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Interview 2018 : Mélanie Fazi pour Nous qui n’existons pas
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Interview 2018 : Mélanie Fazi pour Nous qui n’existons pas

ActuSF : Nous qui n’existons pas est un texte de non-fiction basé sur un billet que vous avez publié sur votre blog en juin 2017. Comment est né ce projet ?

Mélanie Fazi : Il est la prolongation directe de ce billet de blog, mais il n’avait pas du tout été prémédité. Deux semaines avant de commencer la rédaction de ce livre, je ne savais pas que j’allais l’écrire. En juin 2017, j’ai ressenti la nécessité de m’exprimer publiquement sur un aspect de ma vie de et mon histoire que je cachais jusque-là comme une sorte de secret honteux – une identité « hors norme » que j’ai longtemps peiné à admettre moi-même et à nommer, d’autant que les gens autour de moi refusaient de me croire. La publication de ce billet a suscité un écho qui m’a stupéfaite. Une acceptation massive de la part de mon entourage, mais aussi des retours de personnes à qui le texte avait parlé directement. Des gens qui étaient eux-mêmes en dehors de la norme et qui se reconnaissaient dans la façon dont je décrivais cette « étrangeté d’être au monde ». Mais aussi des gens qui étaient comme moi et qui, eux aussi, avaient cru être des anomalies isolées. Certains m’ont dit que j’avais posé des mots à un endroit où ils en avaient rarement lu. J’ai ressenti alors la nécessité de prolonger cette démarche de prise de parole et d’écriture. Ce court livre s’est écrit d’une traite, quasiment sans réflexion préalable – mais d’un autre côté, il est nourri de quarante ans d’expérience, et de tout ce que j’ai ou n’ai pas réussi à formuler pendant toutes ces années.

 

 

ActuSF : Que racontez-vous dans Nous qui n’existons pas ?

Mélanie Fazi : Je suis peut-être la personne la plus mal placée pour répondre à cette question, car je manque de recul. J’ai presque envie de répondre par une pirouette en disant que si j’étais capable de résumer ce texte en une phrase, je n’aurais pas eu besoin de cent pages pour l’écrire. D’autant qu’une partie de son sujet est précisément là : dans la difficulté de mettre des mots sur ce qui se dérobe à nous, de « dire l’indicible » comme l’écrit joliment Léo Henry dans sa postface. Disons qu’il parle d’une partie de ma vie et de mon expérience. Celles d’une personne qui ne possède pas la « pulsion de couple », dans un monde où l’on nous martèle que tout le monde désire des histoires d’amour, cherche l’âme sœur, que le monde entier ne tourne qu’autour de ça – d’où un profond malaise quand on ne s’y reconnaît pas. On finit par se laisser persuader que c’est un problème, une anomalie à résoudre, on s’en veut de ne pas arriver à fonctionner comme les autres et on finit par se nier soi-même. Je pourrais, en schématisant, me décrire comme asexuelle, mais je ne suis pas sûre que ce terme me corresponde vraiment. Et faute de mot dans lequel se reconnaître, il est difficile de croire que l’on existe, et de s’expliquer au reste du monde. Je ne savais pas me dire, alors je n’osais pas me croire moi-même.
 
ActuSF : Sous quelle forme se présente votre texte ?
 
Mélanie Fazi : ll est presque plus facile de dire ce qu’il n’est pas : il ne relève pas de la fiction, et ce n’est pas non plus un essai théorique ou sociologique, une réflexion menée avec le recul. C’est un texte écrit à chaud et volontairement subjectif, une forme de témoignage à la première personne, mais il est aussi nourri de beaucoup d’échanges avec d’autres gens, avant ou après la publication de ce billet de blog. L’idée était paradoxalement d’aller au plus intime pour tenter de toucher d’autres personnes. Plusieurs lecteurs m’ont dit qu’il racontait avant tout un parcours, qu’il décrivait des états mentaux. Le projet n’était pas tant d’expliquer une forme de différence que d’essayer de faire ressentir au lecteur ce que c’est de se construire hors de la norme, avec l’intuition que le monde n’est pas pour nous tel qu’on nous dit qu’il devrait être, et le trouble profond qui en résulte.

ActuSF : Vous y parlez, entre autres, de la pression sociale liée au fait de ne pas ressentir le besoin de se mettre en couple, de l’orientation sexuelle. Abordez-vous d’autres thématiques ?

 Mélanie Fazi : Il parle entre autres de quête d’identité, de la difficulté à nommer les choses lorsqu’elles sortent des cases définies par la société, mais aussi de mon goût pour le fantastique, qui reflète la sensation d’étrangeté avec laquelle j’ai grandi. Il parle également de l’influence de cette différence sur mon écriture : comment écrire sincèrement alors même qu’on cache aux autres sa nature profonde ? Le texte parle aussi de la façon dont le silence nous étouffe, et du soulagement infini qu’apporte ensuite la prise de parole.
 
 D’autant qu’une partie de son sujet est précisément là : dans la difficulté de mettre des mots sur ce qui se dérobe à nous, de « dire l’indicible » comme l’écrit joliment Léo Henry dans sa postface.
 
ActuSF : Cette phrase inaugure la quatrième de couverture : « Est arrivé un jour où la fiction n’a pas suffi ». Vit-on l’écriture différemment selon que l’on écrive de la fiction ou de la non-fiction ? En particulier pour écrire sur soi ?
 
Mélanie Fazi : La matière est différente mais je crois que la pulsion de départ est identique. C’est ce qui me frappe le plus avec le recul : ce dont je parle dans ce texte autobiographique était présent en filigrane dans une grande partie de mes textes de fiction, parfois à mon insu. Cela étant, on m’a dit que ce livre était construit comme une nouvelle ou un roman, qu’il fonctionnait comme une fiction avec un début, une progression, un dénouement. Même lorsqu’on puise dans sa propre histoire, on remodèle légèrement les faits pour les faire rentrer dans le fil d’une narration, on choisit quels détails mettre en avant, et de quelle manière, on choisit ce qu’on dit et ce qu’on passe sous silence. C’est un exercice très intéressant, mais qui s’est imposé à moi de manière purement instinctive. J’ai écrit d’abord et réfléchi ensuite.
 
Le texte parle aussi de la façon dont le silence nous étouffe

ActuSF : Les genres de l’imaginaire, en science-fiction ou en fantasy, proposent souvent des modèles de société alternatifs. Pensez-vous qu’ils puissent aider à se construire lorsque celui proposé par la norme sociale ne nous correspond pas ?

Mélanie Fazi : J’aurais du mal à parler pour les lecteurs en général, mais je sais qu’ils peuvent être, pour les auteurs, un outil précieux permettant de traduire en images ou en concepts des choses qui sont difficiles à exprimer autrement. C’est une des raisons de ma fascination de longue date pour le fantastique, son imagerie et ses mécanismes parfois proches du langage des rêves, qui font écho à des choses inconscientes. J’ai été frappée, tout récemment, par le nombre de lecteurs qui m’ont dit que mes textes antérieurs les avaient touchés en profondeur, et qu’ils comprenaient seulement maintenant que c’était ça qui leur parlait, ce rapport à la différence, à l’étrangeté du monde, qu’ils avaient perçu sans le nommer dans mon écriture. Beaucoup d’entre eux se posaient eux-mêmes des questions d’identité. Je pense effectivement que les genres de l’imaginaire offrent une grande liberté pour aborder ce genre de thèmes. Je ne sais pas s’ils aident à se construire, mais je sais en tout cas qu’ils aident à communiquer.
 
ActuSF : Des projets d’écriture en cours ou à venir ?

Mélanie Fazi : Même en temps ordinaire, j’ai toujours eu du mal à faire des projets car je ne sais jamais longtemps à l’avance ce que je vais écrire. À l’heure actuelle, il m’est encore plus difficile de répondre à cette question. Je n’ai pas eu d’idées pour des textes de fiction depuis deux ans, et au moment où je me croyais en plein blocage l’année dernière, ce texte-ci a surgi sans crier gare. Je n’aurais pas pu le prévoir et je ne sais pas ce qui lui succèdera. Je suis persuadée depuis longtemps qu’on écrit avec la personne qu’on est, au fil de notre évolution intime, et cette prise de parole récente a chamboulé ma vie mais aussi, sans doute, mon rapport à l’écriture. Je ne sais pas sous quelle forme elle reviendra, mais je pense que quelque chose aura nécessairement changé.

ActuSF : Où pourrons-nous venir à votre rencontre dans les prochains mois ?

Mélanie Fazi : Le 29 octobre, je participerai à une rencontre à Rennes autour de la question de « l’asexualité et autres non-étiquettes », à la Maison des Associations. Je serai ensuite présente du 1er au 4 novembre aux Utopiales, puis à Strasbourg le 9 novembre pour une rencontre à la Station LGBTI Alsace, et à la bibliothèque Rainer Maria Rilke à Paris le 17 novembre. Je serai également présente aux Rencontres de l’Imaginaire de Sèvres le 24 novembre. D’autres dates devraient être annoncées plus tard. Tous les détails sont disponibles dans l’agenda de mon site, régulièrement remis à jour.

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