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La Voix du feu
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La Voix du feu

D’abord annoncé sur le fonts baptismaux des Moutons Électriques, puis un temps subodoré du côté du Diable Vauvert, c’est finalement dans la collection Interstices de Calmann-Levy que sort La Voix du feu, seul roman publié par Alan Moore. Objet de fantasme pour les fans du plus grand scénariste de comics de l’histoire du genre, qui avaient pourtant été singulièrement déçus par L’Hypothèse du lézard, nouvelle palotte sortie alors en guise de mise en bouche dans l’essai éponyme paru en 2005 aux mêmes Moutons Électriques.

L’abandon de l’image est pour Moore un exercice déroutant, et lui-même confessait ne pas y être spécialement à l’aise. Pas plus qu’il n’est viscéralement attaché à la forme. On sait qu’il a depuis travaillé et vraisemblablement achevé un deuxième roman qui s’appellerait Jerusalem, et qu’il en a longtemps retenu la livraison pour protester contre le renvoi de son éditrice. Il est vrai aussi que depuis son cinquantième anniversaire, en 2003, il a maintes fois répété que l’écriture n’était plus sa priorité, et qu’il souhaitait désormais se consacrer à plein temps à la "Magie" avec son Grand Théâtre Merveilleux de la Lune et du Serpent.

Et de magie, évidemment, il est abondamment question dans cette Voix du feu. Une traduction littérale du titre original – Voice of the Fire – qui ne nous renseigne qu'incomplètement sur la forme de ce roman en forme de recueil.

Antic magic

Douze récits qui mettent en scène Northampton, la ville natale de Moore et qui est selon lui un nexus, un endroit particulier où de très anciennes forces se concentrent, et permettent l’émergence d’une magie millénaire et puissante qu’il sert avec assiduité. C’est dans Le Cochon de Hob, qui ouvre le roman, qu’il décide d’en remonter la source, à près de six mille ans en arrière, à l'aube de l'Âge du Bronze, avant même l’apparition de la temporalité dans le langage. Un défi de lecteur, puisque, outre cette absence de la forme passée dans l’écriture, nous y suivons un enfant nomade banni de son clan à la mort de sa mère parce qu’il est simple d’esprit. Soixante pages, donc, d’une prose éclopée, difficile, et qu’il vous faudra conquérir pied à pied. Vous aurez alors à faire le choix d’en différer la lecture ou bien celui d’affronter cette longue traversée, et de marcher dans les traces boiteuses de ce protagoniste incomplet et touchant. À ceux-là, ceux qui auront fait l’effort de suivre le rythme de cette stance estropiée pour en chercher la métrique cassée, à eux, la surprise de découvrir – comme réinventée – l’émotion de certains passages, sublîmés par la disgrâce méticuleuse de la plume d’Alan Moore. L’occasion, au passage, de rendre hommage au travail plus que remarquable de Patrick Marcel, qui signe ici une traduction qui tutoie la perfection.

Car Moore, on s’en aperçoit très vite, est un styliste protéiforme, qui dit plus sur ses personnages par son ton que par ses mots.

Dès la troisième nouvelle, on se coule avec délice dans une langue riche et fluide, qui exsude la poésie, et dont les subtiles variations d’une nouvelle à l’autre, suffisent souvent à nous faire prendre la mesure de notre narrateur. C’est là encore un des fils conducteurs qui courent au long de ces quelques trois cent trente pages, et maintiennent l’unité de La Voix du feu, au delà du simple recueil de nouvelles. Car chaque texte y est une voix. Insolite, le plus souvent. Une voix venue du passé qui nous retrace l’histoire secrète de ce banal comté des Midlands, à une centaine de kilomètres à peine au nord de Londres. Galerie de portraits blessés, comme la sœur miraculée des Saints de novembre ou le vieux juge libidineux de La Voix des anges. Leur complainte n’est pas toujours aussi déchirante que celle du chasseur fou de douleur de Dans les terres inondées. Parfois leur récit sait se faire âprement caustique, surtout lorsque, dans Confessions d’un masque, c’est une tête coupée, perchée en haut des murailles de la ville qui nous confie ses considérations passablement désabusées sur les affaires des hommes. Moore n’hésite pas non plus, dès qu'il le peut, à investir la réalité historique, et à faire parler, dans En boitant vers Jerusalem, Simon de Senlis, premier Comte de Northampton, de retour de la première Croisade, et qui exile sa folie dans les murs d’une des trois dernières églises rondes encore debout aujourd’hui en Angleterre. Folie à nouveau, avec le poète paysan John Clare, qu'il choisit de dépeindre pendant l'intermède confus qu'il connaîtra entre son premier et son deuxième internement, définitif celui-là, à l'asile de Northampton. De même convoque-t-il, sur un ton nettement badin mais avec en toile de fond de bien plus funestes conséquences, Alfie Rouse, polygame incendiaire à l'indéfectible optimisme qui défraya la chronique judiciaire des années 30.

La voie du feu

On retrouve évidemment beaucoup d’Alan Moore dans ces personnages, qui portent en eux le passage de cette magie ancienne, symbolisée par le feu. Ce feu qui est l'épicentre du roman. Ligne de vie qui relie les douze chapitres (nombre, évidemment, Ô combien signifiant). Symbolique forte, complexe, exploitée dans la moindre de ses contradictions. Force libre et changeante, asservie par les hommes qui en deviennent esclaves en retour. Entité primale, mais motrice de l'évolution vers un âge désenchanté. Tour à tour ravageur et régénérant.  Et s’il se fait destructeur, c’est parfois pour conduire à la renaissance. Ce que vont expérimenter les deux catins ensorcelleuses de Complices ès tricots. Tout comme Moore lui-même, les personnages qui habitent La Voix du feu sont des marginaux, porteurs – souvent à leur corps défendant – de l'héritage de cette magie, soufflée par la voix des morts. Accrétion de destinées douloureuses, chacun d'eux est un nœud dans la trame spirituelle du lieu. Il témoigne que la force du changement ne peut s'appuyer que sur l'essence du passé. L'oublier, c'est se renier. Une incantation construite sur des schèmes récurrents. Jambes coupées et estropiées, têtes décollées, chiens noirs, souterrains perdus et la froidure détrempée d'un mois de novembre douze fois répété, comme une année entière de grisaille embuée. Rituel de resouvenance, comme la nécessité vitale d'empêcher la déliquescence annoncée.

Et de fait, La Voix du feu est un livre nostalgique, qui témoigne, une fois encore, d'une humanité oublieuse de sa part de merveilleux et de mystères. En cela il est aussi un livre spirituel. Quelque chose que Moore porte en lui, et qui s'est déjà fait jour dans nombre de ses autres travaux. On pense moins, il est vrai, à la flamboyance de Promethea qu'à la noire détresse de sir William Gull, son Jack l'Éventreur de From Hell. Car La Voix du feu est aussi un roman désillusionné. Moore le dit lui-même dans son dernier chapitre, celui qu'il réserve à la mise en abyme de son travail : « Et si l'on ne peut exclure une rédemption, sa probabilité est ténue, dans le meilleur des cas. Elle n'a vraiment pas figuré comme un thème majeur, jusqu'ici ».

Mais le feu est aussi lumière. Il projette ses ombres, qu'il dissipe à la danse de sa flamme. Les ténèbres jetées par Moore laissent la possiblité d'un jour neuf.  Mais nous sommes seuls maîtres de nos choix en face de cette force duale, salvatrice et destructrice. À nous de choisir de prendre le feu à pleines mains, et d'accepter ses règles. Un plaidoyer libertaire qui n'est pas sans rappeler celui, plus évidemment politique, de V pour Vendetta.

L'étincelle

Au terme de ce voyage immobile, où nous avons eu la bonne fortune de croiser ces douze singularités, on arrive sur les rives de notre temps présent en ayant appris que le très grand conteur que nous connaissions est aussi un très grand romancier. Alan Moore est un génie. Voilà le grand mot lâché, mais il désigne simplement un créateur qui suit sa route avec une honnêteté intellectuelle absolue, une suprême indifférence des conventions et une dévotion parfaite aux forces de son imaginaire. Chaque fois que, de manière presque incidente, sa route croise la nôtre, c'est un petit miracle qui s'opère. Un miracle réitéré avec cette Voix du feu, qui est indéniablement une des meilleures lectures qui me soient passées entre les mains ces dernières années. Subtil, intelligent, emprunt d'une profonde humanité et d'une élégance raffinée, le roman du reclus de Northampton est inratable. À lire absolument.

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