En octobre 1962 Philip K. Dick achève la rédaction d’un nouveau chef-d’œuvre, Glissement de temps sur Mars. Malgré ses qualités, le roman n’aura pourtant pas les honneurs d’un prix Hugo, comme Le Maître du Haut Château, paru cette même année. Sans appartenir clairement au même univers que ce dernier, certains éléments laissent deviner que les récentes et importantes recherches de l’auteur sur la Seconde Guerre mondiale se font encore sentir. Même si l’ONU reste puissante sur Terre, un nombre conséquent des colons martiens est d’origine allemande. Et la nature exacte de cet ONU reste suspecte. Sans être complètement paranoïaque, on peut avancer une hypothèse hardie : les nazis ont-ils encore gagné la guerre ? Possible séquelle du Maître du Haut Château, un certain nombre de détails de Glissement de temps sur Mars annoncent également quelques-uns des romans ultérieurs : Simulacres, Les Trois Stigmates de Palmer Eldricht... Pas d'erreur, nous sommes bien dans l’univers pas si incohérent de Philip K. Dick. 

Quand la conquête de l’Ouest se prolonge dans l’espace…

Amorcée depuis une dizaine d’années, la colonisation de la planète rouge est un succès. La Nouvelle Israël, l’association des plombiers, le syndicat des électriciens, communautés aux intérêts très variés, ont fondé des cités et commencé à mettre en valeur les terres arides que délimitent des canaux aux eaux encore impropres à la consommation. Avec sa famille, Jack Bohlen poursuit l’existence presque paisible d’un pionnier martien. C’est un réparateur doué, capable de remettre en état presque n’importe quel appareil importé à grands frais de la Terre, depuis le grille-pain jusqu’aux systèmes éducatifs électriques. Arnie Kott, président du syndicat des travailleurs des eaux, lui demandera de concevoir un moyen d’entrer en contact avec Manfred Steiner, un enfant qui semble incapable de communiquer avec ses semblables et qui est, dit-on, capable de prévoir l’avenir.
 

Pour Philip K. Dick, 1962 est une année particulièrement importante. C’est en effet l’année pendant laquelle il voit publier Le Maître du Haut Château et celle durant laquelle il écrit Glissement de temps sur Mars, ses deux meilleurs romans à cette date. L’année suivante, son agent lui renverra la totalité de ses manuscrits de littérature hors SF (qui ne seront publiés qu’à titre posthume), et Dick se consacrera désormais uniquement à la science-fiction. Jusqu’à cette date, Dick est resté raisonnablement classique mais avec ce texte, il aborde de nouveaux territoires. Ses précédents romans tentaient une approche objective (bien qu’un peu floue) des réalités multiples, dont l’explication résidait souvent dans un élément extérieur. Avec Glissement de temps sur Mars, la réalité devient subjective et la folie, ou plus exactement les événements mentaux, devient l’élément déclencheur de la fiction. Dick se pose visiblement des questions personnelles. Qu’est-ce que la folie ? Une autre façon de percevoir le monde ? Sommes-nous tous fous, à des degrés divers ? Suis-je vraiment complètement dingue ? Et pourquoi pas ? La démence pourrait alors n’être qu’une façon parmi d’autres de nous adapter aux difficultés et sur Mars, ce ne sont ni les obstacles ni les problèmes qui font défaut. Ce roman est l’un des plus intéressants qu’ait écrit Dick. Avec une narration qui adopte les points de vue des principaux personnages, le style s’adapte parfaitement au propos et met en relief certains aspects de la pensée, faite d’un mélange de réflexion volontaire et de digressions intempestives, de logique et de réflexes émotionnels difficiles à maîtriser. Comme un grand nombre des meilleurs romans de Philip K. Dick, Glissement de temps sur Mars se révèle plus riche à chaque lecture. Laissez le temps déraper et relisez-le attentivement. Puis laissez glisser le temps et relisez-le encore…