A l'occasion de la sortie du tome 5 du cycle d’Angleon de la série Les 5 terres, créée avec Patrick Oz et David Chauvel, Lewelyn (Mel Andoryss) revient sur l'écriture du scénario de L'Objet de votre haine.
Cet ouvrage, publié chez Delcourt, a été conçu en collaboration avec l'illustrateur Jérôme Lereculey et celle du coloriste Dimitris Martinos.
Actusf : Comment est née l'idée de cette série ? Qu'est-ce que vous aviez envie de faire ?
Lewelyn : L’idée de cette série est avant tout l’idée de David Chauvel. En 2015, David m’a approché avec son projet. Sa vision d’une série titanesque, dans un univers anthropomorphe complètement neuf, m’a tout de suite plu. Comme David était mon directeur de collection depuis 7 ans à cette époque, il m’avait déjà vue créer des bibles d’univers et s’était dit que je serai un atout pour ce projet, qu’il n’entendait pas mener seul. Dès le départ, ses ambitions de création et de parution impliquaient que nous fussions plusieurs scénaristes à œuvrer ensemble, et j’ai été enchantée de faire partie de l’aventure. David a choisi comme troisième larron Patrick Oz, un jeune scénariste au talent manifeste avec qui il venait de signer un premier album.
Une fois le trio complet, David nous a expliqué ses intentions d’un monde comprenant cinq continents, chacun d’entre eux peuplé par un type d’animaux particulier. Parmi ses attentes, il souhaitait que le type d’animal ait son importance. Contrairement à un Blacksad où l’espèce animale sert la caricature plus que la réalité, nous voulions des animaux qui interagissent avec leur stature animale, les forces et les faiblesses de leurs espèces, et soient en permanence confrontés à leurs différences tout en tentant de vivre de manière à peu près civilisée. Ce fut un défi, notamment pour l’alimentation ou l’habillement, les décors, l’agriculture etc… mais nous l’avons relevé.
Dans les autres ambitions à la base du projet, il y avait le but avoué de sortir trois albums par an de récits chorals avec 6 tomes par peuples. Nous voulions plusieurs personnages-point de vue, et une grande histoire pour les lier tous. Le premier cycle, dont David possédait les bases de la trame narrative, a tout de suite été orienté politique… mais ça ne veut absolument pas dire que nous ferons cela à chaque fois !
Ce que nous souhaitons, pour chaque cycle, c’est raconter plein de petites et de grandes histoires, mêler des scènes dantesques à des petites considérations quotidiennes, et dépayser, questionner, passionner… bref, faire de la BD de qualité.
Actusf : Comment avez-vous conçu la trame générale et l'univers ?
Lewelyn : David m’a placé en charge de l’univers parce qu’il sait que j’adore ça et que je m’en sors sur ce genre d’exercice. C’est donc à moi qu’est revenu la tâche de créer les cinq continents, leurs peuples, leurs inspirations, culture, mode de développement, de politique, leur position sur la carte et dans la géopolitique mondiale, leur histoire, points forts, points faibles, tout ça et plus encore. Une bible, en somme, dont il a relu chaque continent méticuleusement, et que nous avons discuté ensemble.
Ensuite, pour la trame, David était arrivé avec celle du premier cycle, donc nous avons construit sur ses bases. Globalement, ça se présente sous cette forme : nous nous réunissons, nous créons des personnages sur la base du « j’aimerais raconter l’histoire de… » on discute, on propose, on enlève, et quand on a ce qu’il nous faut, on jette tout dans la marmite, on regarde où ça mène en 6 volumes, on les écrit et on recommence au cycle suivant.
Actusf : Vous avez de nombreux personnages anthropomorphiques. Pourquoi ce choix ? Est-ce que ça vous permet par exemple de souligner des différences entre les protagonistes ?
Lewelyn : Je proteste, tous nos personnages sont anthropomorphes. Il n’y a pas d’humains dans Les 5 Terres, et ce n’est pas prévu d’en mettre.
Nous avions le désir de raconter une civilisation animale, ou plutôt plusieurs, et d’exploiter effectivement les traits caractéristiques de chaque groupe, et leurs spécificités. Cela nous permet non seulement de souligner les différences, mais également de les accentuer et de nous en servir pour la narration. Il n’y aura pas du tout la même approche d’un problème selon l’espèce qui y est confronté, et ils résoudront chacun à leur manière les situations complexes dans lesquelles nous les mettons. Autre aspect, nous avons collé à la définition biologique d’espèce : les hybridations sont impossibles, ce qui rend bonne quantité d’interactions très intéressantes à mettre en scène, notamment les amours inter-espèces.
Chaque groupe est civilisé, mais cette absence totale de mixité biologique a des conséquences, qu’elles soient sociétales ou morales. C’était amusant à travailler, et on n’a fait qu’effleurer le problème.
Avoir des animaux et coller à leurs spécificités crée donc du challenge, mais c’était justement ce que nous voulions faire, alors ça tombe bien.
Actusf : Ils ont également une épaisseur singulière. On les sent très travaillé. Comment est-ce que vous les avez construits ?
Lewelyn : Les personnages sont construits en fonction des histoires que nous voulons raconter. Chacun d’entre nous à des idées d’histoire dans le cycle, et une fois qu’on a fait le tri sur celles qui nous conviennent, nous créons les personnages qui vont avec, chacun ayant une idée précise de ce qu’il veut pour les histoires qu’il a sorti de son chapeau. Mais une fois les bases du perso posées, on les discute tous ensemble, on n’a pas chacun les nôtres. On approfondit, on pèse, on définit les ambitions et les failles, et puis comme la pâte, on laisse reposer le temps de finaliser les trames. A l’écriture des dialogues, les personnages s’affinent forcément jusqu’à obtenir leur structure définitive, dans le premier tome du cycle en général, mais parfois plus tard.
Concernant leur épaisseur… je pense que c’est un effet de rebond. Nous étions dans le tome 3 du cycle 1 quand on a lancé la phase de création des designs et des décors, avant les planches. Le résultat, c’est que nous connaissions déjà très bien nos personnages. L’avantage du travail à trois à cette vitesse, c’est que notre degré de concentration est bien plus important que sur un projet où on sort un tome par an. Les personnages, quand on a lissé le volume 1, on les connaissait depuis un bail et on savait ce qu’ils allaient faire presque jusqu’à la fin, ce qui nous a permis de semer les graines de leur personnalité, mais également de créer des dialogues qui collaient parfaitement avec leur comportement. Quand on sait déjà ce qui se passe 200 pages plus loin, on commence à les connaître un peu…
Actusf : C'est un cycle au long court et on pense évidemment à des cycles comme le Trône de Fer. Quelles ont été vos influences ?
Lewelyn : Je crois que nous n’avons pas tous les mêmes. Personnellement, pour penser mes histoires à l’intérieur du cycle, je me base sur les choses que j’aime, le feuilletonnant, les non-dits, les histoires de famille complexes, les secrets bien cachés qui vous explosent à la figure… bref, je suis très Dumas, Leblanc, Féval et toute la clique des chroniqueurs de la belle époque. Mais ce n’est sans doute pas le cas de mes camarades !
Quant au Trône de fer, on était parti pour raconter une guerre des trônes au pays des Félins, on savait qu’on n’échapperait pas à la comparaison.
Actusf : Vous avez publié en 18 mois cinq tomes. Comment vous répartissez-vous le travail ?
Lewelyn : La première étape consiste à nous réunir à chaque début de cycle, puis de volume. Là, nous définissons nos envies pour la suite, l’orientation à donner aux histoires commencées, on met tout à plat, on explore plein de pistes qu’on se démolit les uns les autres, on fait le tour de toutes nos idées pour ne garder que les meilleures, et on pose le fil de chaque personnage pour le tome à construire. Ensuite, David se charge de créer la pagination des scènes, et nous nous répartissons les personnages à écrire : la moitié pour moi, la moitié pour Oz, toujours la même moitié sur un cycle (on suit les mêmes personnages tout au long des 6 volumes à quelques rares exceptions près). Chacun rentre chez soi écrire ses pages, puis nous les envoyons à David qui les lisse en termes de style, créé le découpage, et envoie le tout à Jérôme, dont il sera l’unique interlocuteur pendant la phase de dessin. Pendant ce temps… on attaque le tome suivant !
Actusf : Il y a un seul dessinateur, Jérôme Lereculey. Comment travaillez-vous avec lui ? Et est-ce que son trait vous inspire sur le scénario ?
Lewelyn : C’est David qui est l’intermédiaire privilégié de Jérôme, et de toute la partie graphique d’une manière générale, donc également Didier Poli qui est au design. C’est à lui que Jérôme et Didier s’adressent, puis David nous transmet, on en discute entre nous, et David transmet de nouveau à Didier ou Jérôme. D’une manière générale, quand on commence un cycle ou un tome, Didier va avoir la charge du design des lieux et des personnages. Une fois qu’on est tous d’accord et qu’on a écrit le scénario, on l’envoie à Jérôme qui réalise le storyboard complet. Nous commentons le storyboard, puis il encre les planches et voilà. Son trait peut assez peu nous inspirer dans le scénario, car quand il dessine un tome… nous sommes au moins quatre tomes plus loin dans l’écriture, et depuis quelques mois, même, dans un nouveau cycle ! Mais ça change notre vision du scénario, quand on lit les planches finies, oui. Le dessin change l’ambiance, la lecture, le ressenti. C’est la magie de la BD.
Actusf : Plusieurs cycles sont prévus. Savez-vous jusqu'où vous voulez aller ?
Lewelyn : Jusqu’au bout ! Maintenant que nous sommes lancées et que tout l’univers a été décrit, affiné, approfondi, nous serions déçus de ne pas explorer l’ensemble de nos 5 Terres. Bien évidemment, ça représente 30 tomes et donc une dizaine d’années de travail, mais l’envie est là, alors pourquoi se priver ?
Actusf : Que peux-tu nous dire du prochain tome à venir ?
Lewelyn : A la fin, tout le monde meurt.
…je plaisante.
Le tome 6 est le dernier tome du cycle d’Angleon (extrait tome 1). Ce que je peux vous dire, c’est que vous ne vous attendez pas à ce qui va se passer, comme d’habitude ! A la relecture, je trouve le tome 5 super dur, et je me dis que le 6 aura d’autant plus d’impact qu’à la fin du 5, les différentes lignes scénaristiques sont toutes brûlantes. J’ai hâte de le voir entre les mains des lecteurs.
Jérôme Vincent