Actusf : Te souviens-tu du premier texte que tu as lu de Bruce Holland Rogers ? Son écriture t'avait-elle séduite à l'époque ? Et qu'est-ce qui aujourd'hui te plait dans son écriture ?
Je m’en souviens très bien ! Je connaissais Bruce de nom, bien sûr, mais il a surtout pris contact avec moi dans le cadre d’Asphodale pour m’envoyer un texte court, un peu plus long qu’une « short short story », intitulé Tiny Bells (« Les clochettes »). C’était une nouvelle magnifique, onirique, à la fois très simple et très profonde, sur le métissage des cultures et l’apprentissage de l’autre, entravés par l’impérialisme.Tout ça en trois pages.
J’ai été bluffé. De plus, ce texte trouvait une résonance toute particulière à l’époque : les États-Unis commençaient à s’enliser en Irak dans la consternation dans la communauté internationale. Mais le thème est immortel – hélas.
C’est justement ce que j’aime chez Bruce : il sait aborder les problématiques humaines les plus complexes avec un naturel déconcertant. Mais il ne tombe jamais dans le piège du pamphlet ou du discours : c’est avant tout un raconteur d’histoires. Il propose un récit, aborde un problème, mais ne fournit jamais de réponse ni de clé toute faite. La vie est évidemment comme ça : ni réponse ni clé…
Actusf : Comment l'as-tu rencontré ? Que peut-on dire de lui ? (grand, petit, calme...).
Justement, c’est ce qui est un peu magique avec le Net : je ne l’ai jamais vu. Nous avons continué à correspondre et, de fil en aiguille, en discutant par courrier électronique, nous avons monté l’édition française de shortshortshort.com.
Mais j’ai vu des photos, et il me semble grand et calme, haha !
Actusf : Parle nous de ses shorts stories. Comment est venue l'idée de les traduire au fur et à mesure en France ?
L’idée est venue tout naturellement. Le service fonctionne très bien en langue anglaise (plus de 700 abonnés) et nous avons songé qu’il n’existait rien de ce genre en français. À vrai dire, le média électronique reste assez sous-exploité en langue française, à l’exception de quelques structures comme les éditions Eons et des sites comme le Cafard Cosmique, nooSFere, vous-mêmes bien entendu, etc. En langue anglaise, le média électronique est plus répandu et considéré : plusieurs revues d’études renommées paraissent sous cette forme, les webzines de fiction sont bien plus nombreux (quoiqu’ils aient pris un coup dans l’aile ces derniers temps). Cela arrive en France, mais c’est timide.
Et puis, j’aime le travail de Bruce et j’avais tout simplement envie de le faire découvrir en français. Bref, c’était une aventure plaisante à tenter !
Actusf : De quoi parle ces shorts-stories ? Quels sont les thèmes de prédilections de Bruce Holland Rogers ?
Dans sa préface au recueil Flaming Arrows de Bruce, Kate Wilhelm compare la short short story à « regarder par le trou de la serrure » pour entrevoir ce qui se passe dans l’angle d’une pièce. Je pense que cela résume assez bien l’ambiance de ces textes : ce sont des instantanés, parfois des tranches de vie, parfois des récits surréalistes ou amusants, parfois des questions simplement posées (on s’approcherait alors presque du zen). Une chose est certaine : la surprise est toujours au rendez-vous et la forme courte n’amoindrit en rien la force de la nouvelle, qui accompagne le lecteur longtemps après qu’il l’a terminée.
Je pense que Bruce est très attaché à la complexité de la nature humaine. Il parle souvent des difficultés que nous affrontons tous, vie de couple, de famille, amitiés, envies et déceptions. Il les aborde avec humour ou nostalgie. Aucun manichéisme chez lui. Tous ses personnages sont complexes, même s’ils sont brossés en deux phrases. Même le pire salaud a des raisons qu’il pense excellentes, même le plus respectable citoyen a des squelettes dans le placard. Mais, à de rares exceptions près, il se trouve toujours une note d’espoir, un élan vers la compréhension d’autrui.
Actusf : Comment choisis-tu les nouvelles que tu traduis ?
À l’envie… Je veux faire plaisir aux lecteurs, je m’efforce de varier les découvertes. Je pense que je choisis souvent les textes de manière à susciter la surprise. J’essaie d’alterner les genres, les traitements, les ambiances, les longueurs, je suis parfois l’actualité de l’année (Noël, Saint Valentin…) en piochant dans tous les textes envoyés par Bruce depuis cinq ans. J’espère que les abonnés en retirent toute une diversité de plaisirs, d’impacts et de réflexions.
Actusf : Explique nous comment marche concrètement ce système ?
Les abonnés reçoivent deux fois par mois (en général vers le 15 et le 30) un texte court dans leur boîte aux lettres électronique. Le but est d’envoyer des « short short stories » qu’on peut lire et apprécier en quelques minutes. Idéal pour s’offrir un moment d’évasion au milieu de la journée, par exemple… L’abonnement ne coûte que cinq euros par an, ce qui fait vingt-quatre textes d’un auteur primé à de nombreuses reprises (Nebula, World Fantasy award…).
Tout se passe par e-mail, c’est vraiment très simple : il suffit de faire un transfert en ligne par Paypal, cela prend à peu près deux minutes dix-sept. La marche à suivre est détaillée sur http://shortshortshort.com/francais/.
Actusf : Pourquoi d'ailleurs avoir choisi cette voie plutôt que de faire un recueil plus classique ?
Cette éventualité reste ouverte, bien sûr. Mais le service se présentait sous cette forme en langue anglaise et nous avions surtout envie de le tenter en français. Ceci permet à Bruce de diversifier ses activités, d’élargir son public et d’entrer en contact direct avec de nouveaux lecteurs. C’est une autre voie qui permet parfois plus d’expérimentation littéraire. C’est une aventure.
Actusf : Avec un an de recul, quel premier bilan tires-tu de cette expérience ?
Le bilan intellectuel est enthousiaste. Traduire Bruce est un vrai plaisir en raison de sa grande finesse et de sa variété de styles. Quand il s’essaie à un exercice d’écriture, je m’y plie aussi, bien sûr, et c’est très intéressant. De plus, travailler sur des textes aussi courts est un exercice assez différent de la forme longue : les ellipses, les non-dits sont bien plus nombreux et participent à l’ambiance de manière bien plus fondamentale.
Le bilan économique l’est moins. Il semble que le public francophone soit pour l’instant assez fermé à ce genre de mode de distribution et les abonnés sont rares. Nous continuons à faire connaître ce service, à proposer des offres de découverte ; je m’attendais un peu à devoir batailler, mais pas autant. Cependant, en soi, c’est déjà un enseignement fort intéressant.
Actusf : Le système marche-t-il bien en anglais ? Est-il beaucoup plus développé dans les pays anglo-saxons ? Y'a-t-il d'autres auteurs à avoir tenté la même expérience ?
Le système marche très bien en anglais : plus de 700 abonnés. Il y a forcément l’avantage de la langue qui permet à Bruce d’avoir des abonnés d’une multitude de nationalités. À ma connaissance, c’est le seul écrivain à avoir tenté ce genre d’aventure sur une base aussi systématique et durable. Bien sûr, d’autres ont proposé des œuvres en ligne, mais il s’agit plutôt de tentatives isolées, parfois couronnées de succès, qu’il est difficile de répéter. À ce titre, le service fait figure de relative exception.
Actusf : En France les lecteurs semblent un peu frileux. D'après toi quelles sont les raisons ? est-ce parce qu'il n'est pas encore énormément connu ? Ou la forme est-elle trop courte ? Ou bien y'a-t-il une frilosité d'acheter et de lire sur son écran d'ordi ?
Ah, si seulement j’en connaissais la raison… La lecture sur l’écran est parfois évoquée, pourtant, les écrans LCD actuels offrent un confort qui s’approche du papier. Les textes sont courts, de toute façon : ils s’apprécient en une minute ou deux, ce qui est plus bref que le temps de rédaction d’un mail… Cette réticence subsiste, mais elle ne durera probablement pas. Par ailleurs, Bruce Holland Rogers est un nom raisonnablement connu des lecteurs d’imaginaire. Alors, s’il me faut essayer de deviner une cause plus vaste, je pense que le public francophone entretient de manière générale une défiance certaine vis-à-vis du média électronique.
Pourquoi ? Parce que le taux de raccordement au Net est resté très longtemps faible dans notre pays et que les habitudes du grand public ont du retard à rattraper ? Peut-être, mais je pense plutôt que notre tradition culturelle attachée aux médias classiques nourrit une méfiance systématique pour tout ce qui sort d’un ordinateur. Il est judicieux de se méfier d’Internet, comme de tous les médias, mais on n’y trouve plus uniquement, comme autrefois, des amateurs déçus par les circuits traditionnels de la culture. Des professionnels et semi-professionnels proposent aussi leurs œuvres en ligne, maintenant, et ce sont souvent des expériences novatrices. C’est une autre forme de diffusion.
Plus prosaïquement, j’ai eu beau faire de multiples annonces promotionnelles sur les listes spécialisées (circuits habituels de diffusion de l’information dans ces nouveaux médias), ceux-ci sont souvent tombés dans l’indifférence la plus totale. J’ai l’impression que l’édition en ligne n’atteint pas vraiment le public français. J’exagère, mais cela donne parfois l’impression que les gens se conditionnent pour oublier instantanément toute référence à ce genre de projet ! Ceci n’arrange pas mes affaires, mais c’est fascinant à observer !
Actusf : Comment vois-tu l'avenir du projet ? Et plus globalement, est-ce que tu crois au développement de ce genre de système face à l'édition traditionnelle ?
Nous savions dès le début que le service mettrait un moment à trouver sa vitesse de croisière et nous lui en laisserons le temps. Pour l’heure, je cherche surtout à développer le nombre d’abonnés. Si un certain seuil de rentabilité est atteint, nous passerons probablement à trois nouvelles par mois pour le même prix.
Quant au développement de cette technique… La formulation de votre question est très intéressante car elle place l’édition électronique « face » à l’édition traditionnelle : en conflit. Ceci reflète, je pense, un état d’esprit assez répandu. Mais je crois que l’édition reste l’édition, qu’il s’agisse de littérature, de musique, de spectacle, d’Internet ou de tablettes d’argile.
On fait beaucoup de bruit autour du développement du média électronique. C’est un bouillonnement passionnant, l’occasion de tenter toutes sortes d’aventures en dehors des sentiers battus, de réfléchir sous un nouvel angle au rôle de la culture dans nos sociétés. Mais je pense aussi qu’on exagère parfois la fonction contestataire de ce média. Bien des débats sur « la société de l’information », perdent de vue, à mon grand regret, un point fondamental : le droit de l’auteur (des acteurs de la chaîne culturelle) à vivre de son œuvre (de son travail).
On associe souvent Internet à la liberté (très bien), mais on associe ensuite la liberté à la gratuité, et là, c’est un tort terrible. C’est un débat terriblement complexe. Publier gratuitement sur Internet dans son coin ne fait pas vivre un auteur ou un artiste. Il existe certains exemples spectaculaires du contraire, mais ce sont pour moi des « coups » qui ne fonctionnent qu’une fois et penser que n’importe qui peut gagner sa vie seulement sur Internet est une très grave illusion. Grave pour l’artiste, bien sûr, mais grave aussi pour la culture, car la perception de la valeur des œuvres s’érode peu à peu.
Pour qu’un auteur ou un artiste vive de son métier, il doit toucher des droits et, jusqu’ici, le circuit traditionnel est le seul à pouvoir le lui assurer (hors « coups », donc). Je ne parle même pas du rôle de balisage, de tri, d’organisation et de découverte accompli par l’édition.
Ce travail se fait dans l’édition « traditionnelle », mais aussi sur Internet aujourd’hui (avec les webzines de qualité). La même réalité reste : l’artiste (la chaîne culturelle) doit gagner sa vie. Mettre une ou plusieurs œuvres à disposition à des fins promotionnelles est une manière intelligente et rapide de se faire connaître. Mais davantage, c’est la ruine de la chaîne culturelle.
Et si les acteurs de celle-ci ne gagnent pas leur vie, que devient la culture ?
Le papier électronique supplantera-t-il le livre classique ? Mettons que ce soit le cas et que les éditeurs proposent de plus en plus des versions téléchargeables des œuvres, lisibles facilement sur un appareil ultra léger. Il faudra toujours une direction littéraire, de la promotion… Ceci restera de l’édition traditionnelle (et c’est très bien). Comme, à une autre échelle, le webzine est l’évolution du fan- ou prozine. Le support change, c’est tout. Le seul chaînon qui, à mon sens, risque de subir une profonde mutation, c’est la distribution.
Bien, alors, quel est le rôle d’initiatives isolées telles que shortshortshort.com, hors édition « classique » ? Je pense que dans ce cas, Internet peut compléter l’offre « traditionnelle » en proposant justement des textes, des œuvres qui auraient du mal à faire leur chemin dans ce circuit. Là, il y a vraiment des choses à faire. C’est une offre différente, un lieu d’expérimentation, ce que, par le cœur, Internet a finalement toujours été. C’est là son rôle véritable, et ceux qui y voient un conflit se trompent de combat. C’est une complémentarité nouvelle, pas une guerre. La culture a toujours eu besoin « d’indés » comme d’éditeurs dits « classiques ».
La chronique de 16h16 !