
"Le royaume suspendu" est une nouvelle série de BD de Hepken au scénario et Michaël Ribaltchenko au dessin, dont le premier tome "Le Nexus élémentaire" est sorti chez Akileos. Il s'agit d'une uchronie car, en 1779, les eaux ont recouvert toutes les terres et les survivants vivent dans de gigantesques îles volantes qui forment le "Royaume suspendu", royaume aux inégalités sociales aussi prononcées que celles de l'Angleterre victorienne, l'action se déroulant d'ailleurs en mars 1887. Bien évidemment la menace la plus importante pour de telles villes aériennes est celle des tempêtes colossales qui parcourent l'Océan unique et sont signalées grâce à des stations d'observation flottantes ; or le professeur Ivanienko, brave vieillard aux cheveux blancs en bataille et savant de génie, vient de mettre au point l'arme ultime contre les ouragans, le "Nexus élémentaire". Il est donc enlevé par la Pègre, une organisation redoutable qui règne sur les bas-fonds ou basses-parcelles, car il constitue ainsi le meilleur moyen de pression sur le Conseil du Royaume. Ethan, le jeune assistant du professeur, chercheur qui met au point des sérums variés aux effets tout aussi divers que parfois imprévus, va se lancer à la recherche de son vieux maître, avec l'agent Lambert, policière de choc. Réussiront-ils avant que la "Mère des tempêtes" ne frappe le Royaume ? Vous le saurez en lisant ce volume très réussi, où rien ne manque au scénario pour nous réjouir : un monde bien décrit et séduisant avec cet océan planétaire et ces parcelles suspendues au design steampunk, suspense de l'enquête policière, personnages sortis du meilleur de la littérature populaire - politiciens véreux ou idéalistes, savants plus ou moins fous, malandrins divers, policière d'élite -, action sans faille. Le tout est fort bien servi par un dessin très agréable, que ce soit les îles des airs et leurs architectures très Art Nouveau ou les engins volants superbes, ou encore les scènes d'action et de combat. J'ai été séduit par ce volume dont je découvrais les auteurs pour la première fois, une belle réussite qui donne envie de lire très vite le tome deux.

Il m'arrive, beaucoup trop rarement, d'avoir l'impression de tenir entre les mains un livre parfait : avec "Steampunk, de vapeur et d'acier", illustrations de Didier Graffet et textes de Xavier Mauméjean (Editions Le Pré aux Clercs), c'est le cas ! Voilà un livre qui est une merveille au niveau illustrations : Didier Graffet, que l'on ne présente plus, nous livre une sélection de ses toiles steampunk - des vaisseaux volants et des armures baroques, des bâtiments et des cités aux architectures de rêves, beaucoup de cuivre, de verre, de vapeur, des flèches et des rouages à foison - et de quelques uns de ses dessins et études, c'est tout simplement somptueux et fait rêver le lecteur de pouvoir accrocher l'une de ses toiles, n'importe laquelle, à son mur... La qualité de l'impression et de la reproduction sont impeccables. De plus Didier Graffet a trouvé en Xavier Mauméjean son Jean Ray puisque celui-ci, avec son talent d'écrivain, sa culture et son humour, a écrit des textes à partir de ce que lui évoquait les tableaux choisis. Le résultat nous donne, par petites touches successives, une histoire alternative où, par exemple, le lieutenant de Saint-Avit utilise une "Taupus mechanica" dans le Sahara (pp 22-23) alors que la croisière du "Titanic" connaît une autre destinée (pp 34-35) de même que l'appel de John Cleeve Symes en 1818 à explorer la Terre creuse (pp 108-109)... Et j'avoue que j'ai été particulièrement séduit par la visite des villes ("Bienvenue à Paris-Monde" pp 74-77, "Chicago 1929" pp 78-79 et surtout "In Times New York" pp 92-95 où, en deux tableaux magnifiques et un texte magistral dans sa sobriété, nous découvrons l'évolution de la ville et de son architecture) ainsi que par l'humour noir de "L'arrivée du train en Gare de l'Ouest" (pp 104-105). J'ajouterai que vous n'avez même pas vraiment besoin de casser votre tirelire pour acheter ce petit chef d'oeuvre car son prix - 29 € - est extrêmement peu élevé par rapport à la qualité du livre donc inutile de se priver !

Les Editions Actes Sud viennent de lancer une nouvelle collection intitulée "Exofictions" dont le premier volume est "Silo" de Hugh Howey, roman dont la particularité a été de paraître d'abord sous forme électronique, mis en ligne directement par son auteur, avec un succès de ventes tel qu'il a alors attiré l'attention des éditeurs traditionnels. Je dois dire que le succès de ce roman post-catastrophe mondiale est tout à fait mérité : le monde se réduit à un silo enterré gigantesque, 144 étages où vivent quelques milliers de personnes, sous la direction d'un maire et d'un shérif et la surveillance du département d'infotechnologie (le DIT) qui contrôle les ordinateurs. Un silo dont l'histoire a été effacée lors de l'insurrection quelques générations auparavant et dont le seul lien avec le monde extérieur consiste en des caméras poussiéreuses montrant toujours les mêmes images de ruines et de désolation dans une atmosphère toxique. Les infractions graves à la loi - comme poser des questions dérangeantes pour l'ordre établi - sont punies par le bannissement à l'extérieur, condamnation à une mort certaine malgré la combinaison étanche fournie mais qui permet le nettoyage des objectifs, dernière tâche demandée aux condamnés. Suite au bannissement du shérif Holston - qui constitue la première partie du roman, il fallait oser faire disparaître un personnage important et sympathique dès le début ! -, Juliette dite Jules, mécanicienne émérite d'une remarquable intelligence, qui maintient la centrale électrique tout au fond du silo, va être nommée shérif car elle est considérée par le maire et par l'adjoint du shérif précédent comme le meilleur candidat, et ce malgré l'opposition du DIT. Cette montée à la fois physique - son bureau est au premier étage - et sociale - de technicienne méprisée elle devient l'un des premiers personnages du silo - va lui faire se poser des questions, que ce soit sur les raisons du bannissement de Holston ou de sa femme avant lui ou sur certaines incohérences dans l'explication de morts et de suicides... A partir de là elle va décider de réparer le corps social comme elle réparerait une machine mais cela ne fonctionne pas de la même façon et elle va se mettre à déranger sérieusement le patron du DIT et ses propres buts qui ne semblent pas être forcément ceux de l'intérêt général. Je ne vous en dirais pas plus pour ne pas spoiler mais petit à petit, avec Juliette et avec son ami Lukas - le garçon qui essaye de voir les étoiles la nuit sur les écrans -, nous découvrirons une partie de la vérité et de ce qui est arrivé à la Terre ainsi que la manière dont certains ont pu survivre à l'apocalyse.
Le roman est superbement écrit, avec une montée en puissance bien maîtrisée qui le transforme, après un démarrage un peu lent à mon goût mais qui pose avec beaucoup de finesse les bases de toutes les actions et réactions à venir, en un "page turner" à la mécanique parfaite. J'emploie ce mot à dessein car tout le roman est basé justement sur la mécanique, sur les dysfonctionnements avec l'usure de l'âge et les moyens de les réparer, en un parallèle constant entre les rouages du silo et ceux de la société qui y vit. Juliette, avec son esprit analytique redoutable et son besoin insatiable de comprendre comment tout fonctionne, a une vision parfaitement mécaniste - à la Henry Ford - de l'organisation sociale et est persuadée qu'elle peut la réparer comme une machine, sans réaliser - Hugh Howey est très fort dans son écriture - qu'elle est elle-même le grain de sable qui va gripper de manière irréparable les rouages qu'elle veut fixer. Avec elle nous allons la suivre dans les étages du silo, nous poser les mêmes questions fondamentales : qu'y a-t-il dehors au-delà de l'horizon des caméras ? comment est-ce arrivé ? comment aider la population du silo ? pourquoi chaque banni a-t-il toujours effectué le nettoyage alors que certains annonçaient qu'ils refusaient de le faire avant de sortir ? pourquoi le DIT exerce-t-il ces pressions et ces contrôles ? Et nous nous passionnons pour ces personnages qui vivent une sorte de tragédie grecque, où les actes et leurs conséquences s'enchaînent de manière inéluctable, comme avec le shérif Holston, Juliette ou Lukas, mais aussi le maire Jahns, le shérif adjoint Marnes, le chef mécanicien Knox ou Bertrand le directeur du DIT. Le roman est parfois très sombre, comme l'intérieur du silo, avec des descriptions souvent saisissantes - comme celles de l'extérieur ou de la manière dont vit cette société en circuit fermé, avec son économie et ses règles - et se termine sur des débuts de réponses, tous plus intrigants les uns que les autres. Fort heureusement le tome 2 est en cours de traduction et nous ne devrions pas avoir à attendre trop longtemps pour une suite qui devrait être aussi passionnante à découvrir que ce premier volume.

Je fais partie des fans de cette littérature parfois un peu décriée (de manière amusante, le plus souvent les arguments utilisés par les amateurs de littératures de l'imaginaire sont ceux qui les font tant fulminer lorsqu'ils sont appliqués à la SF ou à la fantasy) qu'est la bit-lit, j'ai d'ailleurs eu l'occasion de partager avec vous certains de mes enthousiasmes. Avec "Bloodshot", premier volume des "Dossiers Cheshire Red", de Cherie Priest (que nous connaissions déjà pour son intéressante série steampunk "Le siècle mécanique" dont je vous reparlerai), sorti dans la collection "Crimson" chez Panini Books, j'ai découvert ce que je qualifierai de premier thriller de bit-lit et c'est tout à fait intéressant. Raylene Pendle (a.k.a. Cheshire Red dans un certain cercle très fermé, amateur de Lewis Carroll et d'informations très confidentielles) est une voleuse à la commande de très haut vol, vampire de surcroît ce qui est un atout dans son métier. Elle reçoit une commande d'un autre vampire alors qu'elle évite soigneusement ses semblables, gage de sécurité et de longévité... Mais Ian, outre qu'il est quasiment aveugle (ce qui est normalement impossible pour un vampire), est aussi très beau, très distingué et richissime. Donc Raylene acceptera la mission très particulière dont il la charge : récupérer des comptes-rendus d'expériences et des dossiers militaires dans une base supposée désaffectée car il a été enlevé et soumis à des batteries de tests et d'expérimentations médicales portant sur ses facultés vampiriques. A partir de là, Cherie Priest nous livre un thriller parfait où ne manque aucun des éléments que nous aimons : hommes en noir et tueurs, bases militaires secrètes et projets noirs tout aussi occultes, hackers géniaux et enfants des rues recueillis, soldats perdus et vénaux, bonnes soeurs de choc et travestis ex-marines, savants dévoyés et milliardaires complotistes, paranoïa permanente et justifiée !
Le tout étant écrit à la première personne par Raylene, avec beaucoup d'humour, voilà qui nous donne un roman amenant une atmosphère et un souffle différents à la bit-lit et au thriller.

Je fais partie de ces amateurs de SF qui découvrirent le voyage temporel avec H.G. Wells et Poul Anderson et qui, depuis, sont des lecteurs avides de ce genre de romans. J'ai été comblé avec "La rivière du temps" de Bee Ridgway (Calmann-Lévy / Orbit) qui aborde le sujet avec une grand originalité, aussi bien au niveau idées qu'écriture.
Tout d'abord le voyage temporel s'effectue sans une technologie sophistiquée comme celle des Daneeliens : il s'agit d'un don apparemment obtenu par la grâce de la loterie génétique, qui se manifeste le plus souvent la première fois dans des circonstances dramatiques, comme échapper à une mort imminente. C'est ce qui se passe pour Lord Nicholas Falcott, officier anglais qui, au moment se faire sabrer par un cavalier français lors d'une bataille en Espagne en 1812, se retrouve projeté en 2013 ! Il y est accueilli par un vieux boucher franc, membre de la Guilde, organisation qui recueille les voyageurs temporels involontaires et les aide à s'adapter à leur nouvel environnement et à surmonter les traumatismes psychologiques que cela implique, le plus important étant que le voyage ne peut se faire qu'à sens unique, du passé vers le futur, car la rivière du temps ne coule que dans un sens. Falcott va se fondre dans notre société, devenant "gentleman farmer" dans le Vermont, aidé en cela par la généreuse dotation financière que remet la Guilde à chacun. Comme la plupart des voyageurs, il soutiendra sans se poser de questions la Guilde contre l'organisation rivale de l'Ofan dont les buts paraissent à la fois nébuleux et hégémonistes, ils voudraient modifier l'histoire à leur profit. Mais il va se retrouver aux prises avec un étrange personnage, M. Hebl, qui poursuit un bébé non identifié et qui, surtout, a l'incroyable pouvoir de contrôler les émotions des personnes en face de lui. Et il va devoir surmonter un choc encore plus grand : non seulement le retour en arrière est possible mais de plus il va lui falloir retourner en 1815 pour servir la Guilde dans cette guerre temporelle à venir.
L'originalité de ce livre est de prendre à contre-pied tous les codes habituels des romans traditionnels de voyage temporel car Bee Ridgway met en avant l'aspect psychologique : ses personnages principaux, que ce soit Nicholas Falcott ou Julia Percy, jeune fille noble et pauvre recueillie par son grand-père fantasque et original, sa voisine dont il se languit, doivent découvrir leur don, apprendre à l'utiliser mais aussi à vivre avec et avec toutes les possibilités que cela ouvre, y compris les plus douloureuses. Et, dans le cas de Nicholas Falcott, l'auteur prend un compte un aspect souvent négligé qui est comment un personnage peut-il se réadapter à son époque originelle - par exemple la place des femmes dans cette Angleterre de la Régence ou la misère et l'oppression du peuple, sans parler des toilettes ! - après avoir goûté à la nôtre.
De plus l'action est passionnante car petit à petit nous découvrirons ce que sont la Guilde et l'Ofan à travers des intrigues qui s'entrecroisent tant géographiquement que temporellement, où chaque personnage poursuit ses propres buts tout en paraissant agir pour le bien commun, sans parler de l'énigme que constitue l'impossibilité (mais est-ce vrai ?) de dépasser une certaine date dans le futur. Et tous ces personnages sont fort bien campés, à la fois ouverts et énigmatiques : je me suis retrouvé fasciné par Julia, par Alice Gacoki, l'Echevin kikuyu de la Guilde au début du XXIe siècle, et par son mari, le vieux comte russe Arkady Lebedev, dont la grivoiserie masque mal la douleur causée par la tragédie de la perte dans le futur de sa fille Essendira, et par cette magnifique courtisane suprêmement intelligente qu'est Alva Blomgren.
Voilà un bien beau roman qui se lit d'une traite !

Il y a deux ans, je vous avais parlé de "Mr. Shivers", de Robert Jackson Bennett qui venait de sortir chez Eclipse, maison d'éditions reprise depuis par Panini qui ressort maintenant sous ce label les titres précédents. Je viens de le relire et je ne trouve rien à changer à mon appréciation précédente.
Avec ce roman, nous découvrons l'univers impitoyable des miséreux de la Grande Dépression aux États-Unis, ces fermiers et ouvriers qui ont migré par centaines de milliers, fuyant la crise économique aggravée par une sécheresse qui ravagea tout le centre du pays, créant ce que l'on appela le "Dust Bowl", que nous connaissons principalement à travers "Les raisins de la colère". C'est l'un des grands intérêts de ce roman fantastique que de nous plonger dans le milieu des hobos, ces vagabonds qui se déplaçaient à leurs risques et périls en montant dans les trains de marchandises et qui utilisaient des signes gravés ou dessinés pour se transmettre des informations, signes utilisés d'ailleurs en tête de chaque chapitre. Avec Connelly, qui a perdu sa petite fille, assassinée dans des conditions atroces, nous partons sur les routes et les voies ferrées à la recherche de l'assassin, cet homme gris mystérieux, au visage couturé de cicatrices invraisemblables, qui laisse une série de crimes horribles dans son sillage. L'auteur nous entraîne ainsi dans une poursuite hallucinante à travers les états les plus pauvres du pays, avec d'autres victimes de ces crimes qui se joignent à la mission de Connelly. Cela permet à Robert Jackson Bennett de réutiliser certaines des traditions folkloriques et des mythes de l'Amérique rurale profonde de manière fort heureuse et habile, nous plongeant dans le versant sombre de ce grand pays, loin de l'image de la technologie triomphante. Qui est l'homme gris ? Pourquoi craint-il Connelly ? Pourquoi ces crimes ? Que sont le Bien et le Mal, où trace-t-on la frontière, s'il y en a une ? Le livre répond à ces questions, est fort bien écrit, avec une narration pleine de puissance. Certaines scènes - comme celle avec le shériff ou dans la ville épargnée par la sécheresse - resteront longtemps dans mon esprit. Je n'ai qu'un seul regret, une fin que j'ai trouvé trop prévisible, mais cela n'ôte rien au plaisir de lire ce roman différent du fantastique habituel.
Everness de Ian McDonald, Gallimard Jeunesse

Comme, je pense, beaucoup d'entre vous, je connaissais et appréciais Ian McDonald pour ses superbes romans de SF adulte. Il vient de se livrer à un essai en jeunesse, essai parfaitement réussi car on y retrouve sa créativité et son sens du détail : "Everness, L'odyssée des mondes" (Gallimard Jeunesse) est de ces romans où le lecteur se laisse prendre immédiatement et ne peut plus reposer le livre jusqu'à ce qu'il l'ait terminé. McDonald nous emmène dans le Londres d'aujourd'hui, multiculturel et multiracial mais restant toujours "so british", où vit son héros, Everett Singh, parfaitement représentatif de cette pluriculturalité, car il est pakistano-anglais. Il habite avec sa mère et sa petite soeur car ses parents sont séparés, et son père, un physicien célèbre, est enlevé sous ses yeux alors qu'ils allaient écouter une conférence. Or, peu après, Everett, qui est lui-même un petit génie et un excellent cuisinier - la nourriture mexicaine en particulier et les épices en général... -, va recevoir un mail de son père avec un document qui est la raison de son enlèvement et la clé de sa découverte : la carte des portes vers d'autres Terres, dans des dimensions parallèles à l'infini, ce qu'il appelle l'"Infidubulum", qui donne à celui qui le détient et peut le comprendre l'accès à toutes les portes dites de Heisenberg, la clé du multivers. Everett découvrira que les Britanniques ont un projet secret et sont déjà en contact avec d'autres Terres, une dizaine, dont des envoyés vont le contacter. Il va ainsi,partir à la recherche de son père, avec son ordinateur portable et l'Infidubulum chargé dedans, passant d'une Terre à une autre. C'est l'occasion pour Ian McDonald de donner libre cours à son originalité et de décrire des Terres où l'évolution a été différente, dont une superbe Terre E3 steampunk - un monde qui n'a jamais connu le pétrole, "Un monde rétrofuturiste. Cool !" s'exclame d'ailleurs comme nous Everett (p. 115) -, avec un Londres survolé par d'innombrables dirigeables, là d'où vient la magnifique et dangereuse Charlotte Villiers, maîtresse espionne. Dans sa quête pour retrouver son père, victime d'un complot inter-mondes, il va y rencontrer Sen, une fille casse-cou, pilote du dirigeable dont sa mère est le capitaine et qui commerce aussi bien avec les Ottomans qu'avec les Confédérés ou l'Empire allemand.
Plein de rebondissements et de descriptions superbes (dont un combat de dirigeables remarquable), Ian McDonald, avec un grand talent de vulgarisation, sait expliquer des concepts scientifiques parfois complexes avec des mots et des exemples simples, se mettant ainsi à la portée de ses lecteurs et leur permettant de pleinement apprécier l'intrigue et l'action qui s'appuient sur ceux-ci. Avec, de plus, ses remarques sur le choc des civilisations et l'acceptation des différence (et ses éloges de la gastronomie !), le roman donne une belle leçon de tolérance et sera lu avec autant de plaisir par les jeunes et les moins jeunes. Cerise sur le gâteau, - mais j'ai un faible pour les ballons... -, je trouve très belle la couverture de Benjamin Carré avec ce dirigeable se découpant devant Big Ben !
Il y a quelques mois (novembre 2012), je m'étais enthousiasmé - comme d'ailleurs les jurés du Grand Prix de l'Imaginaire qui lui ont donné le prix en 2013 - pour "Magies secrètes" de Hervé Jubert dans ce qui était alors la toute nouvelle collection Pandore : les aventures de Georges Beauregard, ingénieur-mage du Ministère des Affaires étranges à Sequana, se poursuivent enfin avec la sortie du "Tournoi des ombres" (toujours chez Pandore au Pré aux Clercs). Ce volume va nous faire découvrir le rival séculaire d'outre-Détroit, nous emmenant à New London, capitale des Royaumes-Unis, où vont se rendre Obéron III et Titania pour l'inauguration du tunnel sous-marin reliant les deux royaumes. Georges Beauregard devra y collaborer avec John Dee (l'agent secret de la reine n° 007), le célébrissime psychomancien, afin d'assurer la sécurité des souverains, dans une ville où se sont réfugiés beaucoup d'exilés féériques fuyant la persécution du continent et où ils sont accueillis à bras ouverts et intégrés dans la société depuis que la reine Elisabeth leur a offert des postes. Résultat : nous découvrons une capitale d'une puissance et d'un orgueil insolents (douze millions d'humains, huit millions de Feys) où règne la vapeur grâce à l'aide technologique des Feys ! (ce qui constitue de la part de l'auteur un élégant renversement des idées traditionnelles) en attendant le règne de l'électricité et, peut-être un jour, celui de l'eau de roche, cette nouvelle substance... Dans cette mégalopole parcourue par des cabs à vapeur et des trains souterrains, surplombée par un vaisseau en construction gigantesque, envahie par un brouillard aussi impénétrable qu'étrange, Georges, malgré son albionophobie qui me l'a rendu encore plus sympathique, toujours accompagné de sa fidèle et indisciplinée assistante Jeanne, va devoir protéger ses souverains à la fois des menées assassines du Groupe de l'An II (un certain Barde en serait le chef...), du très performant espionnage albionais et ce tout en facilitant les intrigues politiques secrètes d'Obéron III et du czar qui, très finement, lui a envoyé la superbe espionne Barbe Korsakov. Il lui faudra en même temps résoudre les crimes mystérieux commis à grande échelle dans New London (on retrouve les gens morts et entourés d'un cocon !), découvrir qui les commandite (un très jeune amateur de sous-marin qui deviendra un jour célèbre tout en n'étant personne), subir les fanfaronnades de son ami Gustave Doré et les premiers émois amoureux de Jeanne, tout cela en évitant de se faire écraser par les cabs à vapeur fonçant dans le fog.
Hervé Jubert a réussi un autre excellent roman, impossible à reposer, plein d'humour et de clins d'oeil (la fée Clochette), mêlant allègrement tous les personnages des littératures populaires que nous aimons avec des figures du folklore traditionnel albionais et de l'occultisme (et ne manquant aucune anecdote en passant, cf par exemple la rencontre de Dee et de Nicolas Flamel, accompagné de Dame Pernelle, au fin fonds de l'Anatolie, obscure référence concernant la survie de l'alchimiste à une histoire rapportée par un voyageur italien au XVIIème siècle si mes souvenirs sont bons) et les transformant : une idée de génie que celle d'Edward Kelly, l'ancien assistant de John Dee, le médium qui parlait en langage énochien, devenu le commentateur vedette des émissions diffusées sur les miroirs noirs magiques présents dans tous les homes albionais (miroir magique historique qui existe toujours).
Un roman drôle et original d'urban fantasy historique qui se lit d'une traite !

J'avais découvert Vincent Villeminot avec son excellente trilogie "Instinct" (Nathan) qui était un thriller sur le thème des métamorphes. L'auteur nous livre maintenant le premier volume d'un autre thriller orienté jeunesse, "Réseau(x)" (toujours chez Nathan). Il s'agit là d'un roman d'anticipation à très court terme, peut-être deux ans, qui, comme son titre l'indique, se focalise sur les réseaux sociaux et leur utilisation. Le roman s'ouvre très fort, avec le récit d'un rêve - ou plutôt d'un cauchemar - de Sixtine, l'une des héroïnes du roman, qu'elle met en ligne sur DreamKatcherBook (DKB), le réseau en vogue sur lequel tout le monde peut lire votre page publique (les day fellows) mais aussi sur lequel on peut raconter ses rêves aux utilisateurs que l'on a autorisé (les night fellows). Or les rêves de Sixtine semblent être prémonitoires : elle avait rêvé la mort de ses parents, elle rêve maintenant de meurtres atroces... Que faire sinon aller trouver la police ? Et que va faire la police ? Heureusement elle a son meilleur ami au lycée, Théo, vidéaste de génie, mais dont elle ignore qu'il est aussi son admirateur secret sous pseudo sur DKB ; il a d'ailleurs d'autres secrets que nous découvrirons dont un frère particulièrement encombrant. Tout le roman est basé sur ce principe des facettes publiques et privées de chacun et de la manière dont on peut manipuler les informations diffusées sur les réseaux : c'est ce que fait Justine, adolescente révoltée dans une famille décomposée, qui a une relation houleuse avec son père, le commissaire alcoolique et accro à la nicotine Fanelli, et qui se sert de sa page pour lui donner des nouvelles, sachant qu'il lit celle-ci en cachette. Quant à la jeune commissaire Alice Kovacks, qui traque sur le net les manoeuvres du "Play It For Real", ces joueurs anarchistes qui organisent des jeux de guerre au paintball dans des villes européennes en mobilisant des milliers de jeunes, elle sera dès le début du roman la victime de ces photos que se retrouvent sur le net par malveillance, cette dissémination quasi "virale" contre laquelle il est impossible de lutter. Et Cèsar Diaz, l'homme qui se cache sous le pseudo de Nada#1, le "roi" des PIFR, se sert avec virtuosité de ces réseaux et des flash mobs qu'il peut mobiliser pour servir ses propres buts, lui qui est un génie et qui, comme beaucoup de génies, frôle la folie, ce qui en fait le personnage qui domine avec panache le roman.150
En 400 pages à l'écriture rapide comme celle des messages échangés et des décisions instantanées, l'action se déroulant en temps réel pour les différents protagonistes, comme cela est le cas sur le net où l'on n'a jamais le temps de réfléchir avant de réagir, l'auteur nous fait partager ce monde où il est devenu quasi impossible de faire la différence entre monde réel et monde virtuel tant les frontières sont devenues floues dans l'esprit de nos contemporains - cela donne d'ailleurs dans le livre une clé saisissante, fascinante et terrifiante de l'enquête de Fanelli -, où les réseaux sont à la fois un formidable instrument de développement personnel et d'échange d'informations et de partage d'intérêts communs mais où l'on peut avoir des milliers d'"amis" totalement inconnus et un tout aussi formidable instrument de désinformation et de manipulation des esprits et des idées (dont Cèsar est le maître absolu), le conspirationnisme qui se développe depuis quelques années en étant le meilleur exemple (d'autant plus qu'il y a de vrais complots et de vraies manoeuvres de couverture de bavures et d'influence des opinions). Vincent Villeminot nous livre un thriller passionnant, dont le rythme d'action et les intrigues croisées ne nous laissent guère le temps de souffler, un roman que les parent pourront emprunter à leurs enfants afin de le lire avec autant de plaisir et peut-être aussi pour découvrir les adolescents d'aujourd'hui et leur manière de vivre et de penser ce monde virtuo-réel.

Je vous avais déjà fait part (mars 2012 et février de cette année) du plaisir que j'avais à lire les tomes 1 et 2 de "Wunderwaffen", l'excellente BD uchronique scénarisée par Richard Nolane et dessinée par Maza : le tome 3, "Les Damnés du Reich", est sorti il y a peu de temps (toujours chez Soleil) et l'album est aussi réussi que les deux précédents. Dans ce monde où la guerre se poursuit en 1946 suite à l'échec du débarquement en Normandie et aux insuccès de l'armée rouge en URSS, les programmes allemands d'armes secrètes, les "Wunderwaffen", ont eu le temps d'être développés. Nous retrouvons encore une fois Walter Murnau, ce pilote d'exception anti-nazi à qui apparaît le führer dans des moments de grand péril personnel (!), ce qui ne peut qu'intriguer les savants de l'Ahnenerbe qui vont le soumettre à des expériences folles, mais qu'attendre d'autre de ces gens-là ? C'est justement la question que se pose les Alliés à propos des activités du Nouvel Auschwitz et à laquelle l'agent secret Jacques Bergier essaiera de répondre en se faisant parachuter en Pologne et capturer par les nazis afin d'être déporté à nouveau. La réponse est, bien entendu, aussi atroce que le destin qui l'attend. Et à la fin de l'album se posent de nouvelles questions : que fabriquent les nazis dans leur base de Nouvelle-Souabe, au coeur de l'Antarctique ? Réponse bientôt. Vous l'avez compris, le scénario de Nolane, qui utilise avec dextérité sa connaissance encyclopédique de tous les aspects de ce que l'on a appelé le "nazisme occulte", justement rendu célèbre par Bergier lui-même, fait un sans faute dans ce nouvel album. Quant au dessin de Maza, il est toujours aussi beau, avec un rendu des combats aériens entre avions qui n'ont volé que dans ces pages absolument magnifique. J'ajouterai qu'outre les pages de couverture intérieure au dessin saisissant, nous avons droit à un bonus "Himmler est-il le maître occulte du Reich ?", une conférence du Pr. Walter Meyer, dont la "retranscription" par Nolane ravira tous les amateurs. Vivement le tome 4 !
Jean-Luc Rivera