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Le Cycle du Midi - Les secrets de traduction de Viktoriya et Patrice Lajoye
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Le Cycle du Midi - Les secrets de traduction de Viktoriya et Patrice Lajoye

A l'occasion de la parution du Cycle du Midi des frères Arkadi et Boris Strougatski aux éditions Mnémos, Viktoriya et Patrice Lajoye reviennent sur la traduction de ces récits de SF écrits et publiés sous le régime soviétique.

Actusf : Pourquoi éditer Arkadi et Boris Strougatski ? Qu'est ce qui les caractérise ?

Viktoriya et Patrice Lajoye : Lorsqu’on parle de littérature russe actuelle, ou soviétique, on met régulièrement en avant la littérature de dissidence, avec en tête Alexandre Soljenitsyne. On oublie cependant trop vite qu’il y a eu des auteurs certes moins médiatisés, en tout cas en Occident, mais tout aussi influents (et peut-être plus) : les frères Strougatski. Leur roman Destin boiteux, par exemple, qui a mis vingt ans à paraître en intégralité (la première édition est de 1986), s’était déjà vendu à plus de 1,6 million d’exemplaires dès 1990. Ce sont des auteurs qui ont touché toutes les couches de la société, et qui ont été lus par des gens ayant des idées très diverses, bien au-delà du cercle des seuls amateurs de science-fiction.

Actusf : Pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet du Cycle du midi ? Comment se compose-t-il ?

Viktoriya et Patrice Lajoye : Dès le début de leur carrière, les Strougatski ont écrit des textes qui se placent dans une histoire du futur, qui couvre le XXIe et le XXIIe siècle. Le « Cycle du Midi » (le Midi étant celui de l’humanité, son apogée) est le XXIIe siècle seul. Mais il y a donc de nombreux textes concernant le XXIe siècle, qui ne sont pas présents dans l’actuel recueil (à l’exception d’une nouvelle, qui fait la liaison entre les deux siècles). Le « Cycle du Midi » lui-même est composé d’un roman, L’Île habitée, d’une poignée de novella (qui en France sont le plus souvent parues sous l’étiquette de « romans »), de quelques nouvelles, ainsi que d’un recueil, ou roman nouvelliste, qui pose les bases de cet ensemble. Le tout décrit donc l’histoire de ce siècle, par le biais d’une poignée de personnages emblématiques, lesquels sont le plus souvent des explorateurs, ou bien des observateurs d’autres planètes.

Actusf : Quel est selon vous leur texte emblématique ? Pourquoi ?

Viktoriya : Stalker. Contrairement à beaucoup de textes contemporains, c’est un texte stimulant, et finalement positif, qui met l’humain, la vie, au premier plan. Mais il n’appartient pas au « Cycle du Midi ».
Patrice : L’Arc-en-Ciel lointain. C’est, il me semble, l’un de leurs meilleurs récits, basé sur un questionnement des finalités et surtout des méthodes de la science. Jusqu’où peut-on aller, et à quel prix ? C’est un récit très philosophique, tout en étant empli d’action – après tout, c’est le récit de la destruction d’une planète tout entière et de sa population.

Actusf : Dans certains de leurs écrits les frères Strougatski n’ont pas hésité à égratigner le régime soviétique. Certains textes du Cycle du midi ont-ils subi la censure ? Dans quelle mesure ? (je pense notamment à L’Île habitée parue en 1969)

Viktoriya et Patrice Lajoye : On ne peut pas vraiment dire qu’ils ont égratigné le régime soviétique. À l’origine, ils sont tous deux des Soviétiques convaincus. Leur cause est initialement purement littéraire : ils trouvaient que les personnages des récits de science-fiction qu’on leur donnait à lire étaient absolument improbables : des personnes parfaites, infaillibles, qui ne jurent pas, ne pleurent pas. Ils ont donc cherché avant tout à montrer des personnages qui, tout en étant intellectuellement forts, pouvaient avoir leurs moments de faiblesse. À cause de cela, ils n’ont pas eu affaire directement à la censure, mais plutôt à la mauvaise volonté des éditeurs eux-mêmes, qui ont cherché à jouer du ciseau avec leurs textes, pour les adoucir, enlever tous les points problématiques, modifier le vocabulaire employé. C’est ainsi en effet que L’Île habitée a subi une multitude de modifications. Modifications que nous avons retirées lors de la restauration de la traduction, de façon à ce que le texte redevienne conforme à la volonté des auteurs. Un seul de leur roman a réellement connu la censure : L’Escargot sur la pente, qui n’appartient pas au cycle. Sinon, ce sont les maisons d’éditions elles-mêmes qui ont bloqué la parution d’autres textes, parfois durant des années.

Actusf : De même d’autres récits ont été écrits durant la glasnost. Est-ce que cela modifie profondément leurs propos ?

Viktoriya et Patrice Lajoye : En fait, la glasnost ne commence qu’en 1986, et donc non, il n’y a pas eu de textes écrits durant cette période tardive de l’Union soviétique. Le dernier roman du cycle est Les Vagues éteignent le vent, qui est paru en 1985. Mais il est vrai cependant qu’on y sent une réelle évolution par rapport aux premières œuvres du cycle : c’est un roman à l’ambiance assez sombre, dans lequel le lecteur se trouve face à un paradoxe. Le milieu décrit est toujours celui d’une utopie, et pourtant les personnages n’y ressentent plus d’espoir et se questionnent sur leur devenir.

Actusf : Arkadi et Boris Strougatski écrivaient en russe et vous traduisez en français. Quelles sont les difficultés ? J’imagine que les figures de style, la poésie ou même le rythme doivent être très différents. Comment travaillez-vous ?

Viktoriya et Patrice Lajoye : On ne peut pas dire que les Strougatski étaient des poètes. Les situations dans lesquelles ils placent leurs personnages peuvent être très poétiques, mais leur style en lui-même est factuel, descriptif. La plus grande difficulté de traduction qu’on rencontre dans leurs œuvres se trouve dans les divers néologismes qu’ils ont inventés pour bâtir leur univers. Beaucoup d’entre eux sont d’ailleurs des acronymes, évidemment impossibles à développer tels quels. Certes éléments civilisationnels ne prennent aussi leur sens que lorsqu’on a lu tout le cycle. Bien sûr, on peut lire chaque texte indépendamment des autres, mais pour autant, on ne peut saisir l’ensemble de son contenu que si on a pris connaissance des autres. Ça a d’ailleurs été l’un des enjeux de cette intégrale, qui reprend pour partie des traductions anciennes, par Jacqueline Lahana, André Cabaret, etc. : uniformiser les choix de traduction. Par exemple, pour nommer un prédateur fabuleux, les uns utilisaient tahorg, les autres takhorg. On pourrait multiplier les exemples. C’est aussi ce travail de révision en profondeur qui nous a rendus conscients de la nécessité de retraduire intégralement les nouvelles : dans leur édition ancienne, elles avaient perdu plus du tiers de leur volume, victime d’un manieur de ciseaux anonyme.

Actusf : Outre les frères Strougatski, y a-t-il des caractéristiques spécifiques à la littérature russe de la Guerre Froide ? Lesquelles ?

Viktoriya et Patrice Lajoye : La littérature de SF de la Guerre Froide est, paradoxalement, une littérature apaisée. Certes, elle peut être profondément idéologique : certains auteurs sont des Soviétiques convaincus, purs et durs. Cependant, on n’y trouve pas d’affrontements avec l’Ouest. Ou alors ils ont eu lieu dans le passé, comme dans Plus fort que le temps d’Alexandre Kazantsev. L’idée est plutôt de montrer que la coopération peut avoir lieu sans problème, et que de toute façon, l’Occident s’effondrera de lui-même, face aux valeurs soviétiques. Cela fait que dans cette science-fiction, les personnages doivent être des modèles. Il en a toujours été ainsi en URSS : la science-fiction est éducative. Mais c’est particulièrement évident, même si c’est de façon plus subtile, à l’époque de la Guerre Froide. Les héros soviétiques doivent montrer leur supériorité morale, sans être pour autant de parfaits crétins idéalistes. Mais en cela, ceux des Strougatski tranchent un peu. Certes, ils sont soviétiques, ce sont des modèles : serviables, travailleurs, intellectuels, hardis explorateurs. Mais ils connaissent une chose rare chez les héros soviétiques : ils finissent par douter. Cette volonté d’avoir des héros psychologiquement crédibles a d’ailleurs mené à un conflit d’importance, dans le milieu de la SF soviétique, durant les années soixante, entre les tenants d’une SF humaniste avant tout, capables de poésie et parfois de fantaisie, et ceux, qu’on a appelés les « physiciens », plus dans l’orthodoxie soviétique, et mettant en avant les progrès technologiques.
Il faut aussi noter une chose importante : la littérature de science-fiction soviétique relève pour une large part de la hard science. Bien des auteurs sont scientifiques ou ingénieurs de formation, les purs littéraires comme Arkadi Strougatski sont l’exception. Aussi est-ce une littérature qui place le progrès scientifique sur le devant. C’est parfois profondément ennuyant, mais il faut aussi reconnaître que bien souvent, cela lui permet d’aborder des idées proprement vertigineuses, telle que la création artificielle d’une galaxie dans L’Erreur d’Alexeï Alexeïev de l’Ukrainien Alexandre Polechtchouk (devenu « Poleischuk » dans la vieille traduction française).

Actusf : Quels sont vos projets pour 2022 ?

Viktoriya et Patrice Lajoye : D’ici quelques mois paraîtra aux éditions Callidor notre traduction d’un formidable roman de l’ethnologue russe Vladimir Bogoraz, Le Dragon de Lune. C’est un roman préhistorique publié avant la Révolution de 1917 qui a pour particularité d’être très fortement teinté de fantasy, puisqu’on y trouve… un dragon. C’est un très beau texte, plein d’aventure et particulièrement dépaysant. Chez Lingva, nous avons pour l’instant programmé une anthologie de fantasy russe ancienne, Le Royaume souterrain, ainsi que la réédition d’un recueil de nouvelles fantastiques, Vourdalak, de Nadejda Teffi. Nous avons aussi mis sur les rails diverses anthologies thématiques (sur l’humour, sur la Sibérie, sur les vampires, sur Saint-Pétersbourg, ou encore sur l’Atlantide), mais il est trop tôt pour en parler plus.

Actusf : Enfin, si vous aviez un conseil à donner à ceux qui souhaitent se lancer dans la traduction, ce serait lequel ?

Viktoriya et Patrice Lajoye : Si vous êtes diplômé de traduction, avec un peu de chance, vous finirez par en vivre, quitte à commencer en faisant de la traduction alimentaire (commerciale, technique, etc.). Dans tous les cas, il faudra plusieurs années aux plus chanceux pour espérer pouvoir vivre de cette activité. Et si par malheur vous êtes aussi passionné d’un domaine particulier et cherchez à présenter des auteurs encore inconnus aux éditeurs francophones : « Fuyez, pauvres fous ! » Sinon, vous entamerez un véritable chemin de croix qui au final, a peu de chances de vous permettre de vivre, surtout si vous traduisez une langue qui n’est pas l’anglais. Les éditeurs francophones de l’imaginaire ne lisent que l’anglais : les convaincre de traduire quelque chose qu’ils ne comprennent pas par eux-mêmes est très compliqué. Peu nombreux sont ceux, comme Nathalie et Frédéric Weil, ou auparavant Gilles Dumay ou Philippe Ward, et bien sûr Pierre Gévart pour Galaxies, qui nous ont fait confiance. C’est une situation compréhensible, et en même temps regrettable, car du coup, l’imaginaire traduit en France s’enferme dans un carcan unique, celui du monde anglo-saxon, qui sert de boussole, pour ne pas dire de modèle indépassable. Ce qui est évidemment un tort à nos yeux, car on en arrive parfois à traduire des choses anglo-saxonnes assez médiocres, mais qui sont parfaitement intégrées à ce rouleau compresseur culturel.

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