifie sans trop de mal. Supposons qu’un chauffard accroche ma voiture. C’est tout sauf simple ou amusant, et cela peut même entraîner des tas de complications si le chauffard est de mauvaise foi, mais le projet « Réparer ma voiture » qui vient de me tomber sur la tête a une échelle claire : je veux retrouver ma voiture en bon état sans y laisser ma chemise.

Par contraste, la nature des projets créatifs est que leur échelle est floue. C’est-à-dire que leur exécution même modifie leurs propres règles au fur et à mesure. Il est impossible d’imaginer avec une parfaite clarté le résultat final d’un roman, par exemple ; la recherche, la scénarisation et bien entendu l’écriture elle-même participent autant de la mise au point du projet que de sa réalisation. Tout travail créatif s’affine au fur et à mesure que la créatrice ou le créateur en effectue le chemin, et si l’on tend sans nul doute vers une image idéale et des intentions au fil du parcours, même l’auteur ou autrice féru·e de plans détaillés ne saurait définir clairement avant d’écrire la première ligne : « mon roman sera très exactement ça ». Même chez les plus architectes d’entre nous, il est très fréquent que des détails prennent des significations inattendues en cours d’écriture, voire que des retournements de situation et des surprises prennent forme au fil de la narration – et ce jusqu’au tout dernier moment. Les corrections viennent ensuite jeter encore un nouvel éclairage sur l’œuvre, ce qui en modifie davantage la teneur.

Je crois que ces deux types de projets se conforment en réalité à deux approches complémentaires, mais dominantes dans un cas ou dans l’autre. L’approche de la « liste de choses à faire » fonctionne très bien dans le cadre d’un projet à échelle claire. Si l’on visualise le but, il est forcément moins ardu de tracer un chemin. Cela n’empêche pas qu’il faille parfois réfléchir aux prochaines étapes du processus (« Dois-je prendre un avocat pour attaquer le chauffard ? ») et que certaines choses se conduisent en parallèle (« Je cherche un avocat sur Qwant pendant que j’attends l’expertise de l’assureur »). Cependant, à chaque instant, les étapes demeurent globalement claires. Je veux trouver un bon avocat pour obtenir gain de cause, le tout pour récupérer ma voiture en bon état sans y laisser ma chemise. Encore une fois, ce peut être compliqué, barbant et même pas toujours couronné de succès mais, à chaque étape, on relie sans mal l’étape présente à la finalité lointaine. Même si le chemin passe par une ignorance à lever (« Comment fonctionne la déclaration d’un sinistre à une assurance ? ») ; y compris dans ce cas, il est possible de définir ce que « l’ignorance » recouvre (« J’ai trouvé la procédure à suivre, je m’y plie »).

Les projets créatifs, à échelle floue, reposent au contraire sur un processus d’émergence. Si la réalisation d’un projet à échelle floue altère ses propres règles, il est logique que la découverte de ces règles soit aussi importante que la réalisation elle-même ; résultat et moyens d’action se nourrissent mutuellement pour parvenir au but. En d’autres termes, à mesure que l’exécution définit l’œuvre, les règles de l’œuvre se définissent aussi, qu’il s’agisse des lois intrinsèques d’un univers fictionnel (caractères et désirs des personnages, fonctionnement du monde imaginaire, conséquences des actions) ou de l’approche personnelle nécessaire pour conduire le projet à bien (quelles recherches dois-je accomplir, quel mode de travail, quels outils employer).

Cela repose avant tout sur un processus d’exploration, d’essai-erreur, de tentatives bien intentionnées pouvant déboucher sur un résultat satisfaisant pour la créatrice ou le créateur, ou au contraire décevant. Ce qui compte ici, c’est qu’il est difficile de cerner d’emblée les voies fécondes ou non. L’expérience affine le regard, bien entendu, mais quantité d’auteurs professionnels découvrent encore leurs projets à tâtons même après des années de carrière (un exemple célèbre étant la genèse complexe des romans « Game of Thrones »), jetant parfois des centaines de pages qui se sont inconsciemment éloignées des vœux d’origine.

Dans ce contexte, une liste séquentielle de tâches à accomplir n’est tout de même pas complètement inutile – il peut être intéressant d’inventorier les recherches à réaliser sur un domaine donné, par exemple –, mais il y a fort à parier qu’elle ne restera guère longtemps d’actualité à mesure que l’exploration de la création propulsera l’œuvre dans une direction de plus en plus divergente avec le plan établi.

Le processus créatif lui-même paraît donc plutôt fonctionner selon un gradient d’émergence de la certitude. Ce qui est une formule un peu pédante pour dire simplement qu’au début, il n’y a que quelques idées floues et surtout une envie ferme de réaliser quelque chose ; à la fin, il y a un livre (ou une symphonie, ou un tableau) finalisé. Ce qui relie les deux extrémités est avant tout un travail de découverte, d’affinement de la vision, de confrontation au matériel dont l’on dispose (contraintes historiques ou naturelles du monde, si l’on écrit par exemple de la fantasy ou de la SF), de fidélité à ses envies et de confiance envers son intuition, et la nature de ce travail est de s’altérer lui-même. Et c’est précisément pour cela que c’est long, compliqué, parfois anxiogène, et que cela donne l’impression de traverser la forêt amazonienne à la machette. Parce que vous ne savez jamais vraiment à 100% où vous allez, pendant 100% du temps. Mais c’est justement toute la nature de la création : si vous saviez où vous allez sans la moindre ombre d’un doute, vous ne créeriez rien de nouveau, non ?

(… soit dit en passant, c’est donc normal d’avoir la trouille. Ce qui compte, c’est la dépasser.)

Le mois dernier, je mentionnais la relative défiance que le mot « productivité » suscite dans le cadre de la création et pour être juste, si elle n’est pas complètement usurpée, c’est pour cette raison. L’approche rigoriste de la « to-do list » fonctionne très bien quand il s’agit de gérer des projets complexes dont la finalité est relativement claire, mais la création n’a pas envie d’être contrainte par des séquences et des tâches linéaires, et ce travail évolue de toute façon trop vite pour valoir le coup d’être très codifié. De façon naturelle, la pensée créative fonctionne de manière associative3 plutôt que par séquences analytiques, associations qui en plus viennent profondément s’ancrer dans les représentations et les symboliques personnelles. Si la productivité classique a grandement résolu les défis organisationnels relatifs aux projets à échelle claire (comme la célèbre méthode Getting Things Done de David Allen), les problématiques d’idéation et d’émergence dans la créativité, ainsi que la mise au point d’outils afférents, restent encore relativement peu défrichées. Cependant, nous vivons actuellement une révolution souterraine apportée par la rencontre entre le numérique et la redécouverte des méthodes d’un sociologue allemand, Niklas Luhmann, dont la productivité fait rêver – 70 ouvrages et 400 articles publiés de son vivant. Un mot-clé pour vous faire patienter en attendant le mois prochain : Zettelkasten.

Lionel Davoust

1. Et d’ailleurs, rien n’oblige même à les écrire dans l’ordre.

2. Dans Creating Flow with OmniFocus, The Dini Group Ltd.

3. Benedek M., Könen T. et Neubauer, A. 2012, Associative Abilities Underlying Creativity. Psychology of Aesthetics, Creativity and the Arts, 6, 273-281.

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