L'interview en audio :
Télécharger le MP3
Pourquoi Jérusalem d’Alan Moore, quelle est la genèse et les motivations éditoriales, mais aussi personnelles, de ce projet de traduction ?
Les motivations éditoriales étaient celles de Jérôme Schmidt, des éditions Inculte, qui s’intéresse beaucoup au roman graphique et connaît le travail d’Alan Moore depuis très longtemps. Il savait qu’il était depuis quelque temps sur quelque chose d’assez énorme, car il avait fait des lectures publiques et en avait un peu parlé dans des entretiens. Un jour, il m’a appelé pour me dire : « Ça y est, on a acheté les droits. Est-ce que tu veux te lancer ? » J’ai un peu hésité, car je voulais ralentir la traduction. Je lui ai dit : « Je veux bien, mais si ce n’est pas un trop gros livre. » Il m’a répondu : « Non, ça va. » Il ne m’a pas envoyé le livre complet, mais seulement les chapitres les uns après les autres. J’ai commencé à les lire, et dès le premier chapitre je me suis dit que ça avait l’air très bien. Le temps que je me rende compte de la taille de la chose, j’avais déjà dit oui.

Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées ?
La première difficulté concerne les délais à respecter. Jérusalem étant un gros livre, on ne pouvait pas se permettre d’attendre la fin de la traduction pour en faire la relecture. C’est trop casse-gueule, personne n’a envie de revenir sur 1200 pages d’un seul coup. Je rendais donc les chapitres au fur et à mesure et Jérôme Dayre, l’autre Jérôme des éditions Inculte, les lisait, me faisait des corrections et des propositions. Ça me permettait de reculer régulièrement à mesure que j’avançais en revenant sur des chapitres déjà traduits.
Le livre demandait également pas mal de recherches géographiques sur la ville de Northampton. Je ne suis pas allé à Northampton, car j’aurais eu plus de chance de me perdre qu’autre chose, mais j’ai beaucoup étudié des plans de la ville ainsi que Google map, qui permet de retracer les chemins. Beaucoup de personnages réels interviennent également dans le livre, et notamment la fille de James Joyce. Un chapitre entier lui est consacré et était très compliqué à traduire. D’ailleurs, je l’ai gardé pour la fin.
Finalement, la difficulté se transformait vite en plaisir. Alan Moore change souvent de style, ce qui est un avantage pour un traducteur, surtout quand il a affaire à un livre énorme, car il n’est pas enfermé dans la même stylistique. J’avais l’impression de traduire 35 livres différents les uns à la suite des autres, chaque chapitre faisant presque 145 000 signes chacun. On a mis une quinzaine de mois à tout traduire, puis ont suivi deux ou trois mois très intenses de relecture. Il faut des relecteurs pour une traduction de cette taille, car on peut facilement faire des oublis, sauter une phrase, et on a besoin d’un regard vierge pour repérer les problèmes. On ne peut pas faire une traduction tout seul.
Pourquoi faut-il lire Jérusalem ? Quelles sont selon vous les plus belles qualités du roman ?
Les qualités du roman proviennent du temps et du cœur qu’Alan Moore y a mis. Elles font que son roman est extrêmement bien construit. On peut se lancer dans cette histoire de 1500 pages sans peur d’être perdu parmi la pléthore de personnages, car ils sont tous très bien caractérisés et très attachants. Ils ont tous connu la misère et sont l’âme des Boroughs, qui est le quartier emblématique de Northampton. C’est le côté Dickens d’Alan Moore, il s’intéresse aux petites gens et leur donne des chances de rédemption, voire de vengeance dans l’au-delà. Le roman n’est pas un roman monde au sens roman social, car il est vraiment focalisé sur une classe sociale, des gamins, un alcoolo, une pute junkie. Ce qui intéresse Alan Moore, c’est de faire briller au maximum l’humanité de ces gens-là.
Est-ce qu’il est plus difficile de s’approprier l’univers d’un auteur de l’envergure d’Alan Moore quand on est soi-même un auteur ? Le travail de traduction influence-t-il celui de l’écriture et vice versa ?
En général, on essaye de traduire les livres qu’on aime, qui recoupent notre travail d’écrivain. L’exubérance, l’excès, la digression d’Alan Moore parlent à mes goûts de lecture et d’écriture. Une fois qu’on a trouvé un terrain commun, on peut parler une même langue. Il peut y avoir adéquation sans qu’il y ait écrasement d’un côté ou de l’autre, sans que l’on impose son propre style à sa traduction ou qu’on se laisse bouffer par l’écriture de l’auteur. C’est une générosité. Le livre que vous traduisez vous donne énormément de choses, donc vous y allez à fond et vous abdiquez vos tics de langage en restant fidèle au rythme. La traduction fonctionne exactement comme la lecture. Lire Proust ou traduire Alan Moore influence le travail d’écriture selon le même principe. La traduction donne des astuces de langue ou des techniques narratives, mais surtout, elle donne de l’énergie, elle nourrit bien plus qu’elle n’écrase. Autrement, la littérature n’aurait pas de sens. On lirait Flaubert, puis on arrêterait tout de suite.

Pourquoi avoir fait un journal de traduction et avoir ouvert les coulisses de votre travail au lecteur ?
Vu la taille du livre et son exigence, on s’est dit qu’il fallait qu’on prépare sa sortie en amont, en accompagnant le travail de traduction et en soulevant ses divers problèmes de recherche, de thématiques, etc. J’ai utilisé mon blog déjà existant, pensant que cela pouvait intéresser les internautes. Le blog donne des pistes à ceux qui veulent lire le roman ou l’ont déjà commencé. Il fonctionne comme un carnet de bord. Je n’ai pas fini, il me reste à rendre compte de beaucoup de chapitres, et si je trouve le temps je continuerai.
Alan Moore a affirmé que le personnage d’Alma Warren c’était lui, son alter ego féminin. Et vous, avez-vous un alter ego dans le roman ?
Je ne cherche pas à me retrouver. Quand on traduit, on disparaît vraiment. C’est très agréable. On est plus l’auteur, ni même traducteur, mais juste quelqu’un qui se coule dans les phrases et qui n’existe que par la scansion, ce qu’il ne faut jamais perdre. Il est plus question d’être dans une musique. À mes yeux, les personnages existent en tant qu’ils posent des problématiques de syntaxe, de sonorité, de tonalité et de voix.
Avez-vous des projets de traduction ou de fiction ?
Je travaille actuellement à traduire un auteur [Lawrence Millman] pour les éditions Sonatine. Il est l’exact opposé d’Alan Moore, car le livre, intitulé Hero Jess, fait 170 pages. C’est l’histoire d’un gamin aux États-Unis dont le frère est parti au Vietnam. Il est complètement fêlé, on sent qu’il va faire le mal. C’est très agréable de passer à un format dense comme celui-là. J’ai aussi commencé une fiction il y a deux ans et demi. Elle avance lentement et Alan Moore m’a un peu obligé à la mettre entre parenthèses. Mais le livre peut aussi continuer à murir dans ma tête pendant ce temps. Je m’y remettrai si on me ne trouve pas un autre projet, une traduction encore pire, du type Jérusalem 2.
14 septembre 2017
Interview réalisée par Typhaine Charrat
