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Interview Estelle Faye sur Porcelaine
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Interview Estelle Faye sur Porcelaine

Actusf : Pouvez-vous nous parler de la genèse de Porcelaine ?
Estelle Faye : Porcelaine est né d'une longue discussion avec Xavier Mauméjean. Peu après la publication de ma nouvelle "La Suriedad", il m'avait proposé de lui envoyer un synopsis. Je lui avais fait lire une histoire assez différente, qui se déroulait en Vendée et dans l'océan Pacifique, sur fond de Révolution française. Et puis, j'ai oublié comment, la conversation a dérivé sur ma passion d'enfance pour la Chine, sur mon passé dans le théâtre, sur la porcelaine qui fait partie de mes "racines familiales" - j'ai une bonne part de mon arbre généalogique du côté de Limoges ... et c'est finalement sur ces éléments-là que le roman s'est construit. 
 
Après, l'idée de base, ça a été de prendre un pitch classique, une variation sur la Belle et la Bête, et de développer à partir de là tout un univers, un voyage sur des milliers de kilomètres, et sur plus d'un millier d'année.   
 
 
Actusf : Qu'est-ce qui vous a attiré dans la Chine médiévale, une époque très peu utilisée en fantasy ?
Estelle Faye : J'ai toujours été attirée par les horizons lointains, les mondes différents. C'est, entre autres, ce que je viens chercher en fantasy. 
Et la Chine me fascine depuis mon enfance. En primaire, je lisais et relisais Paris Pékin par le Transsibérien, la légende du Roi des Singes, des contes chinois, l'histoire de la Chine en bande dessinée, et des livres sur Marco Polo, sur la Grande Muraille, sur les bandits du Bord de l'Eau... Plus tard, je suis tombée sous le charme du wu xia pian, des films de sabre de Chine et Hong Kong. J'ai écrit une bonne partie de Porcelaine en me repassant en boucle Les Cendres du Temps
La Chine médiévale, rien que sur le plan de la culture, de la manière de penser, de vivre, reste l'un des univers les plus éloignés du nôtre qu'on puisse imaginer. Se plonger là-dedans, essayer de bâtir une histoire dans cet univers sans le dénaturer, c'est un exercice passionnant. 
 
 
Actusf : Cela vous a-t-il demandé beaucoup de recherches ?
Estelle Faye : En effet. Même si c'était une période que je connaissais déjà. Maintenant, dans mon bureau, j'ai un gros meuble blanc plein de livres et de DVDs sur la Chine, le théâtre chinois, l'histoire de la porcelaine, le symbolisme, le confucianisme, la médecine et j'en passe. Parfois je peux lire tout un pavé juste pour en garder un petit détail concret ou un minuscule morceau d'imagerie, que le lecteur remarquera à peine. Mais c'est ce travail de fond qui va rendre l'univers du roman riche, incarné et vivant. 
Un exemple au hasard : Pieds-de-Cendres, l'un des comédiens dans le livre, est spécialisé dans les tours d'horreur – je n’en dis pas plus, je ne veux pas trop en dévoiler... C'est plus original que s'il était simplement jongleur ou acrobate. Ça révèle aussi plus de choses sur le personnage, et sur la société dans laquelle il vit. 
 
Et plus on maîtrise sa documentation, moins ce travail en amont se voit dans le livre. Or le lecteur doit être immergé dans une histoire, et non se dire toutes les trois lignes : "tiens, c'est donc comme ça que les Chinois vivaient en l'an 300". 
 
Enfin je me suis beaucoup amusée en faisant ces recherches. Et j'ai eu une bonne excuse pour aller traîner au musée Guimet et à Tang Frères, pour m'initier au combat au bâton, et pour demander à des voyageurs de mon entourage de me ramener des livres directement de Pékin - ils offrent une vision de l'Histoire qui n'est pas tout à fait celle des livres occidentaux.
 
 
Actusf : Le théâtre est omniprésent dans le roman... pourquoi avoir choisi de placer vos protagonistes dans cet univers ?
Estelle Faye : Le théâtre, j'en viens ! J'ai débuté ma vie professionnelle comme comédienne, j'ai été metteur en scène, j'ai dirigé ma propre troupe... Une histoire sur le théâtre, je peux la nourrir avec mon expérience, mon vécu. 
 
Et puis Porcelaine parle de masques, d'apparence. Comme tous les contes, Porcelaine reprend des questionnements universels, tels que : qui sommes-nous au-delà de notre apparence ? Parfois, n'est-ce pas quand nous portons un déguisement, un costume de carnaval, que nous révélons notre moi profond ? 
Quel est le véritable visage de Xiao Chen, le héros du roman ? Sa tête de tigre ou le masque de porcelaine vivante qu'il porte sur scène, qui lui donne l'illusion de redevenir humain ? 
Le théâtre est un biais parfait pour évoquer ces sujets-là. 
 
De plus, chaque pays, chaque société a son propre théâtre, sa manière d'envisager le spectacle et la scène. En cela, chaque forme de théâtre dit quelque chose du monde qui l'a créée, et qui la fait vivre. 
 
 
Actusf : Sous le vernis de l'histoire d'amour, on assiste à la perpétuelle mutation une société millénaire... Ce côté politique, bien que discret, était-il incontournable ? Pourquoi ne pas l'avoir plus développé en rapprochant les personnages des sphères du pouvoir ?
Estelle Faye : Beaucoup d'auteurs ont déjà parlé des hautes sphères du pouvoir en Chine, et ce, bien mieux que je ne saurais le faire. Quand on aborde un sujet aussi imposant que, disons, quinze siècles d'histoire chinoise, il faut avoir une forme d'humilité. Je me suis demandé avec quelles armes, par quel angle je pourrais, moi, dire quelque chose d'intéressant, de pertinent, sur cette société millénaire. 
J'ai pris le biais du théâtre pour les raisons exposées plus haut. 
 
Par ailleurs, la façon dont la politique influe sur la vie quotidienne, sur le sort des petites gens, c'est aussi passionnant à explorer que les intrigues des puissants. En fantasy, les soldats pouilleux de Wastburg tiennent le lecteur en haleine autant que les complots de la famille royale d'Ambre !   
 
 
Actusf : Pourquoi avoir mis de côté les quinze siècles qui séparent la première et la deuxième partie du roman ?
Estelle Faye :  Porcelaine est conçu comme un conte, pas comme une saga en vingt volumes - je n'ai rien contre les grandes sagas, au contraire, mais là n'est pas la question... 
Donc plutôt que de couvrir in extenso et en détail quinze siècles de la vie des personnages, j'ai privilégié deux époques marquantes de leur existence, deux tournants. Les deux à côté desquelles on ne pouvait pas passer. Et en même temps, les deux époques qui suffisent pour que le lecteur ait tous les tenants et les aboutissements de l'histoire.  
Deux époques qui correspondent aussi à deux périodes "extrêmes" de l'histoire de la Chine : le morcellement en plusieurs royaumes à un bout de la chaîne ; et à l'autre bout, la grande centralisation qui s'achève au 18e siècle, dont l'Opéra de Pékin va devenir l'un des symboles. 
 
 
Actusf : Est-ce que ce "blanc" pourrait amener à d'autres textes ?
Estelle Faye : Je ne dirai pas ça pour tous mes romans mais pour celui-ci, non, ce "blanc" n'amènera pas d'autres textes. Porcelaine est complet tel qu'il est. Au fond, on sait déjà ce que les personnages ont fait pendant cette ellipse : ils ont vécu, ils ont vieilli, chacun à leur manière, et quand on les retrouve ils sont porteurs d'une immense nostalgie. 
Vivre, vieillir, cela nous arrive à tous, c'est la base de la condition humaine, et je ne pense pas qu'il y ait besoin d'en dire plus. 
 
Et puis j'aime laisser de la place au lecteur, que chacun puisse imaginer à son gré ce qui s'est passé dans cette ellipse. 
J'aime quand les lecteurs se réapproprient les personnages d'un livre, et ce n'est pas possible quand une histoire est absolument close sur elle-même, quand on ne lui laisse plus de place pour respirer. 
 
 
Actusf : Le héros a une tête de tigre et un cœur de porcelaine... D'où vous est venue cette idée ?
Estelle Faye : Le cœur en porcelaine, clairement, vient de mon ascendance familiale - le côté Limoges dont je parlais plus haut. La porcelaine, pour moi, depuis toute petite, c'est une matière un peu particulière, chargée d'émotion et d'histoire, à la fois fragile, précieuse, et plus solide qu'il n'y paraît. Une manière douce, tendre, presque vivante. Quelque chose de très beau et de très travaillé, aussi. Une touche d'élégance née des mains de l'homme, de son savoir-faire. 
En fait, il n'y avait besoin que d'un peu de fantastique pour que cette porcelaine prenne vie. 
 
La tête d'animal est un motif classique du conte, une représentation de la part bestiale de l'homme - et le tigre est l'animal qui, dans la symbolique chinoise, correspond le mieux à Xiao Chen.
 
En ayant à la fois un cœur de porcelaine et une tête de tigre, mon héros porte en lui, de manière exacerbée, la tension inhérente à tout être humain entre civilisation et animalité. 
 
 
Actusf : Xiao Chen et Pieds-de-Cendres réagissent très différemment à leur condition d'être immortel... Était-ce difficile de se mettre dans la tête de personnages plusieurs fois centenaires ? Et plus généralement, qu'est-ce qui vous intéressait dans la thématique de l'immortalité ?
Estelle Faye : Xiao et Pieds-de-Cendres sont plusieurs fois centenaires, certes, mais ils sont aussi nés et ont grandi à l'autre bout du monde, quelque deux mille ans avant nous. Dans une autre époque, une autre culture, une autre philosophie. Alors leur immortalité, ce n'est sans doute pas ce qu'il y a de plus "exotique" chez eux ! Une grande partie de la culture fantastique récente, d'Entretien avec un vampire en Soul Reaver en passant par The Fountain, a largement déblayé le terrain concernant les immortels. Les sources d'inspirations pour construire mes héros étaient donc nombreuses, variées...
 
Le thème de l'immortalité, ou du moins de la très longue vie, est également central dans la mythologie chinoise - on le voit dans l'épopée du Roi des Singes, par exemple. L'immortalité, dans ce cas, est considérée comme un idéal à atteindre, quelque chose de foncièrement positif. 
Cela m'a rappelé une table ronde aux Utopiales, il y a déjà quelques années. Le thème en était l'immortalité, déjà. Ce qui m'a interpellée alors, c'est que l'immortalité était considérée d'emblée comme un but souhaitable, voire comme le but ultime de l'espèce humaine. La seule question qui restait, c'était de savoir quand et comment nous atteindrions ce Graal. 
Cela m'a choquée, presque, moi qui ado avait applaudi au choix d'Achille - plutôt une vie courte et glorieuse qu'une vie longue et sans gloire. Moi qui ai vu d'abord dans l'immortalité la malédiction de Melmoth. Continuer, à n'importe quel prix, et surtout pour quoi faire ? Est-ce vraiment cela notre but ?  
 
Mettre en scène des personnages immortels, cela me permettait de poser à plat ces questions. Pas d'y apporter des réponses, je ne suis pas là pour cela. 
 
Enfin cela fait entrer dans le roman une grande part de nostalgie. L'une des émotions phare de la fantasy...
 
 
Actusf : On sent une grande maîtrise dans le récit : pas de scènes superflues ou qui traînent en longueur, des dialogues efficaces, rythme bien dosé... Porcelaine ferait un bon film. Votre métier de scénariste vous-a-t-il aidé ?
Estelle Faye :  Plus que mon expérience de scénariste en tant que telle, ce qui m'a aidé, c'est d'écrire beaucoup, d'avoir déjà une vraie habitude de l'écriture. De penser l'écriture comme un artisanat, aussi. Ça, c'est un scénariste intervenant dans mon ancienne école qui me l'a appris. Il m'a enseigné comment resserrer les boulons d'une histoire, aller au fond des choses, faire ce que l'histoire demande - et pas forcément ce qui plaît à l'auteur. 
 
Pour Porcelaine, j'ai également eu la chance de travailler avec Xavier Mauméjean, sans qui ce livre ne serait pas le même. Enfin j'ai une fidèle équipe de bêta-lecteurs à mes côtés, dont un, surtout, n'hésite pas à me faire sabrer les passages inutiles ! 
 
 
Actusf : Côté actu, les lecteurs pourront-ils vous trouver sur des salons en ce début d'année ?
Estelle Faye : Côté salons, je serai à Lyon les 2 et 3 février, pour un salon du livre ados et jeunes adultes. Et fin mars, à Trolls et Légendes.
 
 
Actusf : Quels sont vos projets ?
Estelle Faye : Voir le bout de l'anthologie que je dirige pour Parchemins et Traverses. On y est presque...  
Écrire encore du Young Adult, j'espère, et je cherche le bon synopsis pour ça. 
J'ai aussi un projet de roman adulte dans les tréfonds de mon ordinateur, quelque chose que je porte depuis pas mal de temps. Ça se passe au dix-huitième siècle, mais cette fois en Europe. En ce moment je m'entraîne à manier la rapière, pour les scènes de duel ça peut aider.
 
 
Actusf : Un grand merci !
Estelle Faye : Et merci à vous ! 

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