Actusf : Le Jeu est un essai paru dernièrement aux éditions Actusf. Quelle a été l’idée à l’origine de cet ouvrage ?
Marc Atallah : Tous les ouvrages qui composent la série intitulée « Les collections de la Maison d’Ailleurs » sont pensés en lien avec une exposition du musée : ils permettent d’en développer la thématique, d’en montrer quelques-uns des objets – en particulier ceux provenant du fonds patrimonial du musée – et de présenter au public du musée (mais pas que…) une partie des réflexions qui sont au cœur de cette même exposition. Le Jeu, par exemple, a été imaginé pour réfléchir à la thématique générale de « L’expo dont vous êtes le héros » – le jeu, donc –, une exposition inaugurée en novembre 2018 à la Maison d’Ailleurs.
Actusf : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur son contenu ?
Marc Atallah : Le Jeu, outre sa présentation d’une cinquantaine d’objets tirés des collections de la Maison d’Ailleurs, propose deux essais – écrits par Frédéric Jaccaud, le conservateur du musée, et par moi-même – qui traitent de la question du jeu selon deux perspectives complémentaires : Frédéric démontre comment le jeu, dans la culture populaire, et en partant de l’essai Little Wars d’Herbert George Wells, permet, symboliquement, de recombiner les éléments formant le réel. Quant à moi, je propose, dans un premier temps, une recontextualisation historique des différentes perceptions philosophiques du jeu depuis l’Antiquité et, dans un deuxième temps, je termine par exposer une conception contemporaine qui considère le jeu comme une métaphore de l’existence et qui, ce faisant, offre de belles lettres de noblesse aux pratiques ludiques.
Actusf : Qu’est-ce que le jeu apporte selon vous à la société ?
Marc Atallah : Je ne suis pas convaincu que le jeu apporte directement quelque chose à la société ; par contre, je pense que deux éléments méritent d’être relevés pour approfondir ce qui est sous-entendu par votre question. Premièrement, et suivant la théorie de Stéphane Chauvier dans Qu’est-ce qu’un jeu ? (2007), le jeu, considéré comme métaphore de l’existence, permet d’apprendre à rester libre dans un système normatif et contraignant. En effet, quand je joue, j’accepte les règles de jeu mais j’essaie aussi de « ruser » avec elles pour remplir les objectifs qui me sont fixés par le jeu. Il y a là une analogie assez évidente avec la vie en société qui, elle aussi, propose des espace-temps spécifiques (vie professionnelle, privée, etc.), pourvus de règles contraignantes et de « missions » à remplir ; mais doit-on suivre aveuglement ces règles ? Ou peut-on rester libres ? Le jeu, apparemment, permet, symboliquement, d’apprendre à rester libre : sa fonction anthropologique est donc essentielle, bien que non nécessaire (un monde sans jeu serait un monde où l’être humain devrait trouver d’autres ressources pour exercer sa liberté). Deuxièmement, et conséquemment à ce que je viens de dire, on se rend compte que l’explosion de l’industrie du (vidéo-)ludique depuis quelques décennies (jeux de rôle, jeux vidéo, jeux pour adultes) peut être comprise non seulement comme un marché, mais aussi, peut-être, comme la nécessité éprouvée par les individus d’exercer leur liberté, un peu plus que d’habitude. Pourquoi cela ? Peut-être parce que le monde devient de plus en plus contraignant ? De plus en plus dur ? Ou que l’individu se sent de plus en plus pris au piège ? Chacun son explication, mais il me semble important de ne pas minimiser le phénomène ludique et de refuser la facilité consistant le réduire à un pur effet de marketing…
Actusf : Le Jeu est l’un des livrets des Collections de la Maison d’Ailleurs. D’où vient l’idée de publier de tels petits essais ? Pourquoi ces fascicules de vulgarisation en lieu et place des catalogues habituels ?
Marc Atallah : L’idée était, originellement, en 2013, de proposer de petits essais, à prix abordables, qui permettaient, d’une part, de montrer la diversité des collections de la Maison d’Ailleurs (d’où le titre de la collection…) et, d’autre part, d’approfondir, sur un format néanmoins court (les essais font maximum 60'000 signes), la thématique d’une exposition. Ces ouvrages n’ont par contre jamais été conçus en lieu et place de catalogues traditionnels – on en publie un par année –, mais comme un complément original à ces catalogues ou comme une solution avantageuse pour celles et ceux qui ne souhaitent pas acheter un catalogue traditionnel, en général plus cher, plus gros, plus « intello ».
Actusf : D’ailleurs… Comment un projet tel que la Maison d’Ailleurs a pu voir le jour ? Et pourquoi Yverdon-les-Bains ?
Marc Atallah : Difficile de parler de l’histoire d’une institution culturelle (rires !). Il y a tant à dire et tant de gens impliqués… En quelques mots, le musée voit le jour en 1976, suite au legs d’une collection privée, celle de Pierre Versins, à la petite ville d’Yverdon-les-Bains (Suisse). Cette collection était composée, à l’époque, de dizaines de milliers de documents (livres, BDs, affiches de films, disques vinyles, timbres-poste, etc.), qui avaient tous pour point commun de représenter – ou de présupposer – un monde « autre ». C’est pourquoi on trouve dans cette collection originelle – que nous avons entre autres pour mission de faire croître (elle est aujourd’hui composée de plus de 120'000 documents) – des objets qui ont tous partie liée avec les traditions de l’utopie, de la dystopie, des voyages (imaginaires ou extraordinaires) et science-fictionnelles. Vous en voulez plus ? Alors venez découvrir le musée (rires !). D’ailleurs, et bien que certains critiques déplorent de voir la Maison d’Ailleurs illuminer une petite ville suisse (et non Paris, par exemple), qu’y a-t-il de plus SF que d’imaginer le musée de la SF à Yverdon-les-Bains (rires !) ?
Actusf : Cet essai vous a-t-il permis d’aborder des sujets qui vous tiennent à cœur et que vous n’aviez pas encore eu l’occasion de traiter ?
Marc Atallah : Évidemment ! Pourquoi écrire si c’est pour dire quelque chose qui a déjà été dit ? Et peut-on écrire si c’est pour ne pas partager ce qui nous tient à cœur ? Le Jeu, mais il en va de même pour tous les ouvrages du musée, cherche à réfléchir aux fonctions anthropologiques de ce qui compose la culture populaire – les différentes formes de jeu et le fait même de jouer, en l’occurrence. C’est l’âme du musée, du moins celle qui se développe depuis de nombreuses années, c’est la beauté de notre travail : montrer que toutes ces « fictions » – dont la science-fiction est sûrement celle qui est la plus connue de nos jours –, pas toujours bien traitées par les critiques, ont quelque chose d’essentiel à nous dire, qu’elles flirtent souvent avec la métaphore (entendue au sens de Paul Ricœur, c’est-à-dire non comme un ornement mais comme une figure essentiel pour révéler l’Être) et, par conséquent, qu’elles peuvent nous aider à prendre conscience de certains travers du Réel (qu’est-ce que l’utopie/la science-fiction si ce n’est un miroir herméneutique ?)…
Actusf : Le Jeu est un vaste sujet. Vous-même, jouez-vous (jeux vidéo, cartes, jeux de plateaux…) ?
Marc Atallah : Je joue un petit peu, car vous imaginez bien que mes activités professionnelles et privées me laissent peu de temps ! Mais j’aime beaucoup jouer, bien que je joue peu… J’apprécie le jeu 7 Wonders (un jeu de cartes stratégique) et autres jeux de plateaux ; j’ai aussi découvert – oui oui je suis en retard (rires !) – les derniers Assassin’s Creed et j’avoue y sacrifier quelques-unes de mes nuits !
Actusf : A quand le prochain livret ? Avez-vous déjà une idée du thème ?
Marc Atallah : Le prochain livret sera publié à l’occasion de la prochaine exposition de la Maison d’Ailleurs. Son thème sera… roulements de tambour… la dystopie, puisque, mais je n’en dirai pas plus, la prochaine exposition du musée s’appellera « Mondes (im)parfaits »… Rendez-vous en novembre 2019 !
Actusf : Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Marc Atallah : Vous voulez vraiment que votre interview explose le nombre de signes à disposition ?! En substance : je coordonne les différents projets du musée (une exposition au salon du livre de Genève 2019 ainsi qu’une exposition très ambitieuse dans un musée allemand pour la deuxième partie de l’année), j’avance sur la programmation du Numerik Games Festival – une manifestation dédiée au numérique pilotée par l’équipe de la Maison d’Ailleurs –, je finalise l’exposition « Mondes (im)parfaits » qui ouvrira en novembre 2019, et je donne des cours à l’Université de Lausanne et à l’École polytechnique fédérale de Lausanne… Sans oublier la préparation des cinquante conférences que je donne par année (environ) et… la réponse à cette interview ! Vous en voulez plus ?! Car j’ai tout mon temps (mais pas sûr qu’il en soit de même pour le lecteur de cet article)…
Actusf : Où peut-on vous rencontrer dans les mois à venir ?
Marc Atallah : À la Maison d’Ailleurs, évidemment ; au Salon du livre de Genève (début mai 2019) ; mais aussi un peu partout en Suisse romande et en Europe (au gré des conférences et des invitations) ! On peut aussi me rencontrer sur les pistes de ski, parfois, mais pas facile de me reconnaître (rires !).
Actusf : Et enfin, si vous deviez conseiller un jeu, quel serait-il ?
Marc Atallah : 7 Wonders, clairement ! Mais aussi, ne perdons pas le Nord, le jeu que l’équipe de la médiation culturelle de la Maison d’Ailleurs a inventé à l’occasion de « L’expo dont vous êtes le héros » ! En effet, durant cette exposition, il est possible de jouer, via une tablette interactive, avec le musée ! Le jeu s’appelle « La Maison aux 100 portes », mais celui-ci, malheureusement, il faudra vous déplacer pour y jouer (rires !).