Le cycle de La Tour Sombre aura été l’un des plus longs à écrire dans l’histoire des littératures de l’imaginaire. Démarré en 1978 alors que son auteur a 31 ans, il est terminé en 2004. Six ans séparaient la parution du tome 5, Les Loups de la Calla (2003), de celle du tome 4, Magie et Cristal (1997). Pour la fin de son cycle, Stephen King a mis les bouchées doubles : dans la même année (2004) il publie les deux derniers opus de ce qu’il appelle lui-même la « Jupiter de son système solaire ». Comme si le temps jouait contre lui pour l’empêcher de finir l’immense tâche qu’il avait entreprise, comme d’autres auteurs avant lui : unifier l’ensemble de son œuvre a posteriori. Dans cette optique, Le Chant de Susannah est un roman charnière : reprenant là où Les Loups de la Calla s’est arrêté, il développe ce travail d’unification plus que l’intrigue elle-même, et apporte enfin quelques réponses aux innombrables questions en suspens, comme si King lui-même commençait juste à comprendre le fonctionnement de l’admirable machine qu’il a mise en marche.
Susannah-Mio, ma chérie divisée
Le ka-tet de Dix-Neuf a mis en déroute les loups qui enlevaient les enfants de la Calla depuis plusieurs générations. Ces loups qui venaient de Tonnefoudre, peut-être le dernier territoire avant d’atteindre le but ultime de Roland, la Tour Sombre. Mais un nouvel obstacle vient entraver sa quête : Susannah a disparu, contrôlée par Mia qui n’a qu’une idée en tête : donner naissance à leur enfant, ce « petit gars » dont on ignore encore l'identité du père… Lorsque Roland, Eddie, Jake et Callahan se rendent compte que Susannah/Mia a franchi la porte de la caverne avec la Treizième Noire, ils demandent l’aide des Mannis pour les renvoyer à New York, en 1999. Mais il ne faut pas oublier que, dans un autre New York et à une autre époque (vingt ans plus tôt), Calvin Tower se cache dans l’attente de céder à Roland le titre de propriété du terrain qui abrite la rose. Le ka-tet va une nouvelle fois devoir se séparer.
Une intrigue en suspension dans l’espace et le temps
Il est étonnant de voir à quel point Stephen King aime jouer avec la linéarité de son récit et l’unité temporelle des différents romans de La Tour Sombre. Alors que les premiers tomes suivaient un déroulement plutôt classique et uniforme, Magie et Cristal rompait ce rythme en racontant la jeunesse de Roland. Les Loups de la Calla reprenait une narration d’action traditionnelle, se déroulant sur plusieurs semaines. Avec Le Chant de Susannah, King change à nouveau d’échelle temporelle, puisque le récit ne s’étend plus que sur une journée.
Cela a deux conséquences plutôt paradoxales. La première est que le roman démarre sur les chapeaux de roue. Il n’y a pas de temps mort entre la fin du tome 5 et celui-ci, et le lecteur, comme les personnages, est propulsé dans différents lieux et différents temps. Le récit est donc dense et ne nous laisse que peu d’occasions de refermer le livre. De plus, King ne perd pas une occasion de faire des références à ce qu’il s’est passé dans les tomes précédents, nous replongeant instantanément dans son univers, comme si nous ne l’avions jamais quitté. Pourtant – et c’est là la deuxième conséquence – King n’alterne pas les scènes de façon frénétique, si bien que l’action, bien qu’elle soit quasiment permanente, ne nous semble pas haletante, et l’intrigue se résume à deux lignes de narration finalement assez simples. On a l’impression d’être dans un tome de transition avant la bataille finale, un tome où le puzzle continue de se mettre en place. Ce n’est donc pas le plus palpitant de la série, mais il est loin d’être ennuyeux car, comme toujours, King profite de ces moments de calme pour creuser la psychologie de ses personnages et développer des palabres qui révèlent un peu plus l’univers de la Tour Sombre.
En particulier, et comme l’indique son titre, Le Chant de Susannah se concentre sur la multiplicité des personnalités de Susannah, possédée par Mia. Le combat interne que se livrent les deux femmes est captivant, d’autant plus que cette dualité est loin d’être manichéenne. Mia n’est pas intrinsèquement mauvaise, mais les êtres pour qui elle « travaille » ne lui laissent pas le choix. De son côté, Susannah reste soumise à ses personnalités d’antan et n’arrive pas à endiguer la rage mesquine de Detta Walker. On retrouve, plus que jamais, cette notion de ka qui est au centre du cycle, seul maître à bord de la destinée des personnages : ils ont beau se débattre, essayer de se soustraire au ka et à leurs vieux démons, tout ce qu’ils peuvent faire est de maintenir la tête hors de l’eau, sans espoir de leur échapper : « Avant même que l’un d’eux ait eu le temps de se dire que le ka venait de modifier leurs plans, le ka avait fait agir sa volonté sur eux. Mais il leur apparut tout d’abord qu’il ne s’était rien passé ».
Cette citation est une manifestation d’un autre talent de King dont on a déjà parlé dans les chroniques des tomes précédents, et qui atténue nettement l’inconsistance relative de l’intrigue : par ce genre de petites phrases dévoilant des événements qui ne se dérouleront que bien plus tard, ou qui laissent fugacement entrevoir aux personnages (et à nous-mêmes) ce dont ils seront finalement privés, King a cette capacité à nous accrocher, à nous placer dans un état d’attente et d’excitation incomparable. Le paroxysme est atteint lorsqu’il annonce la mort de l’un de ses héros, sans nous dire qui, ni à quel moment. Ce procédé, que l’on pourrait juger artificiel, est en fait la personnification même du ka. King met son style et sa technique au service de son histoire. Son implication en tant qu’auteur va d’ailleurs bien plus loin et nous le préciserons plus tard.
Mais pas avant d’avoir noté, une nouvelle fois, la grande originalité des lieux que l’auteur dépeint. Certes, l’action se déroule principalement à New York, mais par des moyens détournés nous revenons de temps en temps dans le monde de Roland, et c’est l’occasion pour King d’écrire d’excellents passages empreints d’une ambiance hybride entre western, technologie et fin du monde. A tel point qu’on en viendrait presque à lui pardonner son rattachement de plus en plus marqué à la légende arthurienne (rapprochement entamé dès Magie et Cristal avec l’arc-en-ciel de Maerlyn et poursuivi dans Les Loups de la Calla avec les références à un certain Arthur l’Aîné). Même si c’est assez bien fait, on est un peu déçu de ce manque d’originalité. Heureusement, il se rattrape en nous gratifiant de quelques formules qui nous transportent véritablement ailleurs : « C’est le non-temps, murmura une voix en elle – une voix qu’elle ne connaissait pas. C’est un lieu de l’entre-deux, Susannah ; un lieu où les ombres s’annulent et où le temps retient son souffle ». Formule qui résume finalement assez bien la position de ce sixième tome : en suspension dans l’espace et le temps.
Stephen King l’équilibriste
Que l'intrigue du Chant de Susannah soit relativement simple n'empêche pas Stephen King de jouer les acrobates. On l'a dit, il s'est donné pour but d’unifier la plupart de ses œuvres autour du cycle de La Tour Sombre. Pour cela, il doit opérer des rapprochements, le plus notable étant avec Salem dans Les Loups de la Calla. Mais King va plus loin : dès le cinquième tome et encore plus dans le sixième, il commence à se mettre lui-même en scène en tant qu’écrivain. Et c’est là que cela devient casse-gueule.
Mais commençons par ce qui donne une assise indéniable à son imaginaire, à savoir des thèmes qui reparaissent dans toute son œuvre en lui conférant une cohérence et un équilibre intrinsèques. Tout d’abord la puissance de l’esprit – au-delà de toute considération paranormale. Dans Dreamcatcher, Jonesy, possédé par un extraterrestre, se fabriquait un refuge au sein de son esprit pour se protéger de son occupant, ses souvenirs se matérialisant sous la forme de livres. Ce type de représentation visuelle est réutilisé dans Le Chant de Susannah, lorsque Susannah, pour commander son corps, s’imagine être dans le poste de contrôle – le Dogan – à quelques kilomètres de la Calla. Elle appelle ce procédé « technique de visualisation », mais c’est bien plus que cela : c’est la représentation du mécanisme de l’intuition et du pouvoir de l’esprit sur le corps ; King prétend que, tant que l’on conserve le contrôle de son moi profond, de son identité, on conserve un certain champ d’action. C’est l’aboutissement du jeu des personnalités multiples de Susannah qui prenait source dans Les Trois cartes.
Autre point de repère stable dans l’œuvre de Stephen King : le talisman. On pense bien sûr au Talisman, écrit avec Peter Straub, qui n’est sans doute qu’une manifestation de la Tour Sombre elle-même. On pense aussi au capteur de rêves, ce talisman indien que l’on trouve dans Dreamcatcher. Ici, c’est une amulette en forme de tortue (admirablement bien représentée sur l’illustration de couverture) qui va aider Susannah/Mia à évoluer au sein de ce New York qu’aucune des deux ne connaît : « La tortue agissait sur elle, comblant les interstices entre les mondes ». King offre toujours à ses héros (et à nous) quelque chose d’immuable à quoi se raccrocher, et l’on est ravi de voir enfin la tortue à l’œuvre, tortue dont on nous parle depuis Terres perdues (« Vois la tortue comme elle est ronde / Sur son dos repose le monde »). Mais comme toujours avec King, le Bien n’est jamais loin du Mal, et toute porte ouvrant sur l’un est une fenêtre d’observation pour l’autre – encore ce thème de la dualité.
Stephen King continue donc de consolider les fondations de son cycle avec des éléments qui nous sont devenus familiers. Alors, en avait-il assez de ce cadre confortable qu’il avait mis cinq volumes à installer ? Toujours est-il que dans Le Chant de Susannah, King prend de gros risques. En effet, il se met en scène lui-même. La fin des Loups de la Calla nous avait déjà laissés perplexes concernant le lien avec Salem, mais là on peut être carrément soupçonneux. King est-il en train de tomber dans la mégalomanie ? Les premières allusions à lui-même, y compris les petites touches d’autodérision, peuvent le laisser penser. Et pourtant… tout ceci a un petit côté excitant, comme lorsque l’on regarde un équilibriste sur un fil (mais avec un filet, hein, on n’est pas des sauvages). On sent que l’auteur peut sombrer dans le n’importe quoi à tout instant, mais il ne le fait pas (en tout cas pas dans ce sixième tome). Mieux, la fin du roman nous laisse complètement ahuris, et l’on se dit que ce type est quand même bigrement intelligent et que nos craintes ne sont probablement pas fondées. Certes, le doute subsiste, on se demande comment il va s’en sortir, s’il ne va pas finalement glisser sur la corde et rater le filet. Mais cela peut tout aussi bien se transformer en coup de génie. Alors attendons la fin et gardons la foi !
En route pour la Tour Sombre !
Quoi qu’on puisse penser du Chant de Susannah – tome de transition, intrigue réduite –, quelles que soient nos craintes sur les directions que King prend dans ce sixième opus – rapprochements avec le mythe d’Arthur, intervention directe de l’auteur dans son œuvre –, ce roman n’en est pas moins bon (juste un peu moins que les autres) et il est de toute façon trop tard pour revenir en arrière : la quête de la Tour Sombre est aussi la nôtre depuis Le Pistolero, et quoi qu’on puisse trouver dans le dernier tome, ce sera l’aboutissement du cycle le plus génial des littératures de l’imaginaire. Alors laissons-nous guider par la tortue sur le sentier du rayon, en route pour la Tour Sombre !
La chronique de 16h16 !