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Interview Enki Bilal - Avril 2007
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Interview Enki Bilal - Avril 2007

Actusf : Revenons au tout début. Est-ce que vous vous souvenez de la manière dont vous avez eu l'idée de La Tétralogie du Monstre ?
Enki Bilal : En fait elle n'est pas très originale. Elle était liée à une actualité dramatique au début des années 90 : l'éclatement de la Yougoslavie. J’étais pris par une espèce de cri intérieur, une révolte, une indignation ! Je me sentais dans l'obligation d’en parler d'une manière ou d'une autre mais sans représenter crûment la guerre. Et puis il y avait une histoire de mémoire. Les occidentaux ne semblaient pas s'en rendre compte mais les horreurs de la seconde guerre mondiale étaient en train de se reproduire dans l’Ex-Yougoslavie. A l'époque les oustachis croates, pro-nazis, et les tchetniks serbes s'étripaient déjà entre eux. Je me suis alors demandé ce qui allait se passer dans le futur. Et puis l'idée de la mémoire qui vient du futur s'est imposée à moi. Le personnage de Nike se souvient à rebours de ses premiers instants et il retrouve les souvenirs liés à sa naissance avec à ses côtés deux autres bébés : Amir et Leïla. Il m’est alors apparu que tout l'intérêt de la série était que ces trois là finissent par se retrouver, même si je ne savais pas encore ce que j’allais y mettre. C'est comme ça que ça a commencé.
 
Actusf : Est-ce que dès le début vous saviez où vous alliez ? Vous aviez déjà une idée de la fin ?
Enki Bilal : L'idée première, c'était ce cri qu'il me fallait traiter. Je suis parti d'un texte que j’ai écris sur fond noir dans Le Sommeil du Monstre et qui correspond au décompte de la mémoire de Nike. Il forme une petite nouvelle assez terrible parce qu'elle raconte la guerre du point de vue d'un nouveau-né, mais avec des mots d'adulte. Quant au personnage de Nike adulte, il vit le problème de la mémoire mal gérée au niveau mondial avec les désordres de la religion qui est en proie à l'agitation puisqu'elle amène la création d'un ordre obscurantiste. Je me suis en fait inspiré de l'apparition des talibans en Afghanistan au début des années 90. C'est à ce moment là que se fait la connexion entre notre présent et un futur que j'imaginais comme se répétant perpétuellement. Et puis en terminant le premier tome, j'en ai été presque meurtri de le trouver aussi sombre et désespéré. J'ai eu le sentiment d'avoir dit tout ce que j'avais à dire sur cet aspect noir des choses et du futur. Je savais alors que je ne pourrais pas continuer sur la même lancée dans le tome 2. J'étais vidé. Ou alors je poursuivais et je finissais par me tirer une balle dans la tête et mes lecteurs avec. C'est là que le personnage de Warhole est apparu. Il était pour moi un vecteur pour réorienter mon histoire. Et puis j'ai lu un article dans Le Monde sur l'Art contemporain qui m'a interpellé. J'ai alors dévié vers cette voie là pour 32 décembre. C’est alors qu’a eu lieu le 11 septembre. C'est comme si la réalité me disait "bravo mon coco, tu n'as plus à t'occuper de ce genre de choses, je m'en charge avec Ben Laden et les autres". Je n'avais plus rien à dire sur le sujet, la réalité m'avait rattrapé. Comme si j'avais eu dans 32 décembre une prémonition de l'état du Monde. J'ai donc essayé de retomber sur mes pattes avec ce Warhole, artiste du mal suprême, tout en essayant de faire sortir de ses griffes le personnage de Nike. Et en même temps je voulais lui faire retrouver Leïla et Amir tout en le sortant de ses propres histoires de double. Il y avait là assez de matière pour fabriquer la fin de la série. Une fin que je souhaitais évidemment heureuse. Il ne restait plus que l'amour et le désir et je voulais revenir à ces émotions là.
 
Actusf : C'est pour ça qu'il y a eu un quatrième tome ? Vous aviez trop de matière et encore des choses à dire ?
Enki Bilal : En fait pour moi, c'est comme si j'avais coupé le tome trois en deux. Il était trop long et trop compliqué à gérer pour le faire en une seule fois. Et puis ça posait un problème à Casterman de sortir en un seul gros album. On en a donc fait deux. Et ça tombait bien parce qu'il y avait une sorte de césure à la fin de Rendez-vous à Paris. En même temps je m'étais engagé vis à vis de moi-même et des lecteurs de sortir de tome quatre en moins de neuf mois. Ce que j'ai réussi à faire.
 
Actusf : La fin est assez ouverte. On peut imaginer un cinquième tome...
Enki Bilal : Oui. Je n'aime pas les fins fermées. Là les personnages vont continuer à vivre, à s'aimer, à se séparer... tout est possible. C'est la vie qui continue. Et moi ça me laisse la possibilité de les reprendre. Parce qu'ils m'intéressent, tout comme le personnage de Warhole. Il est comme un phare qui est conscient de nos forces et de nos faiblesses. Bon, ce ne sera pas avant 5-6 ans.
 
Actusf : Quelles relations avez-vous avec vos personnages ? Souvent les auteurs ont des liens très forts avec eux ?
Enki Bilal : Bien sûr que c’est le cas ! En même temps ce sont des relations avec moi parce que j'ai mis beaucoup de moi-même dans ces trois personnages. Finalement, au bout du compte, les trois voix intérieures, ce sont les miennes. Même si j'essaie de m'adapter, de me glisser par exemple dans la peau de Leïla quand il s'agit de sentiments ou d'émotions. Mais même là, cela reste en surface. Ce qui compte c'est l'humain. Les hommes et les femmes sont identiques. Et puis je ne me pose parfois même plus la question du sexe. J'aime bien que mes personnages masculins affichent leur part féminine et inversement.
 
Actusf : Ce n'est pas la première fois que vous faites de la science-fiction. Vous en faites parce qu'elle nous parle d'aujourd'hui ?
Enki Bilal : Oui. La SF en elle-même ne m'intéresse plus vraiment lorsqu'elle se lance dans des space-opéra incroyables qui se passent dans 300 000 ans. Même si j'en ai beaucoup lu, ce n'est plus tellement mon truc. Je suis pris dans le monde dans lequel je vis. Je m'y intéresse. Trop sans doute. Trop pour le traiter de manière réaliste et contemporaine. Là je n'ai pas grand chose à apporter. Raconter l'auto-fiction de ma vie n'aurait pas grand intérêt par rapport à ce que vivent mes personnages. Je suis trop banal par rapport à eux. Par conséquent le futur proche est la manière la plus lucide et la plus libre de parler de ce que nous sommes, de ce que nous vivons, de ce que nous préparons pour la suite et de ce que nous répéterons comme erreur et comme conneries.
 
Actusf : Le cri initial est-il apaisé après ce quatrième tome ?
Enki Bilal : Apaisé oui et un peu désabusé. J'étais indigné et malheureusement cette guerre soit passée dans les petits faits historiques du XXème siècle. Je trouve ça monstrueux. On était en train de faire l'Europe et on a laissé faire. Mais c'est peut-être justement parce que c'est honteux que c'est oublié. Finalement mon cri a été vaincu par le cynisme et le silence. Je me suis alors tourné vers mes personnages parce que c'est eux que je devais sauver. Et c'est déjà pas mal.
 
Actusf : Evoquons un des aspects qui a marqué le public, c'est le football dans Rendez-vous à Paris et Quatre ?, un football que vous avez imaginé totalement différent...
Enki Bilal : Ce n’est pas anecdotique parce que je le relie directement à la Yougoslavie. C'est mon pays de naissance et c'est là que j'ai découvert le foot et que j'y ai joué... C'est aussi là bas que l'annonce de la guerre a été faite dans les stades de football. Il y en avait déjà des prémices avec des affrontements entre les supporters nationalistes pro-serbes de l'Etoile rouge de Belgrade et les supporters pro-croates du Dynamo de Zagreb. Et puis je trouve que le football est un très bon baromètre de l'état de santé d'un pays. Il suffit de regarder le classement des meilleures équipes européennes. Il y a des anglais, des espagnols, des allemands, des italiens, des français, quelques hollandais...  Et puis les autres pays sont à la traîne. Par exemple la Yougoslavie a complètement implosé. Il n'y a plus que des petites équipes qui essaient de survivre. Le football est donc un parfais baromètre.
 
Actusf : Un mot sur Cinémonstre, le film qui a été projeté à la Géode et qui tourne un peu en France...
Enki Bilal : C'est en fait un simple montage avec des morceaux de mes trois films. J'ai sauté sur l'occasion d'une carte blanche que m'a donné la Géode à Paris. J'ai toujours eu envie de mélanger. Le montage est totalement aberrant mais il finit par donner une espèce de logique interne. Et comme le film est compact, il fait 1h07, il se regarde avec intérêt. Enfin je pense. Pour l'instant, tous les gens qui l'ont vu ont fini par y trouver du sens. En général, les projections se font avec le musicien des BO de mes deux derniers films : Goran Vejvdoda. Il accompagne les images avec des interventions musicales. C'est de l'ordre de l'expérimental et du happening.
 
Actusf : Vous songez à un film pour la Tétralogie du Monstre ?
Enki Bilal : Non ce n'est pas une idée qui peut courir dans la tête d'un producteur. Vous imaginez, rien que pour Quatre ?, tout ce qu'il y a là dedans ? Ca équivaut à 16 ou 17 heures de film. C'est trop complexe. Aujourd'hui il faut faire simple et efficace. Non. Je vais écrire spécifiquement pour le cinéma.
 
Actusf : Vous travaillez sur quoi en ce moment ?
Enki Bilal : Précisément sur un projet de film et sur un projet de Bande Dessinée. Ce sera la même histoire. Je pense que la même écriture peut donner deux monstres avec deux têtes différentes. Je travaille sur un sujet qui m'intéresse et que je vais développer dans ces deux axes.
 
Actusf : Ce sera de la science-fiction ?
Enki Bilal : Non parce que le terme ne convient pas. Pour moi la science-fiction parle du XXIIIème siècle. Il faut qu'on apprenne à vivre avec ce mot que je n'aime pas. C'est comme si on nous disait, "la planète habitable hors du système solaire que l'on vient de découvrir c'est de la SF". Non c'est scientifique. La science-fiction, c'est aujourd'hui.
 
Actusf : Et le thème, on peut en dire un mot ?
Enki Bilal : Non on ne peut pas. Ca concerne le lien qui va rester entre l'homme, la Terre et le monde dans lequel il vit. C'est très simple et compliqué à la fois.

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