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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Juin 2012
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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Juin 2012

La Merveilleuse Histoire des Editions ROA de Laurent Lefeuvre
 
La plupart d'entre nous ont lu, à un moment ou un autre de leur enfance, ces BD de petit format qui inondaient les kiosques à journaux : nous nous souvenons tous avec émotion de "Akim", "Météor", "Zembla" ou même "Tartine" et "Pépito". Vous souvenez-vous aussi du grand concurrent des Editions Lug et Artima, à savoir les Editions ROA, avec leurs séries phares comme "Gorak", "Zanthar", "Guerre" ou "Skull" ? Laurent Lefeuvre a eu l'excellente idée de nous raconter "La Merveilleuse Histoire des Editions ROA" dans un magnifique livre, somptueusement illustré de couvertures de ces petits formats,qui vient de sortir chez Mosquito.Si vous avez un trou de mémoire et que ces titres ne vous disent absolument rien, ce n'est guère étonnant : ils sortent de l'imagination débridée de l'auteur ! Laurent Lefeuvre, qui est manifestement un grand connaisseur ayant une passion pour ce genre d'illustrés, a inventé de toutes pièces les publications qu'il nous présente de manière très détaillée, analysant chaque série, présentant les auteurs et illustrateurs, les personnages, dans des notices aussi détaillées qu'inventées. Le tout est illustré de nombreuses couvertures de ces numéros qui n'ont jamais existé, et il pousse le sens du détail jusqu'à reproduire des planches originales et des agrandissements de cases ! Voilà un livre absolument merveilleux d'originalité, unique car il s'agit finalement d'une uchronie sur la BD, déclinée fort sérieusement à la manière des études de Dominik Vallet - qui est d'ailleurs cité en fin de livre. Et tous les amateurs de musique française des années 60 apprécieront apprécieront le clin d'oeil - hommage de la toute dernière couverture présentée. 125 pages totalement jubilatoires !
 
 
 
Serenitas de Philippe Nicholson
 
Philippe Nicholson nous plonge, avec "Serenitas" (Carnets Nord / Editions Montparnasse), quelques dizaines d'années dans le futur, dans un monde qui est devenu impitoyable. Certains de nos pays émergeants aujourd'hui sont devenus les puissances économiques et culturelles dominantes : Chine, Inde, Brésil, possèdent la planète face à des Etats-Unis et une Europe en totale déshérence, minés par la pauvreté, les conflits divers et le poids de leurs dettes nationales. La France est un pays en quasi faillite, où le pouvoir politique continue de s'agiter alors que le pays est déchiré par des groupes d'activistes de tous bords, où les seuls havres de droit et de sécurité sont les "zones d'affaires" sécurisées par les grandes multinationales, habitées par leurs cadres et employés et où la moindre incartade est sanctionnée par l'expulsion, et les "villes protégées" où habitent les super-riches, concept de la ville sécurisée à l'extrême, concept qui a fait la richesse de la très puissante société chinoise Ijing Ltd, dont la ville-modèle est Serenitas. Le groupe possède aussi le plus grand groupe de presse multimédia français, le "National", dont l'un des journalistes est Fjord Keeling, quadragénaire divorcé et mal dans sa peau, révolté permanent, asthmatique, spécialisé dans les affaires criminelles, en particulier celles des narco-gangs. Ceux-ci se sont partagés le marché français et celui de la capitale, très lucratif depuis l'apparition de la nouvelle drogue D23, ce qui leur a permis de transformer les cités de la banlieue en villes prospères par la redistribution d'une partie des profits. Le reste de la population vit dans une pauvreté abjecte, les bandes d'enfants analphabètes, les "maraudeurs", et de clochards survivent par tous les moyens possibles, dans une violence permanente. Keeling, présent sur les lieux d'un attentat sanglant dans une pizzéria, va se retrouver impliqué dans les coups tordus et les manoeuvres de désinformation de toutes les parties prenantes, aux intérêts contradictoires, dans une négociation aux enjeux colossaux pour le pays, la vente d'une partie de celui-ci pour éponger les dettes ! Avec un grand talent, Nicholson nous livre un thriller d'anticipation très dur, où s'affrontent requins arrivistes de la finance et de l'industrie dans une atmosphère de compétition extrême qui fait passer les années Reagan et Thatcher pour une période feutrée, face à des politiciens veules et incompétents mais toujours avides de pouvoir et à des grands commis de l'état dont on se demande si ils ne sont pas pires encore avec leur conception de l'intérêt de la nation - tel qu'ils l'ont décidé - devant primer par tous les moyens, et ce en toute plus ou moins bonne conscience, comme c'est le cas du personnage brillant qu'est l'éminence grise du président français, Aymeric Péan de Montfort. Dans cet univers où la compétition et la dépendance vis-à-vis des employeurs sont exacerbées, Keeling va essayer de comprendre les tenants et les aboutissants des actions auxquelles il assiste et dont il se retrouve un engrenage involontaire, broyé dans la grande machine qui a été mise en marche par Ted Muller-Smith, n° 2 de la Ijing Ltd : le concept des "pays administrés par des clients actionnaires... La nationalité va devenir un produit comme un autre", génératrice de profits inimaginables mais aussi, pour Ted, "un renouveau politique majeur" car quelque part il est aussi un idéaliste... Nicholson met en scène une galerie de personnages qui ne sont ni bons ni méchants, simplement des individus avec leurs qualités et leurs défauts, leurs motivations très humaines et les moyens qu'ils se donnent pour atteindre leurs buts, ce qui donne une galerie d'individus fort bien campés et dont on comprend les motivations et les actions, à défaut de sympathiser avec elles. L'intrigue se déroule naturellement, de manière implacable et effrayante dans sa logique, et le style d'écriture de l'auteur, simple, sans fioritures, découpant le roman en petites scènes rapides et allant droit au but, est fort efficace, prenant le lecteur dans ses rets.
 
Le résultat est un roman glaçant, impossible à reposer jusqu'à sa fin, qui nous interpelle dans son actualité car nous en lisons les prémices tous les jours dans nos journaux. En refermant ce livre excellent, une réflexion m'est venue à l'esprit : j'espère que Philippe Nicholson est aussi mauvais futurologue qu'il est bon romancier...
 
 
 
Jennifer Strange, dresseuse de quarkons de Jasper Fforde
 
J'avais eu l'occasion de partager avec vous mon enthousiasme pour le premier roman de la nouvelle trilogie de Jasper Fforde sur les aventures drôlatiques de Jennifer Strange dans les Royaumes-Désunis. Le volume suivant, "Jennifer Strange, dresseuse de quarkons" vient de sortir chez Territoires, toujours aussi déjanté. Nous retrouvons Jennifer deux mois après ses exploits précédents qui étaient, je le rappelle, tuer le dernier dragon, faire revenir la magie en quantité illimitée et remplir les formulaires pour tous les actes magiques effectués par l'entreprise Kazam , toujours en l'absence de son magicien fondateur. Sa préoccupation principale, aidée de son assistant Grizz dit Crevettes, est toujours de faire rentrer de l'argent et payer les réparations des tapis volants servant à livrer les pizzas, ceci face à la concurrence redoutable de iMagie, entreprise de Blix le Tout-Puissant. Or, alors qu'ils vont devoir se mesurer à celui-ci dans un concours magique pour reconstruire un pont, suite aux nouvelles manigances du roi Snodd IV et de son frère inutile (c'est son titre officiel), les magiciens de Jennifer se pétrifient les uns après les autres... sans compter les obstacles qui se multiplient et les questions sans réponse : pourquoi l'anneau d'or qu'un client mystérieux lui paye une fortune pour le retrouver veut-il rester caché ? quel est le secret des accumulateurs de magie de Dibble ? et celui de la longévité de la Mère Zénobie, supérieure du couvent des Bienheureuses du Homard ? pourquoi Boolean Smith, magicienne ex-Magnifique, ne pratique-t-elle plus la magie depuis son enlèvement et se passionne-t-elle pour la protection des quarkons ? y a-t-il d'ailleurs un quarkon dans la ville (on se souvient que Jennifer avait perdu son animal favori précédemment) ? Toutes les réponses à ces questions fondamentales et à bien d'autres, comme la manière dont les trolls nous considèrent, sont apportées dans ce tome aussi drôle et enlevé que le premier. Jasper Fforde fait toujours preuve d'un esprit acéré et caustique, en particulier à l'égard de l'institution monarchique, l'intrigue est toujours originale et drôle, on retrouve avec plaisir les personnages attachants et loufoques de chez Kazam plus de nouveaux "méchants" aussi odieux qu'incapables, remplissant ainsi parfaitement leurs rôles. Michel Pagel a dû autant s'amuser à traduire ce roman que le précédent et transpirer tout autant pour rendre tout l'humour et les traits d'esprit de l'auteur. Je ne peux que reprendre la conclusion de mon coup de coeur précédent : le résultat en vaut la peine !
 
 
 
Bordemarge d'Emmanuelle Nuncq
 
Comme beaucoup d'entre nous, j'ai lu de la littérature de cape et d'épée dans ma jeunesse - ah d'Artagnan, Milady ou le Bossu ! - et cela me faisait rêver. Emmanuelle Nuncq a poursuivi et rattrapé ce rêve avec "Bordemarge" (Castelmore) afin de le transformer en un pastiche brillant. En effet, elle utilise de manière délibérée, et avec une jubilation que le lecteur partage, tous les clichés de cette littérature pour faire vivre l'univers de Bordemarge, royaume dont l'héritière, Roxane, vient de s'enfuir, déguisée en mousquetaire, afin d'échapper à l'infâme duc Silas qui s'est emparé du trône. Traversant un tableau magique, elle s'introduit de manière fracassante - dans tous les sens du terme - dans la vie rangée et tristounette de Violette, bibliothécaire de son état à Allancourt. Elle va passer de l'autre côté du tableau avec son collègue Christian et vivre ainsi des aventures effrénées, rencontrant des personnages archétypiques du genre : l'Orfèvre, savant de génie obsédé par le temps, vivant dans l' "Athanor", une roulotte à vapeur à la géométrie non euclidienne (elle est plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur) et sa troupe de gamins orphelins, Seamus le timide mais vaillant ami de Roxane et son amoureux transi, Peter le petit domestique maltraité, Yves-Marie l'épéiste bravache et courageux mais aussi Angus Khaltourine, le capitaine du vaisseau pirate volant "Vorona" et, naturellement, l'ignoble duc Silas. Vivant des aventures haletantes, Violette et Christian réalisent la nature de Bordemarge : ils sont dans un film ou un roman d'aventures (l'auteur nous donne d'ailleurs en fin de roman les "bandes originales" auxquelles elle rend un magnifique hommage) or, comme nous, ils en connaissent les codes. C'est là où réside tout le talent de l'auteure : elle utilise tous ces codes pour mettre en place Bordemarge puis les déconstruit très finement les uns après les autres pour faire progresser le roman sur des pistes totalement inattendues alors que, justement, nous prenant au jeu et reconnaissant les clichés et les personnages, nous allions déjà nous lancer sur des sentiers battus et rebattus. Outre la satire de notre propre société, il y a des réflexions sur la nature du temps (avec de grands clins d'oeil à un certain Docteur...), sur celle du changement, que ce soit dans la construction psychologique de chacun et la possibilité de transformer son être (Angus et Peter nous éclairent de façon remarquable) ou dans une société figée. Et Emmanuelle Nuncq nous narre tout cela avec une verve et un humour qui nous entraînent dans une course-poursuite aussi folle que drôle !
 
Si j'osais - et pour moi c'est un compliment -, je dirais en conclusion que "Bordemarge" est au genre de cape et d'épée ce qu'est "Galaxy Quest" à l'univers de "Star Trek" : un hommage respectueux et une mise en boîte très fine, mêlant ironie, culture et affection, une réussite totale ! A découvrir de toute urgence.
 
 
 
Métaphysique du vampire de Jeanne-A Debats
 
Je fais partie des lecteurs qui suivent et apprécient Jeanne-A Debats depuis l'éblouissement de "La Vieille Anglaise et le continent" (ressorti très récemment chez Folio SF) et qui l'avaient donc catalogué "écrivain de SF". Avec "Métaphysique du vampire" (Editions Ad Astra), Jeanne-A prend plaisir à brouiller les cartes, ce qu'elle avait déjà commencé avec deux nouvelles précédentes qui mêlaient vampires et SF (en particulier dans "Gilles au bûcher") : maintenant elle nous donne un pur roman vampirique. Et quel roman ! Ecrit à la première personne du singulier, nous entrons dans la tête de Navarre, vampire âgé de cinq cents ans, qui a résolu une partie de ses problèmes en entrant au service d'un département plus que discret du Vatican, pour le compte duquel il effectue des missions très spéciales. Celle qu'il effectue au début de ce livre est une mission de récupération d'un criminel de guerre nazi particulièrement répugnant, exfiltré au Brésil quelques années auparavant - nous sommes à la toute fin des années 60 - pour le compte du MOSSAD qui a sous-traité à l'Eglise... Navarre va accomplir sa mission tout en allant de surprise en surprise : c'est l'occasion pour l'auteur de mêler à l'intrigue tout ce que nous aimons - Ahnenerbe et savants fous nazis, inquisiteurs ignobles et fourbes, prêtres éclairés et humains, dieux vaudous car nous sommes au Brésil, vampires et braves gens du peuple, toute une palette de personnages dont Jeanne-A Debats sait fort bien tirer parti, tout en ménageant suspense et rebondissements dans l'action. Mais c'est aussi, d'où le titre, une réflexion profonde sur la nature de ce qu'est le "monstre", vu au travers des yeux et de l'expérience d'un "monstre" face aux autres : Navarre, sous des dehors "rugueux", est un esprit fin et intelligent, qui sait se poser de bonnes questions et y apporter des réponses pleines de philosophie et de pragmatisme tout en se révélant un homme de devoir - et peut-être quelque part avec un fonds de tendresse enfoui très loin sous la carapace épaisse nécessaire à sa survie. Ecrit dans un ton plus proche d'Audiard que de Nietzsche, parfois très cru et plein d'un bon sens que l'on pourrait qualifier de populaire, ce court roman est une grande réussite que j'ai lu en une soirée que je n'ai pas vu passer.
 
 
 
Sauvage - Les Voyages de Jack London de Christopher Golden et Tim Lebbon
 
Comme la plupart d'entre nous, je suppose, j'ai rêvé des immensités glacées du Grand Nord avec les romans d'aventures passionnants de Jack London dans leur édition "Bibliothèque verte". Grâce à Christopher Golden et Tim Lebbon, Jack London, à travers des épisodes de sa propre vie, devient le héros d'aventures qu'il aurait dû vivre - encore plus fantastiques que les vraies - dans "Sauvage", premier tome d'une trilogie intitulée "Les Voyages de Jack London" (le titre français me semble être un hommage manifeste à Jonathan Swift et ses "Voyages de Gulliver"), sorti récemment chez Castelmore.
Ce premier volume reprend un épisode de la vie réelle de London, sa vie de chercheur d'or lors de la ruée vers l'or du Klondike, en Alaska, mais dans un monde très légèrement uchronique puisqu'elle a lieu quelques années avant la nôtre. Nous allons le suivre dans sa quête du filon qui le rendra riche, espoir partagé par des milliers d'autres pauvres hères, sa mise en esclavage par des brutes sans scrupules et la manière dont il leur échappera. C'est là toute la beauté de ce roman, à partir d'un fait que j'ignorais - la mère de Jack London était médium -, les auteurs le transforment en un garçon rebelle, refusant de croire au don de sa mère, et découvrant petit à petit sa vraie nature : celle d'un homme habité par un puissant esprit-totem, un loup en l'occurrence, le roman se bâtissant sur les liens entre les esprits de la nature, les lieux qu'ils habitent et les hommes qui peuvent les percevoir. Reprenant une autre idée force, celle selon laquelle la puissance des esprits dépend de celle de leurs adorateurs, ils utilisent avec bonheur un autre fait bien oublié de nos jours, à savoir que l'Alaska appartint d'abord à l'Empire russe, avant d'être vendue aux Américains. London rencontrera ainsi un esprit traditionnel russe, Leshii, "un seigneur de la forêt ancestral... arrivé ici dans le coeur et l'esprit des explorateurs russes" (p. 204) et sa fille, tous deux restés sur place et s'affaiblissant lentement. Il rencontrera aussi le "wendigo", cet esprit terrifiant des Indiens. Voilà donc un superbe roman d'aventures fantastiques, un roman que l'on peut qualifier d'initiation chamanique, le périple de London dans le Klondike étant au plan terrestre le miroir de ce qu'est son voyage spirituel dans le pays des esprits, ses blessures corporelles étant la traduction physique du traditionnel démembrement et reconstitution du corps du chaman par les esprits. Ce livre marie pour notre plus grand plaisir les traditions des Indiens du Nord Pacifique et des tribus sibériennes, qui partagent un fonds commun de croyances et de pratiques magiques.
 
La complexité de la personnalité de Jack London et son évolution sont fort bien rendues, de même que les péripéties de la vie difficile des chercheurs d'or dans un environnement particulièrement dur, que ce soit dans les villes champignons du Yukon ou en pleine nature. Un très beau roman que je n'ai pu reposer, qui nous fait attendre avec impatience le tome suivant qui est un roman d'aventures maritimes et de pirates.
 
 
 
Magie brute de Larry Correia
 
L' "urban fantasy" est l'un de ces sous-genres des littératures de l'imaginaire en plein développement et parmi les plus créatifs, me semble-t-il, ces dernières années. Le roman de Larry Correia, "Magie brute", le premier des "Chroniques du Grimnoir" (L'Atalante), en est un parfait exemple.
En 475 pages denses, pleines d'humour et d'action, l'auteur nous introduit dans une Terre uchronique où le point de divergence a été l'apparition d'individus doués de pouvoirs magiques à partir du milieu du 19e siècle, environ quatre-vingts ans avant les événements qui nous sont relatés. Cette attribution, au hasard de la loterie génétique, de pouvoirs tous différents les uns des autres en puissance et en utilité a bouleversé l'ordre des choses et l'histoire humaine : en 1930 le monde est à la fois très proche du nôtre - en pleine crise économique suite au krach de Wall Street, on roule en Ford T, on va au cinéma - et complètement différent - on se déplace en dirigeables géants sans risque grâce aux "torches", humains dont le pouvoir est de contrôler le feu, les fermiers portugais ont colonisé la Californie et Hitler a été exécuté en 1929 - pour citer quelques exemples. A travers les vies de plusieurs personnages qui vont se rencontrer et interagir au fil des pages, et plus particulièrement celle de Jake Sullivan, héros de la Grande Guerre, criminel en liberté surveillée et détective privé, "brute" capable de contrôler la gravité et la densité donc quasi invulnérable, et celle de Faye, jeune Okie recueillie par un vieux fermier portugais qui a reconnu en elle une "voyageuse" (humaine ayant le don de se télétransporter), Correia trace avec force petits détails un monde d'une complexité remarquable où s'affrontent les forces du Mal, représentées par l'Imperium (en fait la Sphère de coprospérité asiatique dominée par le Japon, un Japon qui finit de conquérir l'Asie et de mettre au pas la Chine après avoir écrasél'Empire russe lors de la guerre de 1905 qui, ici ,a duré jusqu'en 1908) et le surhomme qui est Président du Conseil de l'Empereur, le baron Tokugawa (qui a vu le commodore Perry forcer le Japon à s'ouvrir), et les forces du Bien, représentées elles par le Grimnoir, organisation aussi mystérieuse qu'internationale, dont les valeureux Chevaliers luttent sans relâche pour la liberté et la démocratie, champions de la probité et de l'honnêteté. Mais est-ce vraiment le cas ? Pourquoi le général Pershing s'est-il opposé aux hiérarques européens du Grimnoir ? Et a-t-il eu raison de vouloir détruire l'arme ultime inventée par Nikola Tesla, cet "engrenage" de génie, autrement dit un humain surdoué en matière d'ingénierie ? Quelle est la nature de la magie, d'où vient ce pouvoir apparu si mystérieusement et pour quelle raison ? Le Président ne répond-il pas, en fait, aux vrais besoins de l'humanité face au futur qui l'attend en utilisant les "actifs", ces humains détenteurs de pouvoirs, et en les développant au maximum de leurs possibilités ? Et quel but poursuit le "cheval pâle" (référence au "Livre des Révélations" de la Bible mais aussi au titre de l'un des livres fondateurs  du conspirationnisme américain, celui de Milton William Cooper) , cet homme capable d'infecter n'importe qui avec de terribles maladies, en manipulant Cornelius Gould Stuyvesant, l'homme le plus riche du monde et le plus grand constructeur de dirigeables  ?
Toutes ces questions, et bien d'autres, comme survivre à la prochaine attaque des Gardes de fer, ces surhommes rendus surpuissants par la gravure au fer de "kanjis" (formules magiques) divers dans leur chair, ou contrôler et développer son pouvoir, sont au centre des préoccupations de Jake et de Faye, qui vont faire équipe avec des membres du Grimnoir pour essayer d'empêcher le Président de dominer le monde grâce au géo-tel, l'arme de Tesla utilisée une fois lors de la dévastation de la Tougounska en 1908. Et voici l'une des très grandes forces de l'auteur et de son roman : utiliser des événements et des personnages  réels en les modifiant légérement grâce à la magie  La Tougounska en est un exemple, mais cela va aussi de l'extrait d'une interview de "Babe" Ruth, le grand joueur de base-ball, soutenant que l'utilisation de son pouvoir pour jouer est parfaitement naturel, à la transformation de la tristement célèbre unité 731 de Mandchourie en unité d'expérimentation sur les pouvoirs magiques avec encore plus d'horreurs à son actif,  en passant par les souvenirs du capitaine du "Titanic" lors des festivités pour le 5ème anniversaire de la croisière inaugurale. Correia a manifestement fait beaucoup de recherches car si il n'hésite pas à mettre en scène Shiro Ishii, ici chef des "engrenages" de l'unité 731, un personnage connu, il peut aussi se livrer à des clins d'oeil beaucoup plus confidentiels : Faye parle par exemple du gros livre d'un certain Dr. Fort sur la "téléportation". Or combien de lecteurs feront le rapport avec Charles Hoyt Fort, patron des "fortéens" du monde entier qui, dans "Wild Talents" (paru en 1932), inventait le mot et imaginait des bataillons télékinétiques et des guerres menés avec des pouvoirs parapsychologiques ?
Correia est aussi très fort pour décrire cet univers étrange où, grâce à la magie, sont possibles des engins de rêve : on n'oubliera pas de si tôt sa description du "Tokugawa", le dirigeable amiral géant commandé par le Président, merveille de technologie, de magie et d'artisant traditionnel japonais ! Ni d'ailleurs sa description de Berlin, la ville détruite où ont été confinés les zombies de l'armée du Kaiser après la défaite !  
 
Comme je l'ai dit auparavant, "Magie brute" est un roman dense, foisonnant, inclassable : mélange de pure SF et de fantastique sans limites, polar uchronique et chronique d'une guerre secrète, mélange de pulps de superhéros et de "detective novels", de guerre et d'aventures, d'espionnage et de science, c'est un condensé du meilleur de la littérature populaire, au sens noble du terme, et de la créativité et l'inventivité contemporaines. Le résultat est détonnant, étonnant et totalement réussi !
 
 
Jean-Luc Rivera

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