Deux Darnaudet en moins d'un mois, c'est un plaisir rare. Beaucoup trop rare. Après son Quartier Bleu au Rocher, c'est chez Nestivqnen qu'il signe son retour au fantastique, avec ce Papyrus de Venise, suite informelle des Dieux de Cluny paru en 2003 chez l'éditeur aixois. On y retrouve l'étrange confrérie des Gardiens des Fissures, qu'il y avait mise en scène, mais les habitués retrouveront aussi pas mal des marottes du plus parisien des auteurs aquitains : Venise, la Commune, Little Big Horn, la littérature populaire et l'Atlantide.
La Sérénissime
Contre toute attente, en 2025, Venise n'a pas encore été engloutie. Bien au contraire. Dans cette Europe des marchés, elle est devenue un refuge pour cadres dorés sur tranche et hommes d'affaires Classe Premium. Et si Despons peut s'offrir le luxe d'y posséder un petit studio à deux pas de la lagune, c'est qu'il gagne très bien sa vie. On imagine ses riches clients en parler comme d'un "consultant en antiquités", ou d'un "prestataire extérieur". Le genre d'appellations pudiques que dans certains milieux on réserve à des fripouilles appointées de son acabit. Car en dépit de la haute opinion qu'il a de lui et de son travail, le Français n'est jamais qu'un voleur. Certes doué, érudit aussi, mais un voleur tout de même. Ce dont personne autour de lui, d'ailleurs, ne doute, et certainement pas Karl Minkmar, le riche galeriste de Hambourg, qui lui propose trois millions d'euros pour remettre la main sur un étrange manuscrit.
Parmi les trésors insolites qu'il expose dans son hôtel particulier vénitien, Herr Doktor possède un inédit que Lautréamont n'aurait écrit que quelques semaines avant sa mort, en 1870. Il s'agirait d'une supposée traduction de La Minoade de Solon, texte mythique et longtemps cru perdu, qui prouverait l'existence de l'Atlantide. Toutefois, la traduction en question soulève bien des questions. D'une part, avant de mourir, Lautréamont l'a présentée comme un des canulars littéraires dont il avait le secret. En outre, il se serait procuré l'original chez un imprimeur bruxellois, dans des conditions trop rocambolesques pour être tout à fait crédibles. Et enfin, s'il a existé, ce texte imprimé en grec a aujourd'hui mystérieusement disparu, et de lui dépend l'authentification du dernier manuscrit de l'auteur des Chants de Maldoror.
Selon les dernières informations en possession de Minkmar, une version grecque de La Minoade – peut-être celle de Lautréamont – serait actuellement cachée à Venise, et il va appartenir à Despons de trouver où. Ce qu'il ne tarde pas à faire, justifiant ses faramineux émoluments et sa réputation d'excellence. Seulement avant d'y parvenir, le cynique "antiquaire" va avoir à subir deux attaques de la part de mystérieux "hommes en noir". La dernière survenant alors même qu'il découvre que la cachette du prétendu texte de Solon est vide. Il ne doit son salut qu'à la providentielle intervention d'un géant de plus de deux mètres, en qui il reconnaît l'un des gardes du corps de son employeur. Il s'aperçoit aussi que ce dernier en connaît long – très long – sur les dessous de cette histoire, et qu'il va devoir fournir quelques explications.
Le Modestissime
Avec Le Papyrus de Venise, François Darnaudet affiche de louables ambitions, auxquelles son métier lui permet largement de prétendre. Notamment avec une construction éclatée, et complexe. Ainsi choisit-il une présentation en fascicules (un peu comme l'avait fait Francis Valéry avec sa Cité entre les mondes) et qu'il date de 1937. Il rend ainsi un hommage sans équivoque aux littératures populaires. Un héritage qu'il assume parfaitement, et s'inscrit dans la continuité des Dieux de Cluny. Le découpage de son feuilleton lui permet des allers-retours entre plusieurs intrigues qui vont s'imbriquer les unes aux autres, pour astucieusement répondre aux questions soulevées par l'intrigue vénitienne. On passe ainsi de la découverte d'un squelette de tricératops dans le Wyoming par un vétéran du 7ème de Cavalerie, aux derniers instants de Custer à Little Big Horn, du siège de Paris en 1870 à la chute de Constantinople en 1453. On voyage ainsi beaucoup, dans l'espace et dans le temps. C'est habile, parce que c'est très bien fait, ça donne un rythme heurté, mais parfaitement justifié, ça tient le lecteur en haleine mais surtout, cela permet à François Darnaudet, d'étoffer une ligne de récit par ailleurs trop modeste. Et on ne peut que le déplorer.
Alors qu'il est évident que Le Papyrus de Venise repose sur un travail documentaire patient et passionnant, travail qui à certainement permis la mise en place d'une frise chronologique qui ouvrirait sur des myriades de possibilités scénaristiques, on regrette que Darnaudet se soit cantonné à ces seules 180 pages. Il y avait indubitablement là matière à cent cinquante de plus. Au bas mot. Du coup, difficile de se départir de cette impression que le manque de place a rogné les ailes de ce bel oiseau. J'aurais voulu encore me perdre dans les méandres de cette histoire, j'en voulais plus – beaucoup plus –, et on ne peut pas arriver au terme de cette lecture sans se prendre à rêver d'une réédition ultérieure (très) augmentée, qui rendrait justice au potentiel de cette intrigue, dont la fin est, ici, trop hâtée.
Finalement, ma frustration n'a guère été soulagée que par la reprise, en fin de volume, de son Autobiographie fantastique.
Excellentissime
Parue l'année dernière en vedette américaine du Regard qui tue, j'avais signalée cette excellente nouvelle, sans toutefois dire tout le bien que j'en avais pensé à l'époque. Elle figure pourtant dans mon Top 3 personnel, et je ne dis pas ça seulement à cause de l'adresse goguenarde aux critiques que François Darnaudet a rajouté en fin de texte.
Le Retour de l'autobiographie fantastique avait été annoncé dès cette première parution. Cet essai de biographie d'un rationaliste à tout crin – du moins c'est ainsi que l'auteur se présente bien qu'étant aussi un auteur de fantastique – est tout à la fois réjouissant et parfaitement maîtrisé. Si, logiquement, il est destiné à s'étoffer au fil des ans, sa réapparition ici, est une bonne surprise. Surprise, car en mêlant fiction et réel, Darnaudet a si bien brouillé les cartes qu'on ne savait pas trop si il fallait prendre sa note d'intention originelle pour argent comptant. C'est d'ailleurs là tout l'intérêt de ce texte.
D'une construction très digressive, qui s'axe sur une vague continuité chronologique, on suit un Darnaudet intrigué et intrigant, qui se décrit comme ayant une vie à quatre-vingt dix neuf pour cent normale. Et tout comme les scientifiques du XIXème siècle qui estimaient avoir une vision synthétique du monde cohérente à quuatre-vingt dix neuf pourcents, et se sont aperçus qu'au creux des scories de mystères restantes se nichaient la physique quantique et la mécanique relativiste, lui, se prend à se demander ce qui se cache dans le un pour cent restant. Celui qui est inextricablement mêlé à l'irrationnel, voire au fantastique.
Texte étrange et fascinant, qui laisse volontiers sur une impression de gêne à rentrer ainsi dans l'intimité d'un auteur au naturel plutôt discret. On est interpellé – sinon dérouté – par ce jeu très poussé de faux semblants, cadencé sur le mode d'une impudeur savamment mise en scène et d'où il proscrit toute finitude. A l'exact opposé d'une nouvelle de fiction François Darnaudet se garde bien de ne rien présenter comme une réponse ferme. En revanche il prend un malin plaisir à remonter aux sources de ses obsessions d'auteur. Obsessions toutes rassemblées, comme en écho, dans Le Papyrus de Venise.
On notera enfin pour clore ce volume, trois courts textes, rassemblés sous le titre de Nouvelles amères, dédiés à sa mère. D'une tonalité résolument sombre et mélancolique, ils sont tous également réussis.
On se consolera donc de s'être senti trop vite abandonné sur le sable de la plage du Lido, en se délectant de ces quatre perles intelligentes et sensibles, et on lance un appel à souscription pour que le crédit papier alloué à Darnaudet lui permette de reprendre ce Papyrus Venise au format qu'il mérite.
La chronique de 16h16 !