C'est l'album qui a marqué les fans de l'auteur de Cthulhu ces derniers mois... Le Dernier jour de Howard Philip Lovecraft de Romuald Giulivo et Jakub Rebelka imagine les dernières heures de l'auteur de Providence, en proie à des délires et à des visites inattendues. C'est graphiquement superbe et scénaristiquement très bien vu. On a eu le plaisir pour le podcast Dans ma bulle de discuter avec l'auteur, Romuald Giulivo. Interview...
Actusf : Comment est né ce projet, l'idée de raconter les dernières heures de Lovecraft ?
Romuald Giulivo : Tout a commencé avec une vidéo de François Bon sur internet où il évoquait le livre de Willis Conover, un des derniers correspondant de Lovecraft, dans lequel on sent que celui-ci sait qu'il arrive au bout de son existence. François Bon avait lancé l'idée d'écrire sur les derniers jours d'H.P.L. Moi, ça faisait un moment que je tournais autour du sujet justement. J'avais envie d'explorer ce thème sans pour autant faire un livre pour des spécialistes, mais pour en profiter pour parler de la finitude de nos vies.
Actusf : Vous lui imaginez des dernières heures très riches, peuplées de visites. Il y a par exemple sa femme qui vient le voir. Ou un certain Randolph Carter... Il y avait la tentation de faire une sorte de bilan de sa vie ?
Romuald Giulivo : Je ne sais pas trop. Je crois que j'avais envie de réenchanter ses derniers moments. C'est quelqu'un qui a été très important dans mon parcours de lecteur et d'auteur, et dont on sait que la vie n'a pas été très rose. Même mourant, il n'a eu en fait qu'un seul et unique visiteur. Et puis très honnêtement, un gars comme Lovecraft, sous morphine à l'hôpital, je me suis demandé ce que ça pouvait donner ! Quels étaient ses rêves et ses cauchemars ? On a la chance grâce à Je suis Providence, la biographie réalisée par S.T.Joshi, de savoir vraiment qui il était, en étant débarassé de la mythologie qui a été inventée autour de lui après sa mort. C'est sans doute l'auteur américain dont la vie est la plus documentée. Mais on a souvent une image un peu figée : le gars timide, l'antisémite, le réactionnaire, le noveliste frustré... Moi, j'avais envie de remettre un peu de dynamique et de complexité dans tout ça.
Actusf : Chaque visiteur va demander quelque chose de particulier à Lovecraft, d'écrire sur un sujet ou un autre, pour laisser un message à sa postérité. Et il va refuser systématiquement...
Romuald Giulivo : C'était quelqu'un qui ne s'en laissait pas conter et qui a toujours refusé de travailler à sa postérité. Je pense qu'il a sans doute eu un certain nombre d'occasions de ne pas finir tel qu'il a fini dans la pauvreté. Mais il n'a jamais fait aucun compromis, en tout cas avec l'écriture. Après, l'axe vraiment important dans l'album, c'est cette ambiguïté entre ce qui transparaît dans son œuvre et ce qui transparaît dans sa correspondance. Ses personnages essayent souvent de dépasser la finitude de nos existences. C'est sûrement le problème de tous les matérialistes une fois arrivé à la fin. On se dit: est-ce que maintenant, je n'y croirais pas un peu ?
Actusf : Est-ce que c'est facile de mettre en scène un personnage historique tel que lui, même s'il est vrai que désormais Lovecraft est devenu un personnage en lui-même ?
Romuald Giulivo : Ça, c'était assez simple... En fait, j'ai fait très exactement ce que le personnage refuse qu'on lui fasse, à dire vrai. J'avais l'impression de le débarrasser tous ces oripeaux et de revenir à son humanité même. Donc, je n'avais pas peur de me faire chatouiller les pieds la nuit. Après, le problème quand on travaille sur Lovecraft est de deux ordres. D'abord, à un moment, il faut savoir s'arrêter dans la documentation. On peut y passer sa vie. Ensuite il faut parvenir à se glisser dans son écriture. J'ai mis longtemps à y arriver sans le pasticher. L'album est émaillé de lettres. Le travail le plus compliqué fut de donner l'impression que c'était bien Lovecraft qui écrivait. C'est-à-dire de jouer sur la perception qu'on en aurait aujourd'hui. Si vous regardez sa correspondance, mes lettres sont assez éloignées de son style. Pourtant, elles ont assez donné le change pour que des lecteurs me posent plusieurs fois la question pour savoir si elles étaient vraies. Ça veut dire que je ne m'en suis pas trop mal sortit.
Actusf : Est-ce qu'il n'y a pas aussi le risque de relire ou de revoir Lovecraft avec nos yeux d'aujourd'hui ?
Romuald Giulivo : C'est toujours le problème de l'Histoire et c'est encore plus vrai avec Lovecraft, sur son racisme par exemple. Pour son époque, c'est juste un salaud d'une espèce très ordinaire. Certaines lettres de Roosevelt sont immondes sur les Afro-américains alors qu'il est quand même le personnage le plus progressiste à ce moment-là. Et le racisme et l'antisémitisme de Lovecraft l'ont quitté en partie à la fin de sa vie. Moi, je voulais faire un livre qui sonne ici et maintenant. Et puis en fait, dans celui-ci, je ne parle pas de Lovecraft, ou très peu. J'ai choisi les personnages qui lui rendent visitent pour des raisons très pragmatiques, en rapport avec les thèmes que je voulais évoquer.
Actusf : Un mot sur les dessins de Jakub Rebelka. Ils sont magnifiques.
Romuald Giulivo : Il a un immense talent ! Et je pense que c'est une réussite parce qu'on n'a pas travaillé ensemble. En fait, j'ai écrit le scénario tout seul dans mon coin, et ensuite je lui ai passé le bébé, sans découpage planche par planche, sans lui donner d'indications et sans revenir sur son travail. Je voulais vraiment que ce livre soit le sien. Et de son côté, cela faisait plusieurs mois qu'il dessinait chaque jour Lovecraft, pour s’approprier son univers.
Actusf : C'est vrai que c'est extraordinaire, avec en prime une petite citation de Mike Mignola, ce qui ne gâche rien ! L'album est sorti il y a quelques semaines maintenant. Quels sont vos projets ? Est-ce que vous allez revenir du côté de Lovecraft ou avez-vous d'autres envies ?
Romuald Giulivo : Alors, Lovecraft, non, pas pour le moment. J'aimerais en avoir terminé avec lui, mais je crois que ce n'est pas vraiment possible... J'ai commencé à écrire en faisant des romans pour ados qui étaient d'inspirations lovecraftiennes il y a 25 ans. Peut-être que je vais attendre à nouveau 25 ans avant de revenir à Lovecraft. J'ai d'autres projets en tout cas avec Jakub Rebelka. Mais comme je suis un ancien marin, je suis un peu superstitieux, donc je n'en dirai pas plus. On commence à réfléchir à refaire quelque chose ensemble.