Actusf : Revenons au début du projet, comment est-il né et qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans l’aventure ?
Gwenn : Le projet est né fin 2007. À cette époque, Simon dirigeait la publication d’un ouvrage d’anthologie sur le personnage de Conan, Les nombreuses vies de Conan aux éditions Les Moutons électriques, et il m’avait proposé de le suivre au Texas afin d’illustrer l’ouvrage. L’idée ne me plaisait pas vraiment. En revanche, j’avais bien envie de partir en voyage avec mon ami Simon. De là est née l’idée de proposer aux Moutons électriques un livre à part, une sorte de hors série dans la collection « bibliothèque rouge » : un carnet de voyage illustré de photographie d’un périple au Texas sur les traces de Conan le barbare. André-François Ruaud, le directeur des Moutons électriques a immédiatement accepté (merci à lui) et le livre Conan le Texan fut publié l’année suivante. Après ça, Simon et moi voulions renouveler l’expérience : nous sommes partis en 2010 sur la piste de Tarzan puis en 2012 sur celle de Dracula.
Actusf : Comment avez-vous structuré votre voyage ? Quelles étaient les étapes qui vous semblaient indispensables ? J’imagine que vous aviez déjà le livre en tête... Vous aviez déjà le canevas ou au contraire vous vous êtes lancés en vous laissant porter ?
Simon : Un peu des deux, forcément. La première étape, comme pour les autres ouvrages de la série, a été de s’imprégner en profondeur du personnage. Nous avons relu et annoté d’innombrables fois le roman de Bram Stoker tout en dévorant un bon nombre d’essais sur Dracula mais aussi sur le mythe du vampire, sur Bram Stoker ou Vlad Tépès. Contrairement à Conan ou Tarzan, pour lesquels peu de choses avaient été faîtes, avec Dracula nous devions être précisément au courant des antécédents afin de pouvoir trouver notre voie propre. Passée cette phase de documentation, nous avons établi une sorte d’itinéraire idéal… que nous avons complètement bousculé 2 jours après notre arrivée en Roumanie. Je me rappelle très bien de ce moment : nous étions dans une chambre d’hôtel à Bucarest et nous réfléchissions aux étapes de notre voyage quand j’ai subitement dit à Gwenn un truc du genre : « Mais merde, on est nous aussi à la poursuite de Dracula ! Il nous faut donc débuter par Galatz, comme les héros à la fin du roman ! ». Le reste a été, comme pour nos précédents voyages, une succession de scènes de ce genre. Nous savions où nous voulions aller enquêter mais, chemin faisant, nous changions l’ordre, repartions en arrière pour vérifier une idée nouvelle survenue subitement, ou poussions dans une direction imprévue suite à une intuition ou à la découverte d’une nouvelle information…
Actusf : Comment avez-vous sélectionné les photos et choisis ce que vous vouliez raconter ?
Gwenn : Les photographies ont été sélectionnées principalement sur des critères esthétiques. Je ne souhaitais pas vraiment illustrer le récit de Simon : je préférais le compléter et créer une ambiance pour aider le lecteur à plonger dans le récit. Par exemple, certains chapitres sont « blancs » pour renforcer l’idée que nous étions plongés dans l’hiver roumain. Un autre exemple : j’ai écarté toutes les photos de Londres en dehors de celles des cimetières pour créer une atmosphère de désolation qui fonctionne bien avec le récit de Simon.
Actusf : Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ou marqué pendant votre voyage ?
Simon : Il y a eu pas mal d’événements et de découvertes surprenants mais, si je ne devais en conserver qu’un, ce serait sans hésiter les archives de la gazette locale de Whitby, dans le nord de l’Angleterre. Nous sommes partis dans un délire aussi farfelu que jusqu'au-boutiste en épluchant lesdites archives en quête de l’article de journal traitant de l’arrivée de Dracula à Whitby. Dans le roman, Bram Stoker traite cet événement en ayant recours à une coupure de presse car aucun de ses personnages principaux ne se trouve sur place à ce moment. L’article parle d’un navire qui arrive à Whitby en pleine tempête, la nuit, s’engage miraculeusement entre les digues avant de s’échouer sur une plage du port. Cela peut paraître dingue mais on a retrouvé un article racontant la même histoire, avec des dates qui correspondent et un nombre de détails similaires effrayant, jusqu’à plusieurs noms qui renvoient à ceux du roman à une lettre près…
Actusf : Que reste-t-il de Dracula dans les pays que vous avez traversés ? La légende ou l’attrait de la légende sont-ils tenaces ?
Simon : Je vais peut-être paraître grossier mais Dracula, que ce soit en Roumanie ou en Angleterre, représente avant toute chose un moyen de faire de l’argent. En Roumanie, c’est tout particulièrement criant : à Bistrita ils ont carrément construit de toutes pièces l’hôtel qu’évoque Bram Stoker pour y attirer les touristes, ils cherchent à vendre le château de Bran comme étant celui de Dracula alors que 500 kilomètres séparent les deux endroits, etc. À Cluj Napoca, une ville qui est souvent ignorée des fans de Dracula, nous faisions la tournée des vieux hôtels du centre-ville pour essayer de déterminer celui qui aurait pu accueillir le héros du roman. Et dans l’un d’entre eux, alors que nous n’avions rien dévoilé de nos intentions, le réceptionniste a cherché à nous convaincre de déposer nos bagages chez lui en nous affirmant que Jonathan Harker avait dormi ici un siècle auparavant ! Il l’a probablement regretté le lendemain mais bon, ça c’est une autre histoire… Un autre truc amusant c’est l’amalgame entre le Dracula littéraire et Vlad Tépès (héros national roumain dont le surnom était Dracula) : l’office de tourisme roumain mélange allègrement les deux si bien qu’un lieu associé à Vlad Tépès devient forcément draculesque et vice versa… En Angleterre c’est un peu différent mais le principe demeure le même : à Whitby on peut faire un Dracula tour, un musée des horreurs suivant les événements du roman de Stoker, etc. Le plus intéressant étant peut-être le fait que le plus grand festival gothique anglais ait choisi Whitby pour s’installer, en hommage au romancier. Mais au-delà de ce fatras de récupération toursitico-commercial, il est assez difficile de sortir des sentiers battus et de rencontrer des gens ayant véritablement quelque chose à dire sur le sujet. Mais, heureusement, cela se produit de temps en temps…
Actusf : Un petit mot sur l’opération de financement du voyage (post-voyage d’ailleurs). Que retenez-vous de cette aventure après l’aventure ?
Gwenn : Le post-financement via kisskissbankbank fut un véritable succès. Évidemment, nous aurions souhaité pouvoir financer le projet avant notre départ, mais nous n’avons entendu parler du « crowd founding » (les plates-formes de financement communautaire comme Kisskissbankbank) qu’à notre retour. Du coup, nous avons un peu hésité et nous sommes vraiment contents de voir que notre public nous a malgré tout suivis et soutenus ! Mais lever des fonds comme nous l’avons fait n’est pas chose facile ; nous avons dû travailler des semaines entières pour élargir notre « audience ». Mais au final, ce travail nous a aussi permis de faire connaître notre projet à toute une foule de gens qui en ignorait totalement l’existence.
Actusf : Le livre est sorti il y a peu, mais forcément il a quelques mois d’écart avec le voyage. Quel regard portez-vous sur le voyage et le livre ?
Simon : Certes il y a un écart entre le voyage et la publication du livre mais les deux demeurent très liés. Dans les faits, ils sont pratiquement instantanés puisque, à peine deux mois après notre retour, nous avions la version définitive du texte et la sélection des photos. L’écart est surtout dû aux délais de façonnage (maquette et impression). Au final, le livre est un rendu presque complètement à froid de nos péripéties et de nos découvertes.
Actusf : Quels sont vos projets ? Allez-vous repartir ?
Gwenn : Nous allons faire une petite pause, puis nous souhaiterions repartir sur les traces de Don Quichotte. Mais le résultat de ce prochain voyage prendra peut-être une forme différente… nous y réfléchissons.
Simon : Non seulement nous avons chacun d’autres projets à réaliser de notre côté, mais l’idée pour cette série des voyages imaginaires n’est absolument pas de sortir systématiquement un bouquin (ou autre chose) tous les deux ans. Nous attendons d’être complètement sûrs de notre nouvelle idée. Pour rester dans le domaine de la littérature populaire du début du 20e siècle, le personnage de Zorro me plaît bien aussi…